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PARTIE 1 : Entrer dans le théâtre carcéral

II. LES DISPOSITIFS EN PRISON : CLEF DE VOUTE DU THEATRE CARCERAL

Comme au théâtre, le dispositif est central en prison. Au regard de la définition donnée précédemment, la prison est un dispositif institutionnel contraignant. Pour être plus précise, elle est une accumulation et un entremêlement de plusieurs dispositifs répondant à une seule et même matrice.

Le terme de prison désigne à la fois le lieu d'établissement d'une peine et la peine en elle-même. En effet, si la prison est avant tout le lieu où sont détenues les personnes condamnées à une peine privative de liberté ou en instance de jugement (l'adjectif associé est « carcéral »), elle est également la peine d'emprisonnement, c'est-à-dire la peine privative de liberté consistant en l'incarcération du condamné (l'adjectif associé est alors « pénitentiaire »). Ainsi, la prison porte une fonction institutionnelle et symbolique forte qui transcende son espace. Même si leur morphologie diffère d’un établissement à l’autre, les prisons renferment toutes à l’intérieur −et dévoilent en même temps à l’extérieur− des symboles extrêmement forts qui expriment ces dimensions coercitives, sécuritaires et punitives. Dotée d’éléments spectaculaires destinés à susciter la crainte (miradors, barbelés, hauteur des murs d’enceinte, etc.), la prison s’impose comme un lieu où règne la contrainte. Crainte et contrainte participent de la logique coercitive diffusée par la prison en tant qu’institution et symbole sécuritaire. Ce caractère institutionnel et symbolique de la prison est très important puisque le

lieu prison, la peine prison et l’environnement prison sont abreuvés des valeurs

institutionnelles et symboliques que l’Etat et la société mettent dans le mot « prison » et dans les principes de la privation de liberté.

15 FREMONT A., « Géographie et espace vécu » in BERTHOZ A. et RECHT R. (dir.), Les espaces de l’homme,

Collège de France, 2005, p. 93-107.

Selon la définition géographique d’Armand Frémont, la prison est un lieu. « Les

lieux ponctuent l’espace de leur matérialité doublée de toutes les valeurs qu’on leur prête ; ils ont une fonction mais aussi une expression, une signification », explique-t-il15. La prison, en tant que lieu, se matérialise par son architecture singulière et par un certain nombre d’éléments reconnaissables de l’extérieur (hauts murs, miradors, etc.). L’ensemble de ces éléments forment un véritable décor carcéral qui matérialise l’environnement des personnes

qui vivent et travaillent en prison. La logique du lieu prison entre, par nature, dans la logique du dispositif.

La prison se dessine aujourd’hui comme un ensemble de dispositifs spatialement et socialement contraignant, effectif grâce à de multiples règles du jeu imposées aux personnes qui vivent ou travaillent à l’intérieur. Cette notion de contrainte, de coercition, se retrouve dans la définition de l’institution totale donnée en 1961 par Erving Goffman : « un lieu de

résidence et de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. »16.

Il faut néanmoins relativiser le caractère total de l’institution pénitentiaire, qui est finalement moins isolante que dans l’idéaltype de Goffman, en proposant des interfaces et des ouvertures avec la société. Certains chercheurs préfèrent alors le terme de totalisante à celui de

totale pour parler de l’institution prison :

« L’institution totalisante, en tant qu’institution close sur elle-même, hermétique au monde n’existe pas, ni dans l’absolu ni comme idéal type auquel serait comparé, par exemple, l’institution pénitentiaire. Il existe toujours des interfaces humaines, matérielles et temporelles entre les différents espaces sociaux fussent-elles délimitées par des murs et des barbelés. Il convient (...) de parler plutôt d’institution totalisante où se joue continuellement un conflit entre rationalité formelle et matérielle, mais aussi un conflit aux dimensions puissantes de socialisation, de reconfiguration des comportements et de subjectivation des vécus. »17

De plus, il est important de préciser que, finalement, « l’institution totalisante participe aux

comportements qu’elle condamne et les entretient, à défaut de toujours être accusée de les créer »18. On entrevoit ici la relation dynamique présente dans la logique dispositive ; le dispositif carcéral prend lui aussi forme dans sa réception et son usage par les personnes, et pas seulement par son imposition institutionnelle.

16

GOFFMAN E., Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Éditions de Minuit, Collection « Le Sens Commun », Paris, 1968 (1961) (Trad. L. et C. Lainé), p.41.

17

PETITGAS B., Engagement relationnel et bénévolat en milieu carcéral. Du don et de la reconnaissance en

institution totalisante, [En ligne], Thèse de doctorat en sociologie, Université de Caen Normandie, 2017.

