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Entre travail prescrit et travail réel : l’interprétation des acteurs

1. Construction de l’objet de recherche

1.2. De l’institution formelle à l’institution réelle

1.2.1. Entre travail prescrit et travail réel : l’interprétation des acteurs

Les prescriptions et les documents présentés dans la partie précédente de ce chapitre correspondent au travail prescrit des acteurs, aussi bien des enseignants que des parents d’élèves, c’est-à-dire « […] ce que la hiérarchie spécifie formellement, oralement ou par écrit (consignes, notices, règlements), concernant les objectifs quantitatifs […] ; et qualitatifs […] ; les procédures à suivre » (Capitanescu, 2010, p.39) et plus particulièrement dans ce mémoire les relations familles-école. Cette auteure ajoute que le travail prescrit concernant la collaboration comporte trois fonctions principales : garantir l’équité et l’égalité de traitement, garantir la transparence et régler les rapports avec les usagers de l’école, comme les parents des élèves, afin de délimiter les rôles de chacun et leur domaine d’actions réciproques. Avec le développement de l’impératif scolaire de partenariat entre les enseignants et les familles, l’enseignement ne peut plus s’effectuer coupé du monde, mais se doit de tenir compte des

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parents. Ces derniers sont des partenaires éducatifs à part entière de l’école à qui il faut rendre des comptes et qui en demandent (Alliata, Ducrey & Nidegger, 2002 ; cités par Capitanesu, 2010). L’obligation de prescription permet ainsi de garder une certaine dimension privée de la classe en générant des règles à respecter de la part des deux acteurs, bien qu’elle puisse être considérée comme une contrainte diminuant l’autonomie des enseignants et des parents, ainsi que leur marge de manœuvre respective. Le travail prescrit permet ainsi de délimiter des territoires d’intervention et des espaces de décision.

Tant les enseignants que les parents d’élèves ont donc des devoirs et des attentes à remplir dans la recherche de collaboration. L’école complète l’action éducative des familles et ces deux acteurs sont coresponsables. Du côté des enseignants, ils doivent tenir compte des besoins particuliers des élèves et de leurs différences afin de tendre à corriger les inégalités de départ ; ils ne peuvent plus faire abstraction du milieu familial. Ils doivent également informer les parents de la scolarité de leur enfant et assurer une bonne communication, les rencontrer régulièrement, encourager leur participation à la vie scolaire, maintenir un contact régulier et échanger les informations importantes avec les APE. Les enseignants doivent dès lors ouvrir leur porte aux familles, leur rendre des comptes sur ce qu’il se passe dans leur classe et faire appel à elles en cas de difficultés de l’enfant, car elles ont leur mot à dire et aucune décision ne peut être prise sans leur accord. Du côté des parents, ils doivent offrir à leur enfant une formation et une éducation appropriées, c’est-à-dire leur permettre de grandir dans des conditions favorables à leur développement, surtout en cas de difficultés. De plus, ils doivent répondre aux convocations des enseignants, signer divers documents affirmant leur consentement ou la réception des informations écrites, collaborer et participer à la vie scolaire, participer aux APE et élire les membres des conseils d’établissement. Enfin, ils doivent favoriser la scolarité de leur enfant en respectant un certain nombre de conseils éducatifs.

Le département de l’instruction publique impose dès lors un certain nombre de normes, délimitant les rôles et les actions, que chacun de ces deux acteurs se doit de respecter. Pour cela, plusieurs termes sont utilisés, tels que « collaborer », « partenaires », « informer »,

« communiquer », « rencontrer » et « participer ». Mais comment sont-ils interprétés par les acteurs ? En ont-ils la même définition ? Comment s’approprient-ils ces rôles ? En effet, « les prescriptions sont interprétées par leurs destinataires, donc diversement comprises et acceptées, en fonction de nombreux paramètres. Rien n’assure qu’elles seront respectées du simple fait d’avoir été édictées. Le travail réel n’est donc pas la réalisation du travail prescrit » (Capitanescu, 2010, p.40). Les acteurs ont dès lors une certaine marge de manœuvre dans l’interprétation des injonctions à leur encontre qui pourrait créer des représentations et des attentes différentes vis-à-vis de la collaboration par rapport à celles de l’institution scolaire. De nombreuses différences entre le travail prescrit et le travail effectivement réalisé sur le terrain peuvent de ce fait apparaître.

De plus, selon Lessard et Carpentier (2015), « mettre en œuvre c’est interpréter. […] Il y a une interprétation nécessaire au passage réussi de l’énoncé général du discours politique à son appropriation/traduction/intégration dans un contexte organisationnel particulier et dans une

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pratique professionnelle singulière. » (p.189). Les acteurs ont un rôle à jouer dans la mise en œuvre des prescriptions et des attentes institutionnelles ; ils représentent effectivement un des cinq piliers du pentagone des politiques publiques réalisé par Lascoumes et Le Galès (2007) permettant de comprendre comment elles sont réalisées, mises en œuvre et évaluées. De ce fait, l’interprétation que les enseignants et les parents en font n’est pas forcément celle que l’institution aurait souhaitée, différenciant ainsi le travail réel du travail prescrit. Cela est d’autant plus accentué et problématique dans l’enseignement qui est un métier de l’humain rempli de relations et de situations différentes, particulières, incertaines et imprévues.

