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B « L’administration a cette tendance naturelle à vouloir cacher ce qui se passe à

CHAPITRE 1 : SORTIR DU COMMUN

I. LA PRISON : « BOITE NOIRE » A L’INTERIEUR DE LA SOCIETE ?

I.1. B « L’administration a cette tendance naturelle à vouloir cacher ce qui se passe à

l'intérieur »54 : la prison comme « boîte noire » institutionnelle ?

S’il semble que les logiques de relégation et d’exclusion géographiques et morales des prisons et des personnes détenues fonctionnent en termes d’invisibilité et d’inaccessibilité, qu’en est-il des logiques de l’administration pénitentiaire ? Fait-elle preuve d’une volonté de cacher ce qui se passe dans ses prisons ? Car si la société ne semble pas vouloir voir, l’institution veut-elle montrer ? Au-delà des murs et des considérations architecturales et géographiques, il s’agit de comprendre si le dispositif carcéral est pensé, dans les discours et dans la volonté de l’administration, comme une « boîte noire » institutionnelle.

L’administration pénitentiaire semble être depuis plusieurs années dans une logique d’ouverture des portes de ses prisons, accueillant notamment de plus en plus de journalistes et d’intervenants extérieurs à l’intérieur de ses murs : « Alors la particularité par rapport à

avant je trouve c’est que les caméras rentrent beaucoup plus en prison qu’avant »55. Pourtant,

l’administration pénitentiaire ne semble pas toujours à l’aise avec l’idée de communiquer et de montrer elle-même ce qu’il se passe dans les lieux qu’elle administre :

« Alors en fait à mon niveau et puis à ceux de l'encadrement on a peu de liens avec l'extérieur, ce qui est à regretter d'ailleurs. D'une part parce que souvent nous-mêmes on s'empêche de le créer, on n'a plutôt tendance...et l'administration a cette tendance naturelle à vouloir cacher ce qui se passe à l'intérieur... Moi je suis plutôt partisan de l'ouvrir au maximum mais parfois il faut que...qu'on ait une autorisation spéciale,

53 Voir ANNEXE 12 : La relégation sociale et symbolique des prisons. 54 ECD10.

vous l'avez vu vous pour votre recherche j'imagine, vous venez pas frapper en disant "est-ce qu'on peut se voir?" Donc c'est assez lourd et du coup souvent ça décourage même les gens de venir à l'intérieur. »56

Plusieurs personnes interrogées sont revenues sur les difficultés de communiquer directement avec les médias, notamment en cas d’« incident » médiatisé à l’intérieur de leur établissement57 ; les changements de logiques et de consignes de l’administration pénitentiaire en termes de communication depuis plusieurs années ont alors été évoqués :

« La parole n’est pas libre (...) il faut être transparent mais on ne peut pas tout délivrer pour des raisons de sécurité donc on utilise des éléments de langage et tout passe par le contrôle de la DI [Direction Interrégionale] et de la DAP [Direction de l’Administration Pénitentiaire]. »58

Ainsi, entre une volonté d’ouvrir ses prisons au regard des médias (et donc par ce biais-là au regard de la société) et celle de ne pas communiquer, ou de ne pas laisser les responsables des établissements communiquer officiellement, l’administration pénitentiaire semble être dans une position ambivalente entre cacher et laisser voir. Cette idée a d’ailleurs de nombreuses fois été évoquée par des personnes détenues mais aussi des membres du personnel rencontrés pendant ma recherche. Il m’a souvent été dit que, de toute façon, « ils » n’allaient jamais « tout » me montrer, mais « seulement ce qui les intéressent » : « Aux gens extérieurs les

surveillants ne montrent pas les vraies choses », explique un homme détenu au CP de

Vendin-le-Vieil59. ◄

Il semble ainsi que, malgré le fait que de plus en plus de personnes de l’extérieur, de personnes « civiles » entrent en prison, notamment du fait de la multiplication d’interventions d’associations ou d’intervenants de tout type, la prison continue à rendre invisible le quotidien des personnes qui y vivent et qui y travaillent. Ne dit-on pas d’ailleurs, dans le langage familier, « mettre à l’ombre », « être à l’ombre » ou faire des années de « placard » en parlant de l’incarcération ? Le dispositif carcéral peut donc se définir comme une sorte de « boîte

56 Un membre de la direction au CD de Bapaume (ECD10).

57 Deux prises d’otages ont eu lieu au CP de Vendin-le-Vieil quelques mois avant que je ne réalise ces entretiens. 58 EMC18.

