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CHAPITRE 1 : SORTIR DU COMMUN

III. « UNE PRISON N’EST PAS L’AUTRE » : ETAT DES LIEUX ET DES FORMES DU

IV.3. A Désaffiliation et désocialisation

Il est courant de parler des effets « désocialisants » de l’incarcération et, notamment des longues peines de prison. L’exclusion de la société par une décision de justice et l’enfermement dans un lieu à part de la société représente de fait une extraction d’un environnement de vie (quartier, ville, milieu professionnel, etc.) et donc une forme de désocialisation, comprise dans le sens de ne plus vivre dans la société. Pourtant, la notion de

désocialisation est réductrice et peut prêter à confusion lorsqu’on l’applique à la prison. En

effet, l’isolement du reste de la société par la mise à l’écart que marque l’incarcération ne doit pas pour autant faire penser qu’il n’existe aucune interaction sociale à l’intérieur des prisons, ou avec l’extérieur d’ailleurs. Ce serait bien sûr réducteur et, surtout, entièrement faux243.

La prison n’est pas désocialisante de facto, puisque là aussi il existe une grande diversité dans les parcours de détention et dans les expériences de désocialisation avec l’extérieur et, surtout, avec le milieu familial ou amical.

Pour reprendre le cas de certains parcours de désinsertion pré-carcérale évoqués ci-avant, il est important de souligner le fait que l’incarcération ne marque pas forcément une rupture des liens familiaux, et donc une désocialisation totale. En effet, même si une personne a expérimenté, avant son incarcération, un processus de désinsertion d’une société que l’on pose en référence (détention de capital, intégration des valeurs néo-libérales réglées autour du travail, de la consommation, etc.), cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit forcément, avant l’incarcération, dans une situation de désaffiliation familiale ou amicale. L’incarcération en elle-même ne marque pas non plus forcément un avant et un après autour d’un phénomène de désocialisation totale. La famille est en effet dans certains cas encore très présente après l’incarcération et pendant tout le temps de la détention, dans une dynamique de soutien et d’accompagnement.

243 Je reviendrai d’ailleurs sur les relations sociales en détention dans la suite de mon travail (Partie 2), en tentant

de décrire et d’analyser la complexité sociale des relations qui se jouent et se nouent en prison. Je parlerai alors de re-socialisation : une socialisation qui prend souvent forme selon d’autres logiques, liées au contexte de vie, que la socialisation que l’on peut expérimenter dans la société du dehors.

Au contraire, certaines personnes sont déjà désocialisées avant leur incarcération, connaissant déjà une situation de marginalisation et d’isolement social et familial très fort. Dans ce cas, l’incarcération vient a priori accentuer cette désocialisation puisqu’elle ajoute des contraintes en termes de possibilité de rencontre de personnes à l’extérieur et renforce alors les difficultés déjà éprouvées à l’extérieur pour tisser des liens sociaux, amicaux ou pour reconstruire des liens familiaux rompus. Cependant, là aussi les situations divergent. A l’intérieur de la prison, une personne dans une telle situation d’isolement et de désocialisation à l’extérieur peut trouver l’opportunité, dans une institution d’enfermement collectif, de se créer un petit cercle de connaissances, voire d’amis ; une situation qui n’était pas connue à l’extérieur : « Parce

qu'en plus de ça y'a des gens qui sont rentrés en prison qui n'ont plus envie de sortir! Parce qu'ils ont une vie! Ils se sont fait des amis, ils ont leur vie en prison et...ils ont pas envie de sortir! Parce qu'il y a rien qui les attend dehors! »244

Enfin, une personne peut être intégrée à l’extérieur, tant au niveau professionnel, social que familial, et connaître une rupture franche à partir de sa mise en examen, de son jugement ou de son incarcération. Dans ce cas, l’acte qui a mené à l’incarcération peut être la raison directe et immédiate de la rupture des liens, soit parce que cet acte a été posé dans le cadre du noyau familial, soit parce qu’il disqualifie socialement (voire moralement) la personne aux yeux de ses proches ou de sa famille. La personne peut alors se retrouver « lâchée » en entrant en prison et vivre une véritable rupture dans sa socialisation. L’incarcération est dans ce cas le symbole d’une désocialisation forte et brutale avec l’extérieur.

