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PARTIE 0 : Positionnement méthodologique et éthique

II. L’ENQUETE ETHNOGRAPHIQUE EN PRISON

II.2. Positionnement et éthique : trouver sa juste place

Lors des premiers moments, voire des premiers mois, le chercheur est comme un « intrus » dans le lieu où il entre en recherche. C’est d’autant plus vrai je crois dans le contexte de la prison. Lieu clos dans lequel toutes les personnes en présence se connaissent et se côtoient au quotidien, la prison est un système particulier, très codé, hiérarchisé, et où s’appliquent un certain nombre de logiques propres aux fonctions de surveillance et de contrôle inhérentes au lieu. Le chercheur fait donc irruption dans ce monde, auquel il n’appartient pas de fait ; sa présence questionne, dérange parfois voire peut générer des réactions d’hostilité ou de verrouillage. Certaines personnes se ferment, se taisent, se méfient. D’autres prennent au contraire à parti, testent, tentent de comprendre et de jauger les intentions, les recherches, les attentes et les intérêts de la présence de cette nouvelle personne étrangère à ce monde interne. D’autres enfin saisissent la personne qui entre comme un allié ou tentent de la convertir et de l’impliquer (voire de l’enrôler) dans l’une des « équipes » en présence (principalement administration pénitentiaire ou personnes détenues).

25 Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées.

La première complexité pour le chercheur qui entre dans un établissement pénitentiaire est de réussir à être identifié en tant que tel par les personnes qu’il rencontre. Il faut pour cela ne pas hésiter à expliquer à chaque personne rencontrée sa présence, sa démarche et ce qu’on vient chercher en ces lieux. Comme dans toute situation d’interaction, chaque personne en présence entre avec les représentations qu’elle a des autres mais aussi en portant elle-même les représentations que les autres projettent sur elle, que ce soit d’ordre professionnel, personnel, physique, symbolique ou imaginaire.

En tant que jeune femme faisant des études supérieures et se présentant comme « chercheuse », je suis moi-même entrée avec toutes les « identités » projetées sur moi et par ma présence, ainsi qu’avec celle que je souhaitais moi-même montrer aux autres : mon positionnement de chercheuse. Ainsi, tout au long de ma présence dans les différents terrains, et au gré des nouvelles rencontres que je faisais, j’ai été prise pour une nouvelle conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) ou une psychologue par un grand nombre de personnes détenues ; pour une journaliste, une militante du GENEPI25 ou un membre d’une

stagiaire par d’autres. Par ailleurs, en tant que membre de la « société civile » et donc extérieure à la prison, on a pu me prêter au départ des intérêts « voyeuristes » mais aussi, tout au long de ma recherche, des intentions de dénonciation ou de porte-parole de tout ce qui se passe en prison et qui n’est habituellement pas visible dans les médias qui traitent le sujet.

Mon rattachement à l’administration pénitentiaire a aussi beaucoup été questionné, surtout par les personnes détenues. Il était alors important de préciser que je ne représentais aucune institution ou organisme, que je ne venais pas sur la demande de l’administration pénitentiaire, et même que je ne recevais aucun financement du ministère de la Justice ou de toute autre institution qui aurait pu commanditer ma recherche et orienter mon regard. Il était important pour moi de préciser à chaque fois mon indépendance ainsi que le fait que je réalisais cette recherche dans le cadre de mes études universitaires et de ma propre démarche. J’expliquais donc à chaque personne rencontrée que je venais dans le but d’apprendre et de comprendre « comment on vit et on travaille en prison ». Ce n’est que dans un second temps, pour ne pas davantage brouiller une identification déjà difficile, que j’expliquais mon intérêt pour les expériences artistiques en détention.

La prison met en jeu deux principaux groupes en présence : les personnes détenues et les personnels de l’administration pénitentiaire26. Il est alors important d’expliquer clairement

ce qu’on vient faire et comment on se positionne à l’intérieur de cette dichotomie (qui ne se réduit d’ailleurs pas à une simple binarité). La plupart des personnels de surveillance que j’ai pu rencontrer pensaient au départ que je venais uniquement pour les personnes détenues, et que leur sort et leur quotidien professionnels ne m’intéressaient pas. Il était essentiel pour moi de contredire ces affirmations et ces projections en précisant que je m’intéressais aussi bien au quotidien des personnes détenues qu’à celui des personnels de l’administration pénitentiaire, puisque je cherchais à comprendre à la fois la prison dans une globalité et dans une diversité de parcours individuels.