59 EMC21.

Notes prises le mercredi 2 mars 2016, pause déjeuner au mess, CD de Bapaume

Des surveillants m’expliquent qu’aujourd’hui le Contrôleur général des lieux de privation de liberté est attendu à Bapaume. Certains surveillants et agents administratifs à la table se plaignent, insinuant que certains ordres venant « d’en haut » ont été donnés pour que tout soit « bien et net », en gros « pour montrer une belle image

de Bapaume au contrôleur ». Un surveillant plaisante avec un autre : « il faudrait changer le nom C.D. : Centre de Détente », l’autre rit et dit : « non, non, C.M. : Club Med de Bapaume ».

« Parce que comme je vous ai dit même ici quand vous venez ils vont vous faire voir que des belles choses. Si un jour y'a une intervention vous la verrez pas de vos yeux comme... Et voilà eux vont vous dire une version que ce sera pas ça du tout. En vrai les prisons françaises c'est ça un peu, ils essayent de faire un truc global je sais pas pour dire que ça va mais y'a rien qui va en prison. »

Un homme détenu au CP de Vendin-le-Vieil (EMC11)

« Bah de toute manière avec les médias je ne gère rien du tout puisque la communication ne m'appartient pas et que d'une façon générale l'administration ne souhaite pas communiquer. Enfin non, c'est pas tout à fait exact. Les choses ont évolué. Lorsque j'étais directeur de la maison centrale de [NOM] on était dans une position inverse: j'avais également connu une prise d'otage et le mot d'ordre à l'époque par le directeur de l'administration pénitentiaire de l'époque c'était "Il faut que les chefs d'établissement communiquent, il faut communiquer", donc on nous incitait à communiquer en permanence. Et puis je ne sais pas pourquoi aujourd'hui on est dans le système inverse, on ne fait plus confiance aux gens, il faut surtout pas communiquer parce qu'on ne sait pas ce que vous allez dire ou ce que vous allez raconter donc bah aujourd'hui on ne communique plus. Aujourd'hui on laisse cette responsabilité un petit peu au préfet, bon qui a souvent un langage assez lissé, un langage très administratif mais qui... bon qui ne rend pas compte forcément de la réalité des choses. Et le problème dans cette logique c'est qu'on laisse toute la parole aux syndicats, avec tous les excès auxquels ils peuvent se livrer dans leur langage pour expliquer à quel point ils ont un métier difficile, à quel point ils ont pas de reconnaissance, à quel point ils sont mal traités, à quel point on fait tout pour les détenus et rien pour les personnels etc. quoi. C'est dommage! Mais nous on ne peut pas dans la presse faire contrepoids parce que ça ne nous est pas permis [il soupire] »

noire à l’intérieur de la société »60, aussi hermétique dans sa conception architecturale qu’éloignée géographiquement et symboliquement de la construction de la vie en société, autrement dit du commun.

Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’institution pénitentiaire suit les mêmes évolutions que la société à laquelle elle appartient de fait. La prison n’est donc pas étanche aux évolutions sociétales. Elle serait même pour certains une sorte de prisme privilégié à travers lequel on pourrait observer les mécaniques de la vie sociale. La prison serait alors un dispositif optique qui, paradoxalement, en plus de cacher une réalité sociale particulière prendrait aussi la forme d’une « chambre noire » de révélation et d’analyse du fait social.

60 PERIER M., PERNOT M., « Les enfermés hors-champ. Entretien », Cultures & Conflits [En ligne], 70, été

I.2. La prison : un dispositif de « chambre noire » révélateur de processus