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B Perte et complexité des liens avec l’extérieur : « C'est inhérent à la détention »

CHAPITRE 1 : SORTIR DU COMMUN

III. « UNE PRISON N’EST PAS L’AUTRE » : ETAT DES LIEUX ET DES FORMES DU

IV.3. B Perte et complexité des liens avec l’extérieur : « C'est inhérent à la détention »

Le temps de la détention peut, dans certains cas particuliers, permettre paradoxalement un resserrement des liens avec l’extérieur voire même d’en créer. ◄ Pourtant, dans la majorité des cas de longues peines, l’incarcération semble générer de fait, d’après l’ensemble des personnes détenues interrogées, une perte de liens avec l’extérieur, même quand subsiste après plusieurs années d’incarcération un noyau familial ou amical :

« Bah au départ j'ai eu 22 permis de visite. J'avais pas assez de place, j'avais pas assez de parloirs pour voir tout le monde, ouais. Au bout de 3 ans sur les 22 y'a 3 permis de visite qui survivent encore. C'est inhérent à la détention. Au bout d'un moment les gens ils se lassent. Ou ils ont pas le temps, ou ils travaillent, ou y'a ci y'a ça. C'est la vie, tout simplement! Et je le comprends très bien. Mais... C'est inhérent à toute la détention. Alors quand y'en a qui sont 20-25 ans à l'intérieur, qui sortent et qui n'ont plus personne dehors...»246

La séparation d’avec les proches est en général présentée comme la chose la plus difficile à supporter au moment de l’incarcération, puis dans le quotidien de la détention. En effet, à la fois soutien matériel si besoin mais surtout soutien psychologique et émotionnel, les liens familiaux ou amicaux semblent essentiels pour ne pas « sombrer ». D’ailleurs, l’évocation de

245 EMC16. 246 EMC16.

« Et la prison en fait moi ça m'a permis de rencontrer ma femme mais de me rapprocher de ma famille aussi. Il a fallu que je tombe en prison pour dire "je t'aime" à mes parents. Pour leur faire la bise. Pour faire la bise à mes frères et sœurs. Ouais il a fallu que je tombe en prison ouais pour ça. [Il marque une pause] Moi dans ma famille on est tous insérés. Et malgré ça me voilà en prison. Comme quoi... »

Un homme détenu au CP de Vendin-le-Vieil (EMC10)

« J'ai perdu...alors j'ai perdu tous mes liens familiaux le jour où je suis rentré en prison. J'ai perdu 99% de ma famille. Le 1% c'est ma petite sœur, qui est la seule à m'avoir suivi depuis 2009. Elle est venue la semaine dernière, c'est pour te dire qu'elle est encore là. Et aujourd'hui, à deux ans de l'ouverture...ma mère s'est rapprochée de moi, mon autre sœur s'est rapprochée de moi... Ça commence à revenir tu vois par petits paquets. Alors ils me disent tous la même chose, ce que moi j'ai pas compris à l'époque parce que je me disais "tu veux pas me parler bah tu vas te faire foutre" euh...ce que moi j'avais pas compris à l'époque elles m'ont toutes dit aujourd'hui "il m'a fallu du temps". Et donc j'ai fini par comprendre que ouais, forcément il leur a fallu un peu de temps. Donc au jour d'aujourd'hui j'ai retrouvé quasiment toute la famille, je dis quasiment parce que...il en reste deux qui veulent pas entendre parler de moi mais bon voilà...ça reviendra peut-être avec le temps après quand je sortirai. Mais ouais je vais en perm je vois mes deux sœurs, je vois mes nièces, mes neveux, je vois tout le monde et...ouais. J'ai...j'ai retrouvé un petit peu...l'espoir que j'avais perdu y'a quelques années parce que c'est quand même dur hein de perdre toute sa famille hein. C'est dur de... Tu vois j'ai mon fils le dernier je me bats depuis des années pour essayer de le voir et j'y arrive pas, et j'ai fini par laissé tomber en me disant que de toute façon j'y arriverais pas ici donc je verrai quand je serai dehors, je verrai...voilà. »

la perte totale de liens (même hypothétique) est parfois directement associée à l’idée de folie, voire de mort par certaines personnes :