Montandon et Favre (1988) déclarent qu’il n’est « […] pas facile d’élaborer une politique dans le domaine des relations familles-école : plus l’organisation scolaire reconnaît la place des parents, plus elle se heurte à la diversité des situations familiales et à des demandes contradictoires » (p.105). Les attentes et les représentations des acteurs concernant la collaboration peuvent alors varier en fonction du contexte de la situation dans laquelle ils se trouvent.

Plusieurs auteurs ont également mis en évidence le flou existant sur la définition des relations familles-école, ainsi que sur les termes employés pour les décrire. Dans les différentes prescriptions traitant ce thème, le terme « collaboration » n’y est jamais défini. Pourtant, il est demandé aux acteurs de collaborer, de coopérer et de participer, sans pour autant leur indiquer ce que ces termes signifient. Bouchard, Talbot, Pelchat et Boudreault (1998) expliquent en effet qu’« il n’est pas certain que de part et d’autre nous donnions le même sens aux termes

« partenariat » et « coopération ». […] Il y a souvent confusion avec d’autres termes comme les mots « collaboration » et « concertation » » (p.180). Paquin et Drolet (2007) ajoutent qu’« un manque de consensus entre les auteurs quant à leur nature et leur portée ainsi qu’un usage commun de tous ces termes, comme s’il s’agissait de concepts interchangeables, nuisent à leur bonne compréhension » (p.27-28). Les significations accordées par exemple à la participation des parents sont multiples (Claes & Comeau, 1996). Elle peut signifier « […]

s’informer, connaître la composition de l’école et les programmes qui y sont suivis », mais aussi consister « […] à partager la prise de décision et à collaborer activement à la réalisation des objectifs » ou encore « prendre part à, mais aussi coopérer à, s’associer à » (idem, p.82).

Nous remarquons dès lors que moins ces termes sont définis dans les prescriptions, plus les acteurs peuvent les interpréter différemment et leur donner la signification qui leur semble la plus appropriée en fonction de leur situation.

Chartier et Payet (2014), en faisant référence aux travaux de Félix, Saujat et Combes (2012) et de Maroy (2006) estiment, quant à eux, que « les injonctions institutionnelles stipulent ce que les enseignants doivent faire, mais n’abordent jamais comment le faire » (p.32). Comme démontré effectivement lors de l’analyse des prescriptions réalisée dans le cadre de mon TIFE, très peu de moyens sont fournis aux acteurs leur indiquant comment collaborer. Ils sont dès lors libres d’utiliser les outils et les moyens qui leur semblent les plus adéquats en fonction des situations et des individus qui leur font face. Cela démontre bien que les prescriptions définissent le cadre des relations à entretenir et non pas la manière de ce faire.

Cela est également le cas pour les entretiens individuels que les enseignants se doivent de réaliser avec les parents. Les prescriptions annoncent que les enseignants doivent renseigner

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les parents au niveau des apprentissages scolaires et du comportement de leur enfant, mais n’expliquent pas comment ils doivent le faire. De ce fait, « chaque enseignant fait face à la situation en fonction de son histoire et de ses expériences passées » (Favre & Montandon, 1989, p.28). Les ajustements réalisés et les moyens mis en œuvre par les enseignants, mais aussi par les parents, pour collaborer proviennent ainsi souvent de leurs propres expériences et de leurs interprétations faites de la réalité du terrain. Elle serait ainsi sensiblement différente du travail prescrit, ce qui permettrait aux malentendus, aux incompréhensions et aux tensions de se développer.

Au final, le travail prescrit concernant les relations famille-école apparaît très flou et ne permet pas aux enseignants et aux parents, lesquels se trouvent face à une diversité de pratiques enseignantes et parentales, d’identifier clairement les attentes de l’institution. Ils ont certes les objectifs communs « d’assurer une bonne communication entre l’école et la famille et de transmettre les informations utiles aux parents sur la progression de l’élève et la vie de l’école » (Capitanescu, 2010, p.188), mais cela laisse penser que la collaboration n’est qu’une simple transmission d’informations. De plus, les différentes prescriptions ne définissent à aucun moment ce que les termes « collaboration », « partenariat » et « coopération » signifient. De ce fait, bien qu’elles cadrent leurs actions, les enseignants et les parents ne peuvent qu’interpréter les prescriptions afin de les mettre en œuvre et de les respecter. C’est pourquoi le travail réel dépend fortement de la définition personnelle qu’ils donnent à la collaboration et des pratiques qu’ils jugent utiles de mettre en place pour ce faire. Cela pose dès lors problème dans l’établissement de relations entre ces deux acteurs. En effet, « le flou des prescriptions officielles sur le statut de ces relations et les règles les régissant conduit certains auteurs (Monceau, 2014 ; Payet & Rufin, 2012) à rappeler que leur développement ne saurait conduire toujours et systématiquement à une amélioration des performances scolaires de l’enfant » (Giuliani & Payet, 2014, p.12). La prescription concernant ce domaine est donc particulièrement ouverte, car, bien qu’elle impose certaines normes à respecter, une grande marge de manœuvre est laissée aux enseignants et aux parents. L’interprétation des prescriptions qu’en font les acteurs entre alors nécessairement en jeu et guide leurs pratiques, ce qui peut avoir pour conséquence une pluralité des attentes et des représentations dans les relations familles-école.

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