Le « danger » pour le chercheur en prison est donc d’être rapidement pris dans les tensions qui peuvent exister entre les deux « équipes » (administration pénitentiaire d’un côté et personnes détenues de l’autre) ; un vrai jeu d’équilibrisme et de constante mise à l’épreuve

26 A la fois par l’intermédiaire des personnels de surveillance présents en détention mais aussi dans les figures de

personnelle, éthique et même parfois émotionnelle. En effet, il est important d’être à la fois dans une relation d’empathie et d’écoute attentive de chaque acteur en présence, tout en donnant des gages de distanciation et surtout de neutralité entre les groupes. Il était dans mon cas essentiel que les personnels de l’administration ne me croient pas contre eux ni dans une complicité et une défense presque militante des personnes détenues. Dans le cas contraire, il était aussi essentiel pour moi de ne pas être identifiée comme une « alliée » de la direction ou des personnels de surveillance par les personnes détenues, qui auraient alors pu imaginer que je les surveillais à leur insu et que leur parole pouvait être répétée et utilisée contre eux.

Donner des gages de confiance et de confidentialité était alors aussi important que de donner des gages de neutralité. Cependant, cet équilibre, extrêmement difficile à trouver dans une situation d’interactions quotidiennes et de tissage de certains liens, n’est finalement jamais acquis et toujours à trouver et, surtout, à démontrer. Le risque est alors constant d’être, dans une recherche de neutralité entre des groupes structurellement antagonistes, prise pour une sorte d’ « agent double », dont la présence pourrait créer un certain nombre de tensions qu’il faut dès les premiers moments tenter de déceler. De telles difficultés ne peuvent être désamorcées que dans une transparence importante, au niveau moral et éthique, qui passe par de nombreuses discussions, justifications, mais aussi par des preuves de bonne foi27.

La nature close de la prison amplifie les difficultés pour le chercheur à trouver un équilibre dans son positionnement et surtout dans la manière dont est perçu ce positionnement par les différentes personnes. Ainsi, la confiance peu à peu créée par une présence et des interactions quasi quotidiennes pendant un an peut être rapidement mise en doute par la force des rumeurs qui circulent en détention. Dans ce contexte de surveillance, les personnels de l’administration sont loin d’être les seuls à observer. Les personnes détenues observent également beaucoup et analysent chaque événement, chaque contact entre différents acteurs. Au milieu de ces jeux de regards mutuels, le chercheur est donc minutieusement observé en

27 Par exemple, plusieurs personnes détenues m’ont demandé, au gré de mes présences en détention, si elles

pouvaient lire ce que j’écrivais dans mon cahier (que j’avais toujours sur moi). N’étant parfois pas sûre que la personne en question n’allait pas tomber sur la retranscription de paroles de certains surveillants qui pouvaient la blesser ou créer des tensions par la suite, j’ai pourtant à chaque fois préféré prendre le « risque » afin de montrer que je n’avais rien à cacher dans les transcriptions de cette recherche que je menais. Je me suis alors souvent rendue compte que les personnes qui me voyaient au quotidien avec mon cahier à la main étaient surtout curieuses de savoir ce que je consignais dans l’écriture et comment je transcrivais ce que j’observais ou ce que je vivais.

détention, et ce par l’ensemble des acteurs en présence. « Tout se sait en prison ». Cet adage est répété et entendu à maintes reprises en détention. Les bruits de couloirs, le bouche-à- oreille, les passations d’informations entre personnes et entre groupes peuvent mettre en péril l’équilibre et la place que le chercheur pensait avoir trouvés après plusieurs mois de recherche dans un même lieu.

J’ai moi-même été surprise à plusieurs reprises de la possibilité de ce « retournement », alors que je pensais avoir réussi à rendre ma présence acceptable et ma posture claire pour l’ensemble des acteurs. Pour prendre un exemple concret, j’ai été l’objet d’une rumeur au CD de Bapaume remettant en question mon engagement de confidentialité des entretiens que je menais, alors que j’étais en recherche à Bapaume depuis déjà 10 mois :

Notes prises le mercredi 9 novembre 2016 au CD de Bapaume

14h Atelier de préparation de l'exposition au musée de Cambrai, dans une salle de classe au niveau du scolaire/bibliothèque.

