• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 : SORTIR DU COMMUN

III. « UNE PRISON N’EST PAS L’AUTRE » : ETAT DES LIEUX ET DES FORMES DU

IV.3. C Surveillant pénitentiaire : un métier « désocialisant »

Il est important de souligner que la prison ne « désocialise » pas seulement les personnes détenues. En effet, dans une toute autre mesure, les membres de l’administration pénitentiaire (et surtout les personnels de surveillance) sont aussi confrontés à une complexification de leurs liens familiaux et expérimentent parfois un processus de désaffiliation avec l’extérieur.

Par exemple, l’incommunicabilité évoquée pour les personnes détenues, et l’impossibilité de

tout dire à ses proches, est aussi vécue par une grande partie des membres de l’administration

pénitentiaire, soit dans une logique de réserve professionnelle, soit parce que la réalité du quotidien est parfois indicible :

« Je veux dire moi je suis quelqu'un... il m'est déjà arrivé des choses j'en parle jamais quoi. Je me suis déjà fait agressé j'en n'ai jamais parlé chez moi, j'en parle pas à ma femme, j'en parle pas. Ça reste à l'intérieur, ça bouillonne mais bon voilà quoi. Après bah je vais dans le jardin et je m'énerve sur quelque chose [il sourit] mais bon c'est comme ça! Bon pas sur les enfants [il rit] Non voilà quoi mais bon c'est vrai que des fois on rentre on est énervé, on jette un truc... Voilà moi ça m'est déjà arrivé mon fils il me disait quelque chose voilà je l'envoyais caleter alors qu'il y est pour rien quoi! Parce que bon... On accumule on accumule mais bon on n'a pas... on n'a pas trop de soupapes quoi! Mais bon... Après il faut essayer d'apprendre à gérer quoi. »254-255

De plus, le métier de surveillant peut être, à plusieurs niveaux, vécu comme un métier désocialisant, surtout lorsqu’il s’exerce dans un rythme de « roulement »256 et dans une zone géographique éloignée du noyau familial et/ou amical :

« Et puis c'est un métier désocialisant. Pourquoi désocialisant? Parce que d'abord par rapport aux horaires atypiques qu'on fait. Quand on arrive au travail à 6h45 du matin et on part à 20h, comment voulez-vous établir...? Déjà le premier jour de repos, ce

254 ECD14.

255 Je reviendrai davantage sur les difficultés psychologiques liées aux métiers de l’administration pénitentiaire

dans la suite de mon travail (Partie 2, Chapitre 3, I.2.A).

256 Horaires alternés : de matin (entre 6h45 et 13h), d’après-midi (entre 12h45 et 19h), de journée ou de nuit

qu'on appelle la descente de nuit, on est encore fatigué, on va dormir la journée donc on est décalé! Le lendemain, et la plupart des établissements de France ils ont que deux jours de repos, la première descente de nuit et le lendemain ils sont de repos. Il a une journée pour s'occuper de sa famille. Evidemment il va pas aller au bistrot du coin ou dans la boîte de nuit pour faire des connaissances! Ça va très vite! Ça s'enchaîne très vite! On arrive quand même à concilier, c'est pas tragique on arrive, mais c'est désocialisant de ce côté-là aussi. Donc du coup le collègue il devient le copain, il devient aussi l'ami, et c'est tant mieux, mais ça reste quand même un métier qui isole hein. »257

Il est important de noter que le parcours habituel des surveillants pénitentiaires est de commencer leur carrière dans des grands établissements en région parisienne ou dans une région éloignée du domicile d’origine. Après plusieurs années loin de chez eux, lorsque l’opportunité pour les surveillants de se rapprocher des leurs se présente, elle est généralement saisie, afin de reprendre des liens plus quotidiens et réguliers, malgré les difficultés liées aux horaires de travail. Le retour dans la région d’origine, ou la lassitude des multiples déménagements liés aux précédentes mutations peuvent alors pousser certaines personnes à choisir de mettre leur carrière en « stand-by » afin de ne pas faire subir davantage de changements géographiques à leur famille ou de ne pas risquer un nouvel éloignement, puisque chaque passage de concours et de grade entraîne automatiquement une mutation. Les divorces sont également nombreux dans les rangs des surveillants pénitentiaires, du fait notamment de cette mobilité et du décalage provoqué par des horaires qui complexifient l’organisation d’une vie familiale « normale ».

