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1. Construction de l’objet de recherche

1.2. De l’institution formelle à l’institution réelle

1.2.2. La pluralité de l’agir enseignant

Les différentes politiques éducatives et prescriptions développées suite à l’imposition de la collaboration entre les familles et les enseignants ont donné lieu à de nouvelles attentes que ces derniers doivent remplir. Cependant, le flou régnant sur une partie du travail prescrit ne permet pas de cadrer entièrement leurs actions dans la collaboration. De ce fait, ils ont une certaine marge de manœuvre dans l’interprétation qu’ils en font et leurs attentes peuvent être sensiblement différentes de celles de l’institution, mais également de celles des autres partenaires éducatifs. En outre, la symétrisation des relations que sous-tend la collaboration est encore très peu balisée et structurée (Payet, 2015), ce qui laisse énormément de place à la confusion des différents cadres de référence et postures professionnelles présents dans l’agir enseignant. Certains auteurs ont effectivement démontré que les attitudes et les stratégies des

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enseignants pour collaborer peuvent varier en fonction de l’origine socioculturelle des parents auxquels ils font face et des situations dans lesquelles ils se trouvent.

Cette sous-partie a alors pour but de décrire l’évolution et l’emboitement des cadres de référence qui ont parcouru l’agir enseignant dans la recherche d’une plus grande symétrie dans les relations entretenues avec les usagers de l’école et les dilemmes que cela peut créer chez les acteurs. Cela permet de démontrer les malentendus et les tensions que peut causer cet emboitement de cadres et de postures dans la recherche de collaboration, et en particulier avec les familles de milieu populaire malgré l’évolution de leurs rapports à l’école au cours de ces dernières décennies. En effet, les institutions contemporaines se sont transformées afin de rechercher plus de symétrie dans les relations qu’elles entretiennent avec leurs usagers et de répondre à leurs besoins particuliers (Payet & Purenne, 2015). L’institution scolaire a elle-même évolué, au nom de la lutte contre l’échec scolaire, vers une plus grande collaboration des enseignants avec les parents et la reconnaissance des différences interindividuelles des élèves et de leur milieu familial. Aujourd’hui, « la structure verticale a été sapée et avec elle a disparu l’univocité des enjeux, des injonctions et des significations. Place à une horizontalité de l’action, à la prééminence des relations, à la négociation des identités » (Payet, Sanchez-Mazas, Giuliani & Fernandez, 2011, p.24). C’est pourquoi les cadres de référence de l’agir enseignant ont également évolué dans ce sens, bien que les flottements actuels des diverses conceptions et représentations qui ont guidé les acteurs de l’école jusqu’à maintenant sont à l’origine de nombreux dilemmes et confusions dans les rapports entretenus avec les familles, ainsi que d’une persistance de l’asymétrie de ces relations. Expliquer dès lors les raisons de cette transformation sociétale permet de mieux saisir les tensions qui sont encore à l’œuvre dans les pratiques réalisées par les enseignants leur permettant de collaborer avec les parents.

Au 19ème siècle, l’école avait pour but d’extraire l’enfant de sa famille et à toute instance religieuse, car seul l’Etat pouvait transmettre la culture nationale selon Jules Ferry. Elle s’est également construite sur le déni des singularités et se voulait indifférente aux différences en excluant tout contexte familial et privé. Elle reposait ainsi « […] sur une mise à distance des appartenances primaires et de rupture avec l’environnement social » (Giuliani & Payet, 2014, p.5). Ceci représente le premier cadre de référence décrit par Payet (2012) qui correspond à celui d’égalité formelle entre tous les élèves. La conséquence de ce cadre est d’adopter une posture professionnelle qui se veut « indifférente aux différences » existantes entre les élèves et qui a pour but de transformer l’enfant, un être « sans » appartenance, en un être « pour » la société. Néanmoins, malgré la vision égalitaire que cette école possédait en voulant offrir à chaque élève la même culture, la doxa républicaine avait l’intention d’éduquer les enfants dont elle estimait que les familles – principalement celles issues de milieux socioculturels faibles – ne pouvaient remplir leur rôle éducatif (Périer, 2005). Les relations asymétriques entre les institutions et leurs usagers continuaient ainsi de persister. Les parents n’avaient pas leur mot à dire et ne pouvaient participer en aucun cas à l’éducation scolaire de leur enfant.

Finalement, « l’école républicaine reposait sur un fort principe de sélection sociale » (Dubet, 1997, p.25) et donc sur les inégalités naturelles, ce qui permettait de justifier la persistance de l’asymétrie au sein de la société.

