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PARTIE 0 : Positionnement méthodologique et éthique

II. L’ENQUETE ETHNOGRAPHIQUE EN PRISON

II.1. Observation participante et recherche active

Les enquêtes réalisées dans les trois lieux de cette recherche ont connu des fréquences et des durées différentes. J’ai été présente au CP d’Albolote du 19 mars au 30 juillet 2015, à raison de trois jours par semaine (généralement de 8h30 à 13h30). Au CD de Bapaume, j’ai réalisé mon enquête de terrain entre le 29 janvier 2016 et le 14 décembre 2016, à raison de deux à trois jours par semaine (généralement matin et après-midi)15. Enfin, j’ai été

ponctuellement présente à la maison centrale du CP de Vendin-le-Vieil entre avril et juin 2016 à raison de deux journées par mois, avant de m’y rendre régulièrement entre le 23 juin 2016 et le 16 décembre 2016 à raison de deux à trois jours par semaine (généralement matin et après-midi)16.

La recherche que j’ai menée peut se définir comme une sorte d’hybride, dans une démarche à la fois pluridisciplinaire −ethnographie, sociologie et art− mais aussi à mi-chemin entre une approche inductive et une approche déductive. Avant de commencer cette recherche de terrain, je n’étais pas vraiment dans ce qu’on peut appeler une démarche inductive (partir d’observations avant d’en induire des hypothèses ou des grilles d’analyse desquelles on peut enfin déduire des explications, des perspectives ou des résultats), mais davantage dans une démarche déductive. En effet, mon premier sujet d’étude était au départ de comprendre et d’observer le rôle de l’art dans un environnement contraint, comme une sorte d’expérimentation pour montrer son implication sociale et ses conséquences positives en termes de développement des liens entre les individus et de créativité, vitale à mon sens pour l’être humain. Ayant déjà été confrontée au monde carcéral et à la mise en place de projets artistiques en prison, je partais d’avance avec l’hypothèse de ce que les expériences artistiques pouvaient se définir comme une sorte de liant social et provoquaient une confrontation à

15 J’ai assisté avant cela à une réunion au CD de Bapaume dans le cadre d’un comité technique local (CTL)

autour de la programmation culturelle de l’établissement le 21 octobre 2015. La préparation du projet mené en partenariat avec le musée des beaux-arts de Cambrai m’a par ailleurs amenée à participer à plusieurs réunions entre novembre 2015 et janvier 2016). De plus, j’ai eu l’occasion de revenir au CD de Bapaume dans le cadre d’une journée d’étude autour de ce même projet le 9 février 2017.

l’authenticité chez les individus (avec eux-mêmes, avec les autres, avec l’environnement), et que cette hypothèse était d’autant plus vraie dans un lieu d’enfermement comme la prison. J’étais donc clairement dans une approche déductive, cherchant à démontrer une hypothèse en l’appliquant à des observations et à des expériences, par la mise en place d’actions17. Pourtant, mes premières entrées en détention dans le cadre de cette recherche ont très rapidement compromis cette démarche et réorienté mon approche.

Ma première expérience de terrain, dans le cadre de cette recherche, s’est déroulée en Espagne, dans un contexte pénitentiaire que je ne connaissais absolument pas et dont je ne pouvais réellement préparer la découverte, si ce n’est par un nombre important d’interrogations et une grande curiosité. Mettre en place une méthodologie à proprement parler avant d’entrer au CP d’Albolote n’était ni réaliste ni réalisable pour moi, si ce n’est dans une forme très basique de listage de points à observer, comprendre et peut-être comparer avec les modèles pénitentiaires français que j’avais pu connaître avant.