« Heureusement que je les ai hein! [Il marque une pause] C'est la bouée, c'est l'ancre qui est dehors pour... pour tenir le bon cap en fait. Parce que ça je comprends certains quand ils n'ont plus personne qu'ils pètent un plomb. »247

« Je ne fais pas de bêtise... pour maman. Mais elle a 92 ans et si demain elle vient à casser sa pipe...je sais pas comment je vais réagir. Parce qu'il y aura plus rien qui va me raccrocher à la vie. »248 ◄

Certains au contraire se retrouvent à terme sans filiation, après la perte progressive de tout contact personnel avec l’extérieur. Ils peuvent alors compter sur des associations extérieures dans la recherche d’un logement, mais également sur certains dispositifs de soutien comme les visiteurs de prison249 :

« Bah disons que...jusque l'année passée j'avais des parloirs, j'avais tout ce qu'il fallait tout ça et tout et depuis l'année passée je n'ai plus de parloir... On s'est un petit peu fâchés et...et depuis bah on a coupé un peu les ponts. Et puis le reste de ma famille...ça n'a jamais été le...on n'a jamais été très très très proches et puis je leur ai jamais rien demandé et...voilà. (...) Là bon ma sortie va approcher bah je vais essayer de me trouver un petit logement par les Restos du Cœur. Donc je vais voir avec ma visiteuse qui elle bon bah s'occupe déjà aux Restos du Cœur, je vais avoir un rendez- vous avec eux pour être inscrit sur une liste pour un logement (...) C’est une personne extraordinaire pour moi... (...) Je sais bien qu'elle n'attend pas qu'on lui rende un service ou autre à côté mais...ces gens extraordinaires il faut savoir les...les remercier. Moi je dis "le jour où je sors en perm on ira manger au restaurant c'est moi qui vous invite" [il rit]. Ce qui est la moindre des choses pour moi. Parce que je pourrai pas lui rendre tout ce qu'elle m'a amené...en conseils, en discussions, en

247 EMC16. 248 ECD4.

249 « Un visiteur de prison contribue bénévolement à la prise en charge des personnes détenues. Il prépare les personnes détenues à leur réinsertion dans la société. Il peut participer à des actions d'animation collective. Toute personne majeure et au casier judiciaire vierge peut devenir visiteur de prison. » selon le site officiel de

l’administration française : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1421 « Mais heureusement y'a certaines choses qui font que... la famille entre autres ou certaines activités

qui font que tu puisses... voilà quoi un peu lâcher... pas lâcher les chevaux mais... Y'a des moments c'est vrai que ça fait du bien de... [Il souffle] Bon... [Il sourit] je dis bien heureusement qu'y a ça hein parce que franchement y'aurait pas certaines choses... la prison ce serait vraiment vraiment un autre monde. Et j'aimerais vraiment pas être à la place de certaines personnes qui n'ont aucun soutien par exemple parce que là ça doit vraiment être... difficile, surtout quand tu te retrouves dans certaines situations où t'as besoin vraiment de... d'un soutien quoi et que tu l'as pas, là ça doit vraiment être difficile, surtout dans des prisons comme celle-ci qui est un QHS amélioré faut pas se voiler la face, c'est un vrai QHS amélioré! (...) Quand on regarde la plupart du temps les gens qui font des prises d'otage des conneries comme ça c'est quoi parce qu'ils sont loin de leur famille! On veut pas les transférer, on leur fait la misère! »

Un homme détenu au CP de Vendin-le-Vieil (EMC9)