Enfin, il est également important de souligner la stigmatisation qui peut accompagner l’endossement de l’uniforme de surveillant pénitentiaire. L’intégration et la perception d’imaginaires sociaux négatifs sur les métiers de la pénitentiaire peut alors générer, chez les personnels pénitentiaires, un sentiment d’exclusion ou de rejet lié à leur profession ; uns stigmatisation qui peut entraîner ou amplifier les éléments désocialisants présentés précédemment. L’étiquette du « maton », ainsi que la mauvaise image qui colle à la prison et rebondit directement sur les personnels de l’administration pénitentiaire, peuvent renforcer la perte de liens extérieurs à la pénitentiaire, et accompagner là aussi un processus de

257 EMC13.

« Depuis que je suis revenue de Paris j'ai plus de relation de travail, en gros c'est ça. Parce que... Enfin j'ai pas retrouvé mais maintenant j'ai mes amis depuis 20 ans donc... Enfin c'est mes amis que je côtoie. Après en étant à Paris, quand on est éloigné de sa famille, de ses amis, c'est un peu que des relations de travail qui deviennent des amis. Des amis pour quelques années, si on est là 10 ans... A Paris ouais c'était quasiment que des relations de travail. Après je me suis fait des très bonnes amies parmi les relations de travail hein! Y'en a qui sont venues à mon mariage... Mais après quand on rentre chez soi c'est différent. Je vous dis on retrouve en fait... bah on rentre, on a déjà nos amis donc on cherche pas spécialement à se refaire d'autres amis puisqu'on a déjà nos amis, on a en plus notre famille! Qu'on n'a pas en région parisienne, donc... Au final après avec notre rythme de travail on a très peu de temps pour l'extérieur! On travaille quasiment 4 weekends sur 6... Entre l'anniversaire de la grand-mère qui est déjà positionné depuis 6 mois et... Au final ça vous laisse combien de temps pour les amis? Parce que... Et puis bah vous quand vous avez repos mardi, mercredi, jeudi bah eux ils travaillent! [Elle sourit] (...) Avec des horaires comme ça c'est pas facile franchement... Des nuits... Moi je vois hier mon gamin je l'ai récupéré à 20h30 chez la nounou, et puis la veille au soir il m'avait pas vue... Donc après quand je pars travailler toute la journée comme ça le soir il me met la misère quoi! [Elle rit] (...) Enfin c'est pas évident parce que... Moi pour l'instant le mien il est petit donc il va pas encore à l'école mais je me dis après quand lui toute la semaine il ira à l'école et que bah moi samedi dimanche je bosse, au final je le vois quand mon gamin? Parce que lui du lundi au vendredi il sera à l'école et moi je serai chez moi, je serai en repos! Parce que j'ai mes repos la semaine essentiellement. De se dire comment on va faire quand il faudra l'amener au foot le mercredi? Qu'il aura ses matchs le samedi ou le dimanche et que y'aura ni papa ni maman pur l'amener à ses matchs de foot? Ça c'est des trucs auxquels on pense pas quand on passe le concours! Enfin on sait qu'on va bosser les weekends mais après quand on a 20 ans... Je m'en foutais quoi, parce qu'à part deux-trois sorties en boîte le weekend c'était tout quoi. Mais après c'est vrai que quand on commence à se dire "ouais mais comment on va faire avec un enfant?" Et puis les repas de famille qu'on manque, les Noël, les nouvel an qu'on passe ici? C'est vrai que c'est pas... Après je dis pas, y'a d'autres métiers hein! Les infirmières elles sont nourries à la même sauce, enfin je dis les infirmières mais y'en a énormément d'autres hein! Mais c'est pas évident non plus avec ce rythme un coup t'es de journée, un coup t'es de nuit... C'est vrai que c'est pas évident. »

désocialisation, même s’il est moins marqué que pour les personnes détenues et se situe à

d’autres niveaux : « comme si le stigmate qui marquait les premiers [les personnes détenues]