Par ailleurs, consciente que je ne pouvais prétendre comprendre ce que l’art créait socialement et individuellement en prison sans comprendre dans un premier temps la réalité et le quotidien des relations sociales à l’intérieur de chaque lieu, j’ai rapidement élargi mon sujet de recherche. Il ne s’agissait plus seulement d’entrer en recherche et en action autour d’expériences artistiques, mais bien d’entrer d’abord en recherche sur le quotidien de la prison, afin de comprendre dans quel contexte plus global intervenaient ou s’établissaient l’art et les pratiques créatives. De plus, la complexité des différents contextes carcéraux étudiés, ainsi que leurs disparités, m’ont obligée à vivre une longue phase d’apprentissage des logiques, des dispositifs, des mécaniques de chaque lieu, remettant profondément en question la possibilité de faire une (première) recherche en sciences humaines à partir d’hypothèses préétablies. Enfin, c’est bien la dimension humaine et relationnelle d’une présence quasi quotidienne sur le terrain qui m’a amenée à comprendre que l’errance, l’adaptation et les rencontres faites sur le moment allaient guider à la fois mes observations et mes réflexions dans ces lieux et devenir des références méthodologiques dans mon expérience18. J’ai donc adopté dès mes premières entrées une démarche empirico-inductive afin de comprendre et d’apprendre les relations sociales en contexte carcéral. En utilisant une méthodologie

17 J’avais donc déjà imaginé un certain nombre d’outils et de méthodes pour étudier ce qui m’intéressait, et

préparé une certaine « feuille de route » de ce que je souhaitais voir, comprendre, vérifier.

d’observations ethnographiques fortement tournée vers la parole des personnes rencontrées, il s’agissait pour moi d’être dans une enquête appréhensive et compréhensive de la vie quotidienne en prison.

Ma présence dans les différents lieux a pris forme autour de trois comportements de recherche : l’observation passive, en étant présente à différentes réunions, espaces, activités, temps de la détention ; l’observation participante, en prenant moi-même part à certaines activités ou formations à destination des personnes détenues, surtout à la maison centrale de Vendin-le-Vieil et au CP d’Albolote ; l’action (recherche-action ou active) en participant directement à la mise en place de projets artistiques et en les expérimentant parfois en tant que participante au CD de Bapaume.

L’observation passive, que j’appelle d’ailleurs plutôt présentielle19, a marqué mes premières entrées dans chaque établissement20. Cette observation présentielle, essentielle dans

une recherche d’ordre ethnographique ou ethnosociologique, m’a permis d’accéder à bon nombre de réunions, commissions, activités, projets tout au long de ma recherche. Le temps passé au CP d’Albolote a été majoritairement un temps d’observation présentielle. Au CD de Bapaume, cette observation stricte s’est très rapidement couplée avec une démarche d’action, puisque mes premières entrées en détention se sont faites dans le cadre de la présentation et de la réalisation d’un projet artistique en partenariat avec le musée des beaux-arts de Cambrai et l’université Lille 3 au mois de janvier 201521. Concernant le CP de Vendin-le-Vieil, j’ai avant

19 Les rencontres, conversations et autres entretiens informels qui ont découlé de ma présence à maintes reprises

n’entrent pas dans ma définition de la passivité.

20 En effet, mon premier jour au CP d’Albolote s’est organisé autour d’une visite des principaux lieux de la

prison et une première prise de contact avec les différentes personnes qui allaient par la suite me « prendre en charge » dans le module socio-culturel de l’établissement. Concernant le CP de Vendin-le-Vieil, ma première prise de contact avec le terrain s’est faite au mois d’octobre 2015 en assistant à une réunion de préparation avec le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) de l’établissement, un représentant de la DRAC, l’association Hors Cadre ainsi que l’association Koan qui devait par la suite intervenir à l’intérieur (ce projet n’a finalement pas vu le jour pendant ma présence à Vendin-le-Vieil). Enfin, j’ai été « introduite » pour la première fois au CD de Bapaume dans le cadre de ma recherche au mois d’octobre 2015, en assistant à un comité technique local (CTL) visant à préparer la mise en place des activités culturelles et des projets artistiques prévus pour l’année 2016.

tout assisté à plusieurs réunions de présentation de l’offre de formations par Gepsa Institut, d’abord en présence des membres de plusieurs services de la détention, puis dans le cadre de « séances d’expression collectives » avec des personnes détenues représentant les deux quartiers maison centrale alors ouverts (deux séances distinctes)22. Pourtant, étant donné le

régime « portes fermées » et la sectorisation appliqués à la maison centrale de Vendin-le- Vieil, mes premières présences en détention (ainsi que la majorité d’entre elles par la suite) ont pris la forme d’une observation participante.

