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CHAPITRE 1 : SORTIR DU COMMUN

III. « UNE PRISON N’EST PAS L’AUTRE » : ETAT DES LIEUX ET DES FORMES DU

III.1. B « Travailler sur le parallèle avec la vie dehors »

Si la structure de l’établissement, l’organisation des lieux de vie ainsi que le régime de détention sont décisifs et ont des conséquences directes sur la manière dont les personnes vivent leur incarcération ou travaillent dans de tels lieux, la politique de l’établissement (insufflée par le chef d’établissement) est également centrale. C’est en effet le « projet d’établissement » qui dicte les orientations du lieu en matière de prise en charge des personnes et précise les moyens (humains, structurels, organisationnels, etc.) et les objectifs concrets de l’établissement. D’après l’un des membres de la direction du CD de Bapaume, il est primordial, avant de mettre en place tout projet d’établissement, d’être dans « l’analyse ou

l'état des lieux initial qui permet de dégager les points forts ou les points vulnérabilités de la structure »163.

A partir de ce constat initial, un projet d’établissement a été mis en place pour un cycle de deux ans (qui touche à sa fin au moment de ma recherche en 2016) ; il est alors axé sur la prise en charge des personnes âgées :

« Le triptyque sport-travail-parloirs, qui est traditionnellement axé en détention... voilà on a une salle de muscu, un terrain de foot, des ateliers et des parloirs, chez nous fonctionne pas pour ce public-là » ; Et du coup nous on avait ouais plus de 40% du coup de seniors à Bapaume où finalement on leur proposait rien. Donc du coup à partir de ce constat on essaie de réfléchir sur des pistes de travail. »164

Ce projet d’établissement s’articule alors autour de quatre champs : « la mise en place

d’activités socio-culturelles adaptées »165 ; un travail au niveau de l’unité d’enseignement

« autour du maintien des fonctions cognitives par l'intervention et une convention avec un

162 ECD10. 163 ECD10.

164 Un membre de la direction au CD de Bapaume (ECD10). 165 ECD10.

« On a beaucoup de personnels, certains diraient et je suis le premier à le dire trop parfois. On a beaucoup de moyens parce qu'on est en gestion privée donc le contrat coûte assez cher pour...et le prestataire privé pour le coup nous le rend bien, on a un niveau de maintenance impeccable, un niveau de propreté je pense... (...) On a des structures qui restent assez neuves, pratiques, donc sur le plan architectural on n'a aucune difficulté. Sur le plan de la prise en charge on a un public relativement calme. On est sur une structure de population pénale relativement âgée comparée à l'extérieur. On est sur...une quarantaine d'années en moyenne pour les détenus, même si on a quand même des gros écarts entre des très jeunes et des très anciens avec certains chez nous qui ont 85 ans ou plus, du fait, et c'est ça aussi l'état des lieux qui doit être fait, d'une sur-proportion d'agresseurs sexuels à Bapaume. Donc c'est ce que j'expliquais un public du coup quand même réputé plus calme parce que inséré à l'extérieur au départ, parce que avec beaucoup de retraités dans les profils d'AICS, beaucoup de personnes qui finalement, à part l'acte criminel en lui-même, n'ont jamais été dans un parcours délinquant ou criminel. (...) Donc voilà on évite les écueils de la gestion d'urgence, c'est ça aussi l'intérêt pour moi ici. (...)Et puis on n'est quand même pas sur un public violent, on est sur quelque chose de beaucoup plus raisonné quoi. On n'est pas dans l'impulsivité chez ces gens-là on est quand même sur des gens qui ont des problématiques autres mais qui sont pas dans le rapport de force quotidien quoi. »

Un membre de la direction au CD de Bapaume (ECD10)

« La première fois ici qu'y a eu les portes ouvertes pour les cellules [il souffle] ça a été... c'était une

révolution quoi! Les surveillants on disait "mais où on va là?", on était... on était paumés! On connaissait pas les portes ouvertes! [Il rit]Le directeur de l'époque on a dit "ça y est c'est un illuminé quoi!" [Il rit] "C’est un fou!" [Il rit] Et maintenant on reviendrait pas aux portes fermées ici, les surveillants ne veulent pas revenir aux portes fermées! Voilà le paradoxe quoi. C'est que dès qu'y a des évolutions des fois c'est "oh là!" ça fait mal là et puis d'un seul coup au fil du temps on se rend compte bah que l'évolution... voilà quoi là on a une population pénale dans l'ensemble où les gars sont portes ouvertes, ils vont où ils veulent, sur le terrain, en activités... la bibliothèque... voilà quoi, au sport... Ils sont plus détendus... c'est moins conflictuel avec nous! (...) Je pense qu'à Bapaume on... Tout n'est pas parfait mais tout est loin d'être mauvais et on peut pas se plaindre non plus trop trop de... je vais pas dire de nos conditions de travail mais on peut pas trop se plaindre de... du relationnel qu'on a avec la population pénale! (...) Moi j'ai connu l'époque où parler à un détenu... fallait pas quoi! J'étais pas payé pour ça! Voilà quoi... Et puis du jour au lendemain on m'a dit "Bapaume ça sera portes ouvertes et faut communiquer avec la population pénale"... [Il souffle] Voilà vous asseyez vous dîtes "où je vais là?" Bah voilà quoi. Ça évolue sans arrêt quoi alors c'est pas toujours évident à encaisser, à digérer mais bon... Faut le faire, faut le digérer. »

EHPAD » avec qui le CD est en partenariat166 ; un volet relatif aux soins167; un projet « phare » et symbolique : la création d’un jardin-potager168.