« Ce qui a été très très dur c'est la séparation de mes enfants parce que j'ai quitté la petite elle avait qu'un an, là elle vient d'avoir 9 ans, j'ai quitté mon grand il avait 13 ans, là il a 21 ans. Donc il a eu son bac pro pour être gendarme réserviste et là il vient d'obtenir son BTS dans le management. Parce qu'il veut ouvrir un magasin de vêtements, là il fait des stages. Je l'ai quitté c'était un enfant, j'ai tout loupé son adolescence et là c'est devenu un jeune homme. Là ça va faire onze mois que je l'ai pas vu et c'est...c'est dur, ça commence à être long. Je l'ai quitté c'était un bébé hein, je les ai tous quittés c'était des bébés, là [PRENOM de l'une de ses filles] elle avait un an, [PRENOM de l'un de ses fils] il avait 2 ans, [PRENOM de l'une de ses filles] elle avait 8 ans, là maintenant elle a 16 ans, [PRENOM de l'un de ses fils] il avait euh...7 ans maintenant il en a 14... [PRENOM de l'un de ses fils] il avait 2 ans maintenant il a 10 ans, [PRENOM de l'un de ses fils] il avait 13 et maintenant il en a 21. Donc c'est... En fait c'est eux qui m'ont aidée à tenir et ma maman. Sinon je pense que je me serais suicidée, ah ouais. (...) « Depuis que je suis incarcérée y'a que ma maman... Elle m'a jamais laissée en galère, je reçois mes mandats de 200 euros tous les quinze jours, elle est toujours là pour moi, des timbres, elle m'envoie des blocs notes, elle m'envoie...tout tout tout! Elle a toujours été là pour moi! »

moments passés même quand je vais moins bien, quand j'ai dû me confier à elle, lui parler de certaines choses que je ne parle pas »250

Si le maintien des liens avec l’extérieur, quels qu’ils soient, sont si importants dans un processus de « réinsertion », de ré-affiliation, c’est parce qu’ils portent en eux la possibilité d’une restauration ou d’un maintien de l’humanité, qui passe par la conservation d’une identité, du statut, de la personnalité ; ne pas être seulement « détenu » mais bien homme ou femme, parent, enfant, ami, une personne et non pas un statut figé et annihilant. C’est ce qu’explique notamment un CPIP au CP de Vendin-le-Vieil, qui parle d’une essentielle « re- narcissisation » vitale pour l’estime de soi :

« Parce que tout à l'heure je parlais de travailler vers l'accompagnement, vers l'extérieur, le retour à la vie civile... Ça passe aussi par le maintien des liens familiaux. Alors quels qu'ils soient hein je veux dire ça peut être avec des parents, des oncles, enfin la famille de façon élargie voire des amis. (...) Voilà donc c'est tout un travail qu'il faut mettre en place sur bah la question de... la reconstruction des liens. La reconstruction des liens quels qu'ils soient. Parfois on a des pères, alors là pour le coup c'est... une maison centrale où y'a que des hommes donc... y'a des pères qui se retrouvent avec des enfants avec lesquels ils n'ont plus aucun contact. Le but c'est de retravailler aussi ça. Pourquoi? Parce que l'estime de soi passe aussi par son statut. C'est pas qu'une personne détenue, c'est aussi un père, c'est un fils... enfin voilà c'est tout ça. Donc il faut retravailler aussi sur la re-narcissisation de la personne et... pour moi c'est très très important quoi. »251

Il est important de travailler au maintien ou à la reconstruction de liens avec l’extérieur car l’enfermement malmène de fait ces liens et les complique. A l’éloignement et à la privation quotidienne des proches, s’ajoutent une complexification des relations. La situation vécue en détention est souvent délicate à expliquer aux personnes de l’extérieur, si bien que l’incommunicabilité de ce qui est vécu fait souvent choisir aux personnes de parler le moins possible de ce qu’ils vivent ou de ce qu’ils voient. Ne pas tout dire à ses proches est souvent une manière de les protéger, soit de la violence vécue ou observée, soit de certaines situations

250 ECD7. 251 EMC2.

d’humiliation subies et dont la honte empêche le récit (fouilles à nu par exemple). Cette situation d’incommunicabilité d’une partie du vécu participe en un sens au processus de

désocialisation et à la fragilisation des liens en renforçant l’isolement des personnes et leur

solitude face à leur condition. ◄

La perte et la complexité des liens avec l’extérieur sont également renforcées par une perte d’intimité certaine, qui génère une perte d’habitudes et de gestes dans les relations. ◄

Il existe cependant tout un ensemble de dispositifs mis en place dans les établissements pour pallier cette perte de liens et offrir des espaces où les personnes peuvent se retrouver pendant un temps, et retrouver aussi l’habitude d’être ensemble ; c’est le cas notamment des Unités de Vie Familiale (UVF), mises en place en France à partir de 2003. Cependant, tous les établissements pénitentiaires français ne disposent pas d’UVF, et le « maintien des liens familiaux » prend bien d’autres formes au quotidien252.