22 Dans le cadre de l’article 29 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 : « sous réserve du bon ordre et de la sécurité des établissements, les personnes détenues sont consultées par l’administration pénitentiaire sur les activités qui leur sont proposées ».

23 J’ai ainsi participé à la confection de recettes, coupé des légumes, fait la vaisselle et goûté des plats dans

plusieurs séances de formation cuisine ; j’ai aidé à réaliser un meuble en bois en sciant, ponçant, clouant des planches avec un participant dans le cadre d’une séance de formation menuiserie ; j’ai assisté plusieurs participants dans le découpage, collage et la peinture de leurs réalisations dans le cadre de la formation collage, etc.

J’ai en effet pris part successivement et tout au long de l’année à des "formations" et autres activités de manière ponctuelle : cuisine, menuiserie, collage, graffiti, etc.23 Cette

participation a été essentielle au CP de Vendin-le-Vieil pour faire connaissance et rencontrer des personnes détenues avec qui j’ai pu par la suite continuer à échanger de manière régulière et qui ont plusieurs mois après accepté mes propositions d’entretiens semi- directifs. Une manière de « briser la glace » mais aussi de ne pas me positionner dans une relation d’observant-observé, déjà poussée à l’extrême dans le contexte carcéral de surveillance et de contrôle, et d’autant plus dans un établissement hyper-sécuritaire comme la maison centrale de Vendin-le-Vieil. L’informalité et la spontanéité des situations étaient à chaque fois précieuses pour me faire accepter dans la détention et pour rompre les barrières que peut générer la présence d’une chercheuse dans un tel lieu. Le fait de faire ensemble et de partager un moment en participant a été à chaque fois moteur pour engager les conversations et expliquer ma présence et ma recherche dans l’établissement.

J’ai également été dans une démarche d’observation participante au CP d’Albolote, lorsque j’ai eu l’occasion d’entrer peu à peu en participation dans la préparation et les répétitions d’une pièce de théâtre montée par des femmes détenues avec le soutien et les conseils de l’un des responsables des activités socio-culturelles de l’établissement. D’abord dans l’observation des séances de répétition et de travail, je me suis peu à peu intégrée à l’équipe logistique et

scénique de la « troupe » lorsqu’il s’agissait d’apporter une aide pour porter des éléments de décor, puis pour faire répéter les textes ou pour changer la mise en scène entre les actes de la pièce ; j’ai même intégré le tableau final de la pièce sur invitation des participantes avec qui j’ai chanté la dernière chanson de la représentation. Cette intégration progressive marquait alors peu à peu l’acceptation de ma présence dans le groupe ainsi qu’un changement de regard sur ma place dans l’établissement pour les personnes impliquées dans ce projet.

En ce qui concerne le volet action de ma recherche, je ne crois pas qu’il suffise à attribuer à mon travail le statut de « recherche-action ». Comme je le développerai davantage dans la troisième partie de mon travail, j’ai participé à deux principales expériences artistiques en prison pendant cette recherche : un projet de réflexion créative et d’exposition en partenariat avec le musée des beaux-arts de Cambrai au CD de Bapaume (pendant un an), et un projet d’orchestre participatif mené par Marie-Pierre Lassus et Lenin Mora Aragon au CD de Bapaume (pendant un mois). Pourtant, malgré ma participation à ces actions, ma recherche n’entre pas véritablement dans une démarche de recherche-action. Dans aucun des projets évoqués je n’ai été à l’initiative de la démarche ; je n’ai donc pas imaginé des actions avant d’entrer en recherche pour les utiliser comme des outils ou des expérimentations qui seraient venues mettre en pratique mes propres thèses sur l’art en prison. Ma participation à ces projets a davantage été guidée par le hasard et par une envie profonde de prendre part et de participer à des expériences artistiques pendant ma recherche. J’ai donc saisi les opportunités et les propositions rencontrées, intégrant parfois la phase de construction des projets, et parfois uniquement leur mise en place en y participant moi-même.