Ce premier cycle de deux ans insufflé par la direction est arrivé à son terme en fin d’année 2016, la mise en place d’un nouveau projet d’établissement est alors centrée sur l’objectif de « travailler sur le parallèle avec la vie dehors »169.

Cette nouvelle politique passe alors par la refonte et la réorganisation du bâtiment C, qui comporte donc une partie en régime de détention « normale », autrement dit un régime en portes fermées si on le compare avec le régime majoritaire de l’établissement qui est dit « de responsabilité » (portes ouvertes). Cette nouvelle réflexion sur l’organisation de la vie en détention veut prendre pour modèle les « modules respects » développés dans les prisons espagnoles depuis 2001 (módulos de respeto). Afin de comprendre la complexité de mise en place d’un tel régime « de respect » en France, il faut revenir sur l’organisation des prisons en Espagne et les principes des « módulos de respeto ».

166 ECD10.

167 « au parcours thérapeutique pour des personnes âgées, donc avec l'unité sanitaire (...) en essayant de mettre en place des formations autour de la gériatrie pour ses équipes (...), une équipe mobile de gériatrie qui permettrait de faire des évaluations en cellule sur l'autonomie des personnes pour pouvoir ensuite juger si elles sont aptes à occuper un logement autonome ou si il faut une place en structure » (ECD10). Ce champ d’action

n’a finalement pas été mis en place, d’après ce qu’explique un autre membre de la direction quelque mois après cet entretien, évoquant un manque d’engagement de la part de l’unité sanitaire.

168 « le dernier point c'était d'avoir finalement un...pas un projet phare mais quelque chose de symbolique qu'on voulait au centre de la détention et du coup c'est là qu'on a créé le jardin pour les...les personnes âgées qui finalement, au-delà du simple jardin, entretien, maraîchage floral ou autre, permettait surtout, et c'est d'où le symbole, de réunir les personnes. On est sur un espace communautaire où du coup les personnes se retrouvent »

(ECD10).

169 ECD10.

« La personne détenue restera toujours le principal acteur. Et nous...et moi c'est vraiment ce que je leur demande aux services, c'est de pas...c'est de pas assister la personne. Parce que plus on va l'assister en interne, plus dehors elle va péter un plomb. Si on est déjà très très très dans l'infantilisation des personnes détenues, par notre organisation hein pour le coup, ils ont des repas à telle heure, on leur dit "tu vas aller en promenade", "tu vas aller au médical", on les emmène, on leur apporte tout sur un plateau au sens propre hein. Et du coup pour certains c'est super compliqué de se retrouver dehors avec son logement, son budget à gérer, ses traites ou ses dettes à payer...euh...je sais pas gérer un emploi du temps... Ici voilà le détenu il oublie de se réveiller le surveillant il vient le chercher il vient le lever du lit! Donc quelqu'un qui est dehors... Ici on est quand même beaucoup sur le type il vient pas travailler bon c'est pas grave il reviendra demain quoi. Il fait ça dehors il perd son boulot! Donc... C'est pour ça que nous, et là ça va plutôt être le deuxième cycle là de deux ans que je vous disais tout à l'heure, on va vraiment travailler sur...sur le parallèle avec la vie dehors. Mais du coup alors tant sur les...la partie bénéfique, c'est-à-dire pour moi que le type il ait parfois des avantages liés à la vie extérieure ça peut choquer les agents mais...comme la mixité l'objectif premier pour moi de la mixité c'est pas de dire "c'est tout beau on crée des couples", c'est de dire que la vraie vie pour lui dehors ça va être de croiser des femmes hein! Donc autant qu'on le mette en situation en interne pour voir sa réaction, et du coup soit pour faire savoir aux autorités que non non il faut pas qu'il côtoie de femmes, ou alors pour que...je sais pas il se réhabitue à la présence féminine quoi! C'est... Moi j'ai toujours trouvé ça... Et d'ailleurs en faisant des recherches...c'est marrant... Au moment de la Révolution et même au début du XIXème dans les prisons les hommes, les femmes et les enfants étaient mélangés. Je trouve ça génial hein! Alors après ils étaient la nuit mis dans des quartiers distincts mais ils étaient tous mélangés. Nous on a un système qui à mon avis marche sur la tête hein! Dire que l'intérêt pour le détenu et du coup pour la société c'est qu'il soit fermé 23h sur 24 je suis pas persuadé que ce soit la pertinence mais...»