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Problématique : des enjeux et des malentendus dans les interactions face à

1. Construction de l’objet de recherche

1.4. Une perspective interactionniste sur les relations enseignants-parents : problématique

1.4.1. Cadrage théorique et problématique

1.4.1.2. Problématique : des enjeux et des malentendus dans les interactions face à

Nous l’avons expliqué, l’interaction représente l’influence réciproque que les individus exercent sur leurs actions respectives (Goffman, 1959/1973a). Ils interprètent à la fois la signification des actions d’autrui et définissent la signification des leurs, afin de donner à leurs partenaires des indications sur leurs propres intentions. Cependant, la communication entre deux individus ne se déroule pas toujours dans de bonnes conditions. En effet, il est possible qu’ils n’attribuent pas les mêmes significations à une même situation vécue. Des malentendus et des tensions peuvent alors s’insérer dans les interactions, ce qui rend difficile la négociation du sens permettant de parvenir à un consensus commun. Il est dès lors maintenant intéressant de nous focaliser sur les différents enjeux qui se jouent dans les interactions de face à face, ainsi que les mécanismes communicationnels et les stratégies que peuvent utiliser les individus en interaction afin de parvenir à leurs fins, tout en les liant à notre problématique de recherche.

Dans le cadre de ce mémoire, nous avons choisi de nous focaliser sur les interactions de face à face entre les enseignants et les parents. Pour cela, nous avons observé les entretiens individuels entre les enseignants et les parents. En effet, ils représentent un des trois moments de rencontre officiels que ces acteurs doivent réaliser durant l’année scolaire afin de respecter les prescriptions et les directives institutionnelles. Les acteurs principaux des relations familles-école sont alors amenés à interagir afin que les enseignants puissent informer les

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parents de la situation scolaire de leur enfant, aussi bien de ses résultats scolaires que de son comportement ou de son attitude face au travail. Pour cela, la plupart de ces rencontres sont basées essentiellement sur la remise du livret scolaire comportant les moyennes dans les différentes disciplines des élèves et des appréciations sur son comportement. Les interactions de face à face entre les parents et les enseignants lors de ces rencontres, accompagnées de leurs discours sur la situation vécue, représentent ainsi le matériau principal de cette recherche, car il permet d’observer la pluralité des pratiques des acteurs, les dilemmes auxquels ils sont confrontés dans les interactions et les interprétations qu’ils font de la situation.

Les entretiens individuels entre les enseignants et les parents de leurs élèves représentent alors un espace rempli d’interactions dans lequel les acteurs exercent une influence réciproque sur leurs actions respectives. En effet, tant les enseignants que les parents interprètent la situation et les actions d’autrui, ce qui influence également leurs propres actions. Cependant, l’interprétation qu’ils en font ne correspond pas forcément au sens que l’autre interactant a voulu qu’il donne à ses propres actions, créant ainsi des malentendus et des tensions dans les relations. De plus, ce processus d’interprétation est lui-même influencé par les attentes et les représentations que ces deux acteurs ont dans et de la collaboration. L’objectif de cette recherche est alors de mieux comprendre comment les acteurs interprètent les situations de collaboration vécues et quel sens ils leur attribuent. Il s’agit également de mieux comprendre les stratégies mises en œuvre par les acteurs dans l’interaction pour que leurs attentes se réalisent. A travers cette recherche, nous cherchons alors à répondre aux questions suivantes : Quelles sont les attentes et les représentations des acteurs vis-à-vis de la collaboration ? Quel sens les acteurs attribuent-ils à la situation vécue lors de l’entretien individuel vécu ? Quelles stratégies utilisent-ils pour que leurs attentes se réalisent en situation ? Quels sont les malentendus et les tensions présents dans ces relations ? Quels sont les dilemmes et les ambivalences auxquels ils font face ? « Il s’agit [alors] de saisir des acteurs face à des dilemmes, à des empêchements, conduits à bricoler, à réagir en situation, à hiérarchiser par eux-mêmes des principes d’action pluriels et contradictoires » (Payet & Giuliani, 2014, p.57).

Afin de répondre à ces questions, il est donc essentiel de nous baser sur l’observation des interactions parents-enseignants, de leurs pratiques réelles dans la collaboration et de pouvoir accéder à leurs discours. Le fait de nous situer dans une perspective interactionniste de recherche nous permet justement d’identifier ce qu’il se passe dans la situation, dans l’interaction et de mieux comprendre quelle négociation du sens est établie par les acteurs qui peut donner lieu à des malentendus, des rapports de pouvoir ou être heureuse lorsqu’ils parviennent à un consensus. Nous centrer sur les interactions nous permet alors de saisir l’espace, la communication et la collaboration « en train de se faire » de façon concrète, c’est-à-dire telle qu’elle est vécue par les acteurs. Nous pouvons alors y observer les phénomènes de suspicion ou au contraire de connivence et de mise à distance d’autrui lorsque les acteurs ne sont pas sur la même longueur d’onde. Nous pouvons également y voir les mécanismes et les stratégies utilisées par les acteurs pour que leurs attentes se réalisent dans les interactions.