Quand j’arrive, deux participants me posent directement une question, ils semblent pressés de me la poser : est-ce que la direction ou d’autres personnes de l’administration pénitentiaire écoutent les enregistrements des entretiens que je fais ? Je leur explique que non, rien n’est écouté et que dans le cas contraire je n’aurais pas fait ces entretiens avec enregistrement. Ils me disent que « le

bruit court en détention » que tout est écouté et que la direction et des

surveillants ont vent de ce qu’ils me disent en entretien. Je leur demande qui a dit ça, ils me disent que « c’est une rumeur » et qu’ils préféraient me poser directement la question parce que « le bruit court » et « plusieurs personnes » leur ont dit que « j’[tu] étais bien avec la direction » et que les choses dites en entretien filtraient. Ils m’expliquent qu’ils avaient donc peur car « ça va nous

retomber dessus sinon ». L’un d’entre eux me dit qu’il est rassuré parce que ce

qu’il a dit en entretien il ne l'a dit « à personne d’autre », m’explique-t-il. Ils me disent que la rumeur leur semblait bizarre mais qu’ils voulaient en avoir le cœur net.

Par ailleurs, la neutralité recherchée entre les acteurs en présence peut parfois être mise en péril par la prise à parti du chercheur par certaines personnes. C’est le cas notamment lorsque le chercheur se retrouve malgré lui témoin d’une situation de conflit ou de tensions entre des personnes détenues et un ou des membres de l’administration pénitentiaire. Dans ce cas, l’engagement du chercheur peut être questionné par les personnes rencontrées, qui lui demandent par exemple son avis ou sa position dans certains débats situationnels (quel regard sur le comportement de telle personne?), internes (quel positionnement sur la politique de l’établissement ?) ou plus généraux voire politiques (quel positionnement sur les politiques pénales et carcérales ?). Le positionnement et l’engagement du chercheur sont donc mis à l’épreuve tout au long de sa présence dans les lieux de recherche, et avec eux les gages attendus de neutralité voire d’objectivité. Pris à parti intramuros, le chercheur est également sollicité extramuros sur son positionnement sur le sujet sur lequel il enquête ; il est donc amené à se poser constamment la question de son engagement sur les problématiques carcérales au-delà de son travail de recherche. A l’intérieur, il est également confronté à des dilemmes moraux et éthiques, notamment dans ce qu’il entend ou sait de certains traitements, de certaines pratiques ou de certains écarts faits au règlement28.

Ainsi, de nombreux questionnements d’ordre méthodologique et éthique ont surgi pendant et depuis mes différentes présences sur le terrain, notamment sur la place du chercheur et son positionnement. Par exemple, mon travail au CD de Bapaume (à la fois en tant que chercheuse mais aussi en tant qu’intervenante sur deux projets importants) m’a octroyé une sorte de « double identité » à l’intérieur de l’établissement, renforçant à la fois mon intégration dans le lieu et rendant mon identification plus floue pour les personnes

28 Dans cette expérience de recherche, j’ai constamment été prise de doutes et d’interrogations sur ma capacité à

comprendre ce que vivent les personnes rencontrées, puis sur ma capacité à en rendre compte dans une démarche à la fois fidèle et réflexive. Je me suis ainsi souvent questionnée quant à la légitimité de ma démarche et celle du sens de ma présence et de mon travail en prison, devant aussi faire face à mes propres émotions dans un contexte fortement marqué par la souffrance et par certaines formes de violence. Une journée d’étude intitulée « Prison et méthodes de recherche » et organisée en 2015 par Claire de Galembert, Anaïs Henneguelle et Caroline Touraut a d’ailleurs voulu questionner les pratiques de l’enquête en prison, en soulevant notamment le fait qu’elle

« bouscule le chercheur, met à l’épreuve non seulement ses pratiques, ses convictions méthodologiques et épistémologiques mais aussi son ethos professionnel et sa déontologie » et en expliquant que la recherche en

prison « semble de nature à pouvoir fonctionner comme un analyseur de nos pratiques professionnelles et de ce

que sont nos métiers de chercheurs en sciences sociales. » in DE GALEMBERT C., HENNEGUELLE A.,

TOURAUT C., « Prison et méthode de recherche : présentation», Criminocorpus [En line], 2017. Disponible sur : http://journals.openedition.org/criminocorpus/3501

rencontrées au quotidien. « Tu faisais partie de la maison au final » m’a expliqué un gradé ; je devenais alors consciente de ce que certaines choses, difficiles à accorder à des intervenants entièrement « extérieurs », étaient acceptées ou en tout cas tolérées me concernant (comme par exemple aller boire un café dans une cellule avec des participants aux projets) du fait de la fréquence de mes venues et de, finalement, l’habitude de ma présence dans les différents lieux de la détention (et même dans certains cas de mes fonctions d’organisation, de coordination et d’animation des projets).