Cette nuance est pour moi essentielle dans la qualification de mon positionnement et de ma démarche scientifique : je n’ai pas été à l’initiative de la construction de ces actions dans un lien direct avec une quelconque hypothèse de travail que je souhaitais mettre en pratique ; je n’ai pas tenté de mettre en place des actions dans une logique de transformation d’un contexte social ou professionnel précis ; je n’ai pas tenté de proposer des actions comme des solutions à une problématique clairement établie et définie en amont. C’est en cela que je ne prétends pas que cette recherche ait été une véritable recherche-action. Pourtant, ces actions ont bien été des terrains d’expérimentation pour moi, dans mon étude des impacts que l’art et la création peuvent avoir en prison. C’est pourquoi j’utilise davantage des expressions comme celles de « recherche active », de « recherche participante » ou encore de « recherche pratique », puisque ces actions ont été pour moi des espaces-temps de

mise en pratique et d’expérience de l’art en prison.

Concernant la méthodologie de retranscription de mes observations, que ce soit dans le cadre d’observation présentielle, d’observation participante ou d’action, elle a été à peu de choses près toujours la même : une prise de notes a posteriori dans la majorité des cas, avec un retour mémoriel et sensoriel sur ce que j’avais pu vivre, voir ou entendre pendant le temps d’observation ou d’action. Ces prises de notes ont été faites à la fois pendant les pauses déjeuner, pendant les temps d’attente ou de « creux » entre des activités ou des réunions, pendant des temps de déplacement d’un lieu à l’autre au gré de mes déambulations dans les établissements, en fin de journée dans ma voiture avant de reprendre la route ou tout simplement en rentrant chez moi sous la forme d’un bilan de la journée et d’un retour sur les situations vécues, entendues ou observées. Cette méthode de prise de notes a posteriori a été appliquée à quelques exceptions près : lors de ma présence à des réunions, des commissions ou des temps de présentation, puisque je me fondais alors dans un ensemble de personnes prenant des notes ou participant aux débats ; lors d’observations de situations impliquant plusieurs personnes et où je me trouvais alors clairement en retrait comme une parfaite spectatrice sans aucune interaction avec les personnes en présence24.

Dans la globalité des autres situations, il était pour moi important de ne pas être dans une prise de notes simultanée de la situation de rencontre ou d’interaction à laquelle je prenais part, afin de ne pas renvoyer frontalement et violemment mes interlocuteurs à une situation d’observation franche et d’analyse comportementale presque clinique ; dans une inquiétude également de respect des personnes que je ne souhaitais à aucun moment objectiver ou réifier comme des cas d’école. Ce choix de prises de notes différées est l’un des éléments qui, je crois, ont permis de rendre ma présence acceptable et d’ouvrir la possibilité aux interactions et aux échanges. Par ailleurs, les observations et actions réalisées tout au long de ma présence dans les différents lieux ont pris la forme de cahiers de terrain ethnographiques, dans lesquels je me suis attachée à décrire avec le plus de précision possible à la fois les lieux, les situations, les logiques en présence, ainsi qu’à retranscrire des dialogues ou des phrases prononcées et leurs contextes d’énonciation. J’utiliserai d’ailleurs à plusieurs reprises dans ce travail des extraits de ces « carnets de terrain » afin d’illustrer mon propos ou de le développer.