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À partir de la fin du siècle dernier, le déni des singularités a progressivement laissé place à l’individualisation des aides apportées par l’institution scolaire. En effet, « l’extension de la scolarité obligatoire, la massification des études secondaires, l’inflation des diplômes, la transformation du marché de l’emploi et de son accessibilité ont progressivement accru l’enjeu de la scolarité […] pour éviter une exclusion sociale » (Giuliani & Payet, 2014, p.55-56). L’école a donc désormais besoin des parents afin de lutter contre l’échec scolaire, ce qui a poussé le développement d’un partenariat avec les familles. De plus, cette recherche de collaboration entre les enseignants et les parents ne peut se réaliser qu’au travers de l’évolution des rapports sociaux entretenus vers plus de symétrie. Cela correspond au deuxième cadre de référence de l’agir enseignant qui est l’équité individuelle, c’est-à-dire être une inégalité de moyens à des fins d’égalité (Payet, 2012). Ce cadre demande d’adopter une posture professionnelle d’individualisation et a pour but que l’enfant, être « avec » des appartenances et des singularités, se transforme en un être « pour soi ». Dans ce deuxième cadre de référence, l’institution scolaire ne peut dès lors plus imposer ses idées aux parents, mais se doit de créer un réel partenariat avec eux dans le but d’aider au mieux chaque élève et de tenir compte de leurs besoins particuliers leur permettant d’accéder à la réussite scolaire.

Un troisième cadre de référence est ensuite apparu en parallèle à « d’autres luttes pour la reconnaissance (Honneth, 2002) de groupes discriminés en raison de leur genre, de leur appartenance ethnoculturelle, de leur religion, de leur orientation sexuelle, etc. » (Payet, et al., 2011). Il s’agit du cadre de la reconnaissance collective permettant réellement de tenir compte des groupes minoritaires et des publics en difficulté (Payet, 2012). Il incite à l’adoption d’une posture professionnelle de discrimination positive (action positive, compensation des effets de la discrimination) et considère les élèves comme étant des membres faisant partie d’un groupe. L’école accueille de ce fait un être « sans » reconnaissance et cherche à créer un être

« avec » des appartenances héritées liées à leur familles, bien que reconnues ou hybridées dans le système scolaire. L’élève est dès lors un individu qui se définit à partir de ses traits discriminants lui donnant une certaine place différenciée dans une société hiérarchisée. Dans l’école genevoise, cela s’est traduit par la mise en place du réseau d’enseignement prioritaire, visant ainsi les populations à besoins particuliers et l’égalité des chances en matière de réussite scolaire.

Ces trois cadres de référence cohabitent aujourd’hui malgré leur apparition successive. La coexistence de ces trois schèmes d’interprétation d’autrui régit l’agir enseignant et ne permet pas aux enseignants d’adopter une seule et unique posture professionnelle. Ils se retrouvent partagés entre ces diverses possibilités d’action et réalisent des arrangements locaux et des ajustements de leur pratique en fonction des situations (Payet et al., 2011). De ce fait, lorsque nous nous plaçons au niveau des acteurs, la pluralité des logiques d’action qui guident leurs expériences est centrale, pluralité abordée « […] sous la forme d’une multiplicité de ressources, de références, dont les acteurs disposent pour donner sens aux situations dans lesquelles ils sont plongés et aux positionnements qu’ils adoptent en termes de circulation entre logiques contradictoires, de dilemmes, d’ambivalences […] » (Bonny, 2012, p.19).

L’agir enseignant est dès lors parsemé d’une pluralité des cadres de référence qui structurent les actions des enseignants, ce qui engendre une pluralité des actions parentales en réponse

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(lesquelles sont aussi animées par leurs propres logiques, voir infra 1.3). Selon Payet (2012),

« il revient alors à l’acteur de décider en situation ce qu’il convient de faire, « pour le mieux ». Il lui revient de mener le travail d’arbitrage entre les principes, de hiérarchisation entre les valeurs, de choix entre les missions » (p.106). Cela a pour conséquence le maintien d’une certaine asymétrie des relations entre l’institution scolaire et leurs usagers, bien que ces derniers et leurs besoins y soient reconnus. La collaboration entre les enseignants et les parents d’élèves n’est donc pas toujours évidente à mettre en place, leurs pratiques pouvant être sensiblement différentes en fonction des situations et de leur propre vécu. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une confusion entre reconnaissance des publics en difficulté, en particulier les élèves provenant de familles de milieu populaire, et éducation de ces dernières afin qu’elles se conforment aux pratiques scolaires, est présente.

1.2.3. Les rapports entre l’école et les classes populaires : reconnaissance ou éducation ?

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