La complexité du maintien des liens avec l’extérieur, et la question de la désaffiliation, ont par ailleurs souvent été citées par les personnes interrogées comme étant au cœur des difficultés que peuvent rencontrer les personnes détenues dans la projection de leur sortie de prison. La perte totale de lien avec l’extérieur semble, le cas échéant, impliquer une impossibilité de projection dans une vie future253.

Appliquée à la prison, la notion de désaffiliation permet ainsi d’appréhender un phénomène de dissociation, de distanciation et de complexification des liens sociaux avec l’extérieur qui, dans la durée, compromet fortement l’objectif de « réinsertion » assigné à la prison et questionne en profondeur le sens de la peine. Il faut d’ailleurs également noter que, si l’incarcération induit et découle de processus de désaffiliation pour les personnes détenues, le métier de surveillant pénitentiaire peut également être défini, dans une certaine mesure comme désocialisant.

252 Voir ANNEXE 14.A : Dispositifs et conditions du maintien des liens familiaux au quotidien.

253 Voir ANNEXE 14.B : Les liens familiaux comme point d’ancrage d’une possible projection vers la sortie.

« Après les liens avec l’extérieur c’est...c’est complexe. C’est...je dirais pas qu’ils sont durs, mais après comme je vous l’ai dit voilà les liens avec l’extérieur vous avez la famille déjà. La famille...faut être très contrôlé en fait. C’est ça en fait peut-être le problème que... Faut être très contrôlé dans...même par rapport à votre famille, par rapport à ce que vous dîtes à la cabine téléphonique ou dans le courrier ou l’humeur que vous pouvez dégager. Donc moi personnellement quand j’appelle chez moi je prends uniquement des nouvelles. Comme je vous l’ai dit à l’heure d’aujourd’hui j’ai une cousine c’est devenu ma meilleure amie, voilà. Et je prends uniquement de leurs nouvelles de ma famille, comment ils vont, tout ça. Je leur parle jamais de prison, mais jamais hein. Donc tout ce que j’ai pu vous dire ici dans cet entretien à ma propre famille même 5% je leur ai pas dit. Donc j’espère que vous prenez conscience de ça [il rit]. Et... Après moi je pars du principe que du moment que eux ils vont bien, je vais bien. C’est comme ça que j’essaye de leur faire comprendre, même si après j’ai conscience que... En fait moi j’ai peut-être des moments où je sais pas si c’est que je suis naïf ou que je suis bête mais quand je suis avec ma famille je pense à l’instant présent. En fait je pense pas que cinq minutes après je rentre dans ma cellule pendant 24heures au moins. Voilà j’ai toujours fonctionné comme ça. »

Un homme détenu au CD de Bapaume (ECD1)

« C'est le lieu de privation de liberté donc des privations on en a une paire hein. Parce qu'on nous prive... autant attaquer le sujet directement: quand on est en maison d'arrêt, on n'a pas de relation proche avec sa compagne. C'est interdit. Mes filles se sont bien amusées d'ailleurs parce qu'on n'a plus l'habitude du contact physique, peau contre peau par exemple. Donc cet été elles sont venues, et puis c'est des filles donc elles ont l'habitude, je me mets torse nu parce que j'avais un coup de chaleur, elles sont venues avec leurs ongles là, elles faisaient juste ça [il se sert le bras gauche avec sa main droite], voilà on n'a plus l'habitude donc... [Il fait comme s'il repoussait quelqu'un et évitait son contact]. Voilà, c'est une horreur quoi, c'est... On n'est plus habitué à pratiquement plus rien! Prendre quelqu'un dans ses bras ouais, quand on vient au parloir prendre ma grand-mère dans les bras OK pas de soucis, machin. Mais quand c'est un geste entre guillemets amoureux... On sait plus comment... T'as le mode d'emploi? [Il rit] Voilà c'est... c'est des habitudes qu'on perd forcément. [Il marque une pause] La vie en détention. On va dire qu'on se met une carapace pour plus laisser sortir ou rentrer quoi que ce soit. »