Ces relations de confiance finalement créées (avec certain-e-s) font toute la richesse d’un travail de terrain dans une démarche comme la mienne ; pourtant, elles m’ont profondément et continuellement fait me remettre en question quant à ma démarche et à ma posture: Qui suis- je dans ce lieu ? Que suis-je en train d’observer ? Comment sortir, dans un environnement où la surveillance est omniprésente et pollue toutes les relations interpersonnelles, d’une situation d’observant-observé pour essayer davantage de rencontrer l’autre et de se laisser évoluer au gré des situations qui se présentent ? Comment pour autant ne pas perdre de vue la recherche en cours? Comment accepter d’être soi-même prise dans le jeu des représentations de tous les acteurs? Comment me présenter et me définir à l’intérieur ? Comment me présente-t-on et me définit-on à l’intérieur ? Quel est finalement mon rôle à l’intérieur de ce lieu ? Devrait-il être différent? Comment, après plusieurs mois à côtoyer les mêmes personnes et à partager des moments avec elles, utiliser les éléments observés/écoutés/recueillis sans se laisser envahir par ses propres émotions, en analysant sans arrêt sa posture, son ressenti et son vécu, en respectant l’éthique qui s’impose à soi ? Autant de questions qui m’ont suivie tout au long de cette recherche.

Il a parfois été difficile pour moi de prendre du recul sur ce que j’observais et vivais à l’intérieur de ces lieux, du fait du rythme soutenu de mes journées passées en détention, de la forte fréquence de ces journées, et des différents déplacements (plus ou moins longs) qu’elles impliquaient et qui ajoutaient à la fatigue de la prison une fatigue physique importante. De plus, du fait de la confiance évoquée précédemment mais aussi, parce qu’il faut le dire, de certaines complicités voire affinités qui peuvent se créer sur le terrain, comment savoir lorsque les choses sont révélées, confiées, données au titre du secret, de la confidence, de l’amitié et comment en rendre compte dans la recherche ? Doit-on justement en rendre compte ? Et peut-on le faire sans trahir la confiance accordée ? Jusqu’où va l’éthique du chercheur intégré dans un lieu comme celui-ci où chaque parole sincère, chaque authenticité peut être utilisée, remaniée, dérobée et brandie, en tant qu’information sur l’autre, comme

arme de pouvoir ? Je me réfère ici, au-delà d’une complexité qui tournerait autour d’une dichotomie confiance-trahison, à la question de la confidentialité dans ma recherche : jusqu’où va l’éthique de la confidentialité ?

Cette recherche a été pour moi une véritable expérience, éprouvante à plusieurs égards. Immergée dans un monde sensible et social particulier par l'observation participante répétée et sur plusieurs mois, les difficultés et les questionnements concernant mon positionnement et mon éthique m'ont fait réfléchir et appréhender les choses de manière presque schizophrénique à terme. Le fait d'être en confiance, en empathie, en compréhension en tout cas avec à la fois des personnes détenues et des membres de l’administration pénitentiaire a pu être compliqué à porter dans un monde carcéral encore polarisé, où les sons de cloches diffèrent beaucoup selon de quel côté on se trouve (et il est souvent attendu qu'on choisisse) et où de nombreux discours sont contradictoires. Derrière l'éthique, la question de l'honnêteté s’est donc imposée à moi, celle de la sincérité du chercheur dans ses relations à l'autre, qu'il essaie de rencontrer mais qu'il observe malgré tout, qu'il ne veut et ne peut pas froisser, pour lequel il est à l'écoute, malgré tout. En intégrant ces questionnements personnels dans ce travail d’écriture, il est important pour moi de rendre compte de l'expérience éprouvante (dans la polysémie du terme « épreuve ») et créative de la recherche empirique que j'ai menée, avec les questionnements et les prises de positions (méthodologiques notamment) que cela a impliqué sur le terrain et implique aujourd’hui dans l’écriture de ce travail.

III. LA PAROLE AU CŒUR DE LA RECHERCHE : UN TRAVAIL