Disponible sur : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01699425/document , pages liminaires, résumé.

Le dispositif carcéral se structure schématiquement autour de :

- un lieu clos et visuellement reconnaissable, dont l’architecture et l’agencement spatial, à l’extérieur comme à l’intérieur, arborent un ensemble d’éléments visibles et fonctionnels qui répondent à ce qu’on attend d’une prison et à sa fonction : des hauts murs qui paraissent infranchissables pour protéger la société, garder les personnes condamnées et dissuader l’extérieur de vouloir y entrer ;

- un décor carcéral, qui complète le lieu et définit les différents espaces par saturation d’éléments visuels, et majoritairement sécuritaires (grilles, portes, miradors, portiques de sécurité, filets anti-hélicoptères, postes de surveillance,...) ; sans ces éléments, nous pourrions oublier où nous nous trouvons ;

- certains éléments de ce décor ont d’ailleurs pour fonction d’organiser et de déterminer les espaces-temps de la prison qui sont codés, presque ritualisés : la présence d'une porte induit un temps d'attente, un portique de sécurité est placé de sorte qu'il soit automatiquement traversé par les personnes détenues à chaque lieu clé de la détention, etc. ;

- des lieux et des espaces qui sont autant de scènes ou de coulisses pour les interactions quotidiennes ; il existe aussi des situations d’apartés, notamment lors des entretiens semi- directifs avec le chercheur ou dans une situation d’interaction avec une personne extérieure à la détention. De plus, en référence au théâtre à l’italienne, on peut imaginer parler de « l’œil du Prince » pour certains postes et lieux précis de la détention (comme les miradors ou les postes internes de contrôle) qui sont des rares lieux qui offrent une vision globale de la détention ; à moins que la seule perspective qui permette de voir véritablement le théâtre

carcéral soit celle que tend à construire le chercheur qui veut comprendre la complexité des

interactions-représentations en prison ;

- des règles : si chaque établissement a un règlement intérieur qui lui est propre, le fond du fonctionnement carcéral est le même partout : des personnels de surveillance « gèrent » la détention, les personnes détenues sont soumises à un règlement intérieur, blocage des « mouvements » en cas d’incident, un intervenant circulera systématiquement avec une alarme, ... Le « choc carcéral », comme il est courant de l'appeler, se traduit par la confrontation des personnes détenues, tout comme des personnels de l’administration pénitentiaire d’ailleurs, à ces codes de la détention, à ces conventions de jeu ;

- des procédures, qui sont autant de notes de jeu et de sous-dispositifs internes qui influent sur les comportements et innervent l’ensemble des relations, ainsi que la gestion administrative et institutionnelle des personnes et des temps de peine (Parcours d’Exécution de Peine –PEP–, Commissions Pluridisciplinaires Uniques –CPU–, Commissions d’Application des Peines –CAP–, etc.) ;

- des conventions de langage aussi, avec un vocabulaire interne au champ pénitentiaire comportant des sigles, des mots et des expressions qui n’ont de sens qu’à l’intérieur des murs et pour un public « initié » (cantines, mitard, yoyo, CRI, RPS...) ;

- le découpage des temps de peine par actes : la peine de prison se vit pour l’ensemble des personnes détenues par « étapes », dont chacune marque un temps, des possibilités, des projections et des inspirations nouvelles ou différentes (incarcération, jugement, passage en maison d’arrêt ; affectation dans un établissement pour peines le cas échéant ; période qui ouvre l’accès à des permissions de sortir ; période de conditionnelle ; etc.). Chaque étape, chaque acte, rapproche alors de la sortie, comme l’avancée des actes d’une pièce de théâtre rapproche acteurs et spectateurs d’un dénouement qui marquera la fin de la représentation ;

- des rôles, dont j’ai déjà évoqué les mécanismes de leur construction sociale pour présenter les logiques de représentation en prison19. Il faut ici noter que l’intériorisation de ces rôles se

fait parfois sans véritable identification, donnant lieu à des manipulations délibérées et intentionnelles, à des relations et à des jeux de masques de circonstances20 ;

- des trames et des intrigues qui s’entremêlent et se tissent en des réseaux d’interactions multiples qui s’apparentent à des mondes ou des sphères qui évoluent en parallèle les uns des autres. Chaque personne et chaque rôle se compose en effet d’identifications multiples et invoque des nuances et des modifications, des adaptations selon la scène, le plan d’interaction et, bien sûr, les acteurs en présence. C’est en cela que plusieurs mondes se côtoient et s’imbriquent jusqu’à influer sur chaque relation : les interactions et les relations qui sont en jeu en prison ne tournent pas seulement autour d’une dualité administration pénitentiaire- personnes détenues. Il faut prendre en compte le fait que chaque personne, chaque acteur, évolue et entre en relation sur plusieurs plans, qui revêtent chacun des enjeux et des logiques différentes. L’analyse des relations sociales en prison doit donc s’intéresser aux différentes