Il existe donc autant de situations que de personnes, et autant de nuances dans ce qu’on tend à généraliser sous le terme de désocialisation. La désocialisation, dans son application à la prison, est alors souvent utilisée pour parler en fait de la mise à mal des liens avec l’extérieur, et surtout avec le milieu familial et/ou amical, plus que pour parler d’un véritable effet systématique de cause à effet entre enfermement et rupture totale des liens. On parle alors de désocialisation pour évoquer les difficultés, imposées par les contraintes systémiques, organisationnelles et institutionnelles, rencontrées dans les rapports entre l’intérieur et l’extérieur. En cela, la prison malmène de fait les liens familiaux et amicaux, puisque, à la privation de liberté, s’ajoutent tout un ensemble de règles, de logiques, de contraintes qui pèsent sur les communications et les rencontres avec la famille et les proches.

244 ECD7.

« Y'en a...y'en a ils ont tellement rien dehors qu'ils se disent "je suis bien ici". Ils se sont fait leur monde hein. Je dis pas que c'est pour tout le monde. Moi ce que j'ai pu constater depuis quelques années c'est que maintenant y'a certains détenus qui ne veulent plus sortir. Ils mettent tout en échec, je le vois bien hein. Y'en a certains que j'ai connus en bâtiment, que...enfin de compte la porte elle s'ouvrirait pour eux si on les aiguille à prendre telle direction en disant "faîtes ci faîtes ça"...intelligemment ils mettent en échec. Comme ça ils vont au bout de leur détention parce que ils ont pas envie de sortir. Parce que...ici ils sont logés, ils sont au chaud, l'UCSA est pas loin enfin l'unité sanitaire, ils ont leurs parloirs, ils ont les salons familiaux, ils voient que maintenant y'a les unités de vie familiale qui vont se mettre en place, s'ils peuvent voir leur famille, ils peuvent travailler... Y'en a que je connais ils travaillent, ils font tout bien hein! Après tout ils se disent "on est bien là". Ils le disent pas ouvertement. Si j'ai déjà eu des discussions avec certains et ils me disent bah "moi dehors ils me proposent un foyer que dedans y'a des alcooliques et puis des SDF des ci des là, moi ça m'intéresse pas". Y'en a compte tenu de leur peine, de leur condamnation pour mœurs, ils ont certaines interdictions, des obligations, des ci et des là alors ils peuvent pas rejoindre leur lieu d'hébergement initial... Ils me disent "on me demande de quitter le département, moi ça m'intéresse pas toute ma famille est là!" enfin...ça c'était bon y'a 15 ans en arrière mais là ça ils ont du mal... Ou alors ils se disent "qu'est-ce que je vais aller m'emmerder à avoir des histoires dans un foyer, je préfère rester ici je m'en fous, je vais aller au bout du bout..." C'est un peu ça. J'ai envie de dire c'est pas bon non plus quoi! Et ils me le disent hein! "Je travaille, j'ai à manger tous les jours, je m'en fous quoi! Bon je touche pas beaucoup d'argent mais j'en ai assez pour cantiner mon tabac, machin..." Ils voient leur femme, pour ceux qui en ont bien sûr. Y'en a qui bon ils ont des nouvelles...enfin ils ont des contacts, ils ont des copines enfin...ça leur va comme ça quoi. Bon ça c'est inquiétant quand même! »

C’est d’ailleurs pour cette raison que le « maintien des liens familiaux » est au cœur notamment des fonctions des services pénitentiaires d’insertion et de probation qui travaillent en détention ; c’est bien parce que c’est le « maintien » de ces liens qui est compliqué, et non pas forcément les liens eux-mêmes.

Le terme de désaffiliation me semble ainsi plus riche et plus nuancé pour analyser les effets de l’incarcération et de la détention que celui de désocialisation couramment utilisé. Parler de

désaffiliation permet d’ailleurs de lier à la fois la question des liens sociaux et celle du rapport

à la société, au commun, en référence aux problématiques d’intégration et d’insertion.