était tellement fort qu’il rendait leur sort négligeable et faisait tache d’huile, stigmatisant comme par contagion tous ceux qui travaillent en prison. »258259

Au regard des éléments qui ont été exposés autour des processus de désinsertion et de

désaffiliation qui accompagnent l’incarcération, il est possible d’affirmer que le dispositif

carcéral est un dispositif de sortie du commun. A partir de là, il est intéressant de questionner les conséquences identitaires et sociales qu’une telle sortie du commun peut avoir sur les individus. La situation d’exclusion se fait avant tout au regard des autres et de la société, puisqu’elle relève d’un rapport centre-périphérie qui conduit les individus à la marge de la société, comme l’explique Robert Castel dans ses travaux sur l’exclusion autour du concept de désaffiliation : il existe un « continuum de situations entre le centre et la périphérie

permettant de voir ce qui fait centre et ce qui fait périphérie » et dans lequel « la figure du désaffilié est le symbole de la périphérie »260. Castel précise alors que ce processus est « une

production sociale qui trouve son origine dans les structures de base de la société, l’organisation du travail et le système des valeurs dominantes à partir desquels se répartissent les places et se fondent les hiérarchies, attribuant à chacun sa dignité ou son indignité sociale »261.

L'approche de l'exclusion en termes d'utilité sociale et d’affiliation permet donc de dégager deux éléments importants. D’une part, le rôle du système normatif en fonction duquel la société évalue l’utilité sociale ainsi que le poids des représentations collectives. D’autre part, le rôle des phénomènes identitaires et de la subjectivité des acteurs : l'exclusion met en cause l'identité et la dignité de l'individu, qui peut réagir soit par le retrait, suscité par la honte

258 COMBESSIE Ph., « La ville et la prison, une troublante cohabitation », Revue Projet [En ligne] 2002/1

(n°269), p.70-76. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-projet-2002-1-page-70.htm , p.73.

259 Voir ANNEXE 3 : « Quels regards portent les gens à l’extérieur sur votre métier ? » : Imaginaires sociaux

autour des métiers de la pénitentiaire.

260 GAJAC O., « La notion de désaffiliation chez Robert Castel », Revue du Mauss permanente, [En ligne],

octobre 2015. Disponible sur : http://www.journaldumauss.net , p.3.

de soi, soit par la résignation ou la révolte262. De Gaulejac et Taboada Leonetti précisent d’ailleurs que l’ « engrenage de la désinsertion »263 s’observe dans le cumul de trois dimensions : l’absence d'emploi et donc l’absence de ressources ; l'isolement et la rupture des appartenances; enfin, la stigmatisation sociale qui impose aux individus une image négative d'eux-mêmes qu'ils ne peuvent éluder, celle d'un citoyen sans utilité sociale, voire nuisible, privé de dignité et de raison d'être264. J’aborderai cette question à travers la notion de disqualification sociale afin de revenir sur les effets stigmatisants de la prison, qui sont corrélatifs aux phénomènes de désinsertion et de

désaffiliation précédemment développés.

262 DE GAULEJAC V., TABOADA LEONETTI I., « La désinsertion sociale [Déchéance sociale et processus

d'insertion] » in Recherches et Prévisions, [En ligne], n°38, décembre 1994, Pauvreté Insertion RMI, p. 77-83. Disponible sur : www.persee.fr/doc/caf_1149-1590_1994_num_38_1_1665

263 Ibid., p.79. 264 Ibid., p.80-81.