19 Cf. Introduction générale, III.

interactions et relations qui se nouent dans chaque monde mais aussi entre eux : relations intra administration pénitentiaire (par exemple surveillants entre eux, surveillants avec leur hiérarchie, surveillants avec le SPIP, etc.) ; relations en détention au quotidien : détenus- personnels en tenue, détenus-SPIP, détenus-direction, relations entre détenus, etc. ; relations de chaque acteur avec l’extérieur ; etc. Pour cette analyse, que je développerai dans la suite de mon travail21, j’invoquerai la métaphore du réseau, dont Busino rappelle qu’« en principe elle

postule que le réseau est l’ensemble des relations existantes entre l’ensemble des acteurs ou des éléments » et que « ces relations sont de nature disparate. Pour le besoin de l’analyse, il faut en tracer les frontières et présumer qu’il constitue une totalité dont les éléments ont des degrés d’interdépendance [ici le dispositif carcéral]. Dès lors sa structure ne peut être saisie qu’après coup (...) : elle ne préexiste pas aux relations, elle émerge des interactions. »22

Busino ajoute que « les atouts de cette métaphore sont évidents pour élaborer des hypothèses

très riches », étant donné que « les structures émergent des relations et des interactions et puis elles contraignent les comportements »23.

- Il est important de souligner que la scénographie de la prison embrasse et se nourrit de l’ensemble des éléments présentés ci-avant et qui structurent l’expérience de la prison (le

décor, les rôles, ...), puisque la scénographie carcérale provoque des regards permanents et

mutuels des autres sur soi, des regards aussi braqués sur le lieu-même, sur l’institution et sa fonction. En effet, dans ce dispositif clos et centré sur lui-même où la recherche de l’information et l’observation de l’autre est un pouvoir important, administration, surveillants, CPIP, détenus, juge d’application des peines, etc. s’observent en permanence, tour à tour

spectateurs et acteurs en représentation selon les fonctions et les rôles qu’ils ont dans ce théâtre. Cet aspect du dispositif carcéral est peut-être ce qui le rapproche le plus du dispositif

théâtral, rappelant constamment à chacun sa condition.

Il faut également noter que le dispositif carcéral se distingue du dispositif théâtral, notamment en appliquant une temporalité fixe dans l’organisation de la journée : horaires d’ouverture de la porte de la cellule, repas fixes, douches, promenades, etc.

21 Partie 2.

22 BUSINO G., « La place de la métaphore en sociologie », Revue européenne des sciences sociales, [En ligne],

Tome XLI, n° 126, 2003. Disponible sur : http://ress.revues.org/539, p.99.

Dans chaque établissement, ce dispositif carcéral type s’adapte et se formalise selon les espaces, l’architecture mais aussi les « profils » des personnes accueillies, les fonctions de l’établissement, etc. ; comme une pièce de théâtre peut s’adapter et se reconfigurer en fonction du plateau, du public, des moyens techniques de la salle, etc.

Dans ce dispositif carcéral type, ce réseau d’éléments interdépendants contraint et perpétue des interactions, une expérience sociale complexe et qui est finalement la seule condition

commune à toutes les personnes impliquées dans la vie d’une prison : c’est ce que j’appelle le théâtre carcéral. Ainsi, les acteurs pris dans le dispositif carcéral participent, plus ou moins

consciemment, de la construction, la structuration et la transmission de leurs rôles respectifs, constitutifs voire substitutifs de leurs identités dans ce lieu, et participent en cela au renouvellement permanent du théâtre carcéral.

Ce que j’appelle le théâtre carcéral est donc finalement à la fois le dispositif présenté ici −un ensemble et un entremêlement d’éléments et de sous-dispositifs−, mais également ses enjeux, ses effets et ses conséquences en termes de configuration, de modélisation et de conditionnement des interactions et des relations sociales en prison ; le concept de théâtre

carcéral tend également à embrasser les effets du dispositif carcéral sur les individus et dans

le développement de leur personnalité, de même que la participation de chaque acteur dans le maintien et l’équilibre du dispositif et de ses logiques. Le théâtre carcéral va donc bien au- delà du dispositif et des interactions qui se jouent en prison, il est un ambiant intangible et difficilement saisissable, ce qui le rend particulièrement puissant, instituant et durable.