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Selon Goffman (1959/1973a), la vie en société est une grande scène dans laquelle les interactions que mènent les individus en société correspondent à une représentation théâtrale.

Cette dernière a pour définition « […] la totalité de l’activité d’un acteur qui se déroule dans un laps de temps caractérisé par la présence continuelle de l’acteur en face d’un ensemble déterminé d’observateurs influencés par cette activité » (p.29). En effet, les acteurs jouent des rôles en s’adaptant aux situations et au public auquel ils font face, sans qu’il y en ait un plus vrai que l’autre. Les rôles ainsi joués visent à construire une définition commune de la situation, c’est-à-dire dire lui attribuer les mêmes significations et un sens négocié qui convient aux deux partenaires en interaction. Pour cela, les acteurs utilisent tout un

« appareillage symbolique », appelé « façade », leur permettant d’établir et de fixer justement cette définition. Ils peuvent ainsi utiliser le « décor », c’est-à-dire ce qui correspond à l’environnement dans lequel sont situés les acteurs, et la « façade personnelle », qui correspond aux éléments liés aux interactants eux-mêmes, tels que les signes distinctifs de la fonction, les vêtements, le sexe ou encore les comportements et la façon de parler. Ainsi, lors d’une représentation, si les acteurs ont pour intention que leur activité influence le public, ils doivent exprimer et rendre visible pendant l’interaction ce qu’ils désirent communiquer. Cela correspond à « la réalisation dramatique » de Goffman (1959/1973a). De plus, pour accentuer la réalisation de leurs attentes dans l’interaction, les acteurs peuvent également rendre visible une image idéalisée de la situation en dissimulant certains éléments qui pourraient leur faire perdre la face, c’est-à-dire les empêcher de poursuivre « […] une ligne d’action telle qu’on l’attendrait dans une situation de cette sorte » (Goffman, 1967/1974, p.11).

Les acteurs en interaction poursuivent dès lors chacun le but de convaincre l’autre interactant de la validité de leur représentation. Cependant, ils courent un risque que le public ne les comprenne pas, ce qui les oblige à être vigilants dans leurs actions et mettre en œuvre des stratégies leur permettant de donner une définition commune de la situation. De son côté, le public court également un risque ; celui d’être dupé par les acteurs et ainsi de s’égarer dans la représentation. En effet, les acteurs pourraient la falsifier, c’est-à-dire donner une fausse image de la réalité et effectuer ainsi une représentation frauduleuse (Goffman, 1959/1973a), comme pour ne pas perdre la face et/ou sauver la face lorsqu’ils parviennent à donner l’impression de ne pas l’avoir perdue. Utiliser ce type de stratégies mène l’autre partenaire à craindre la duperie et empêche l’établissement d’une réelle relation de confiance. La sincérité est donc une des conditions permettant aux témoins de croire en la représentation des acteurs afin de parvenir à une définition et une interprétation communes de la situation.

Pour cela, les acteurs doivent également agir en restant maitres de leurs expressions afin d’éviter les maladresses ou les « faux pas » qui risqueraient de discréditer leur propre représentation ou bien celle d’autrui, et ainsi d’amener une rupture de cette définition (Goffman, 1959/1973a). Trois attributs permettent de donner leur représentation en sécurité : la loyauté (ne pas trahir les secrets des acteurs), la discipline (jouer correctement son rôle) et la circonspection (ne négliger aucune circonstance avant d’agir, comme le fait de choisir un public adéquat ou de préparer son scénario à l’avance). Cet auteur ajoute que « ces techniques défensives de maitrise des impressions ont pour contrepartie le tact qui pousse le public et les personnes de l’extérieur à adopter un comportement protecteur pour aider les acteurs à

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préserver leur spectacle » (p.216). Les acteurs contrôlent et délimitent les régions de leur représentation, desquelles les individus se tiennent volontairement à l’écart étant donné qu’ils n’y ont pas été invités. Cela rejoint le concept des « territoire du moi » de Goffman (1959/1973b), c’est-à-dire les limites de l’espace personnel des acteurs, aussi bien psychologiques que physiques, qu’ils ne souhaitent pas être franchies par l’autre partenaire dans l’interaction sous peine de sentir offensés. Les offenses territoriales consistent alors

« […] pour un individu à empiéter sur une réserve revendiquée par et pour un autre ; l’un fait alors fonction d’obstacle au droit de l’autre » (idem, p.62). C’est pourquoi il est nécessaire que les acteurs fassent preuve de « tact » afin de les éviter :

Il existe une étiquette compliquée qui indique aux gens comment se comporter en qualité de membres du public. Cette étiquette commande de témoigner aux acteurs l’attention et l’intérêt qui conviennent, de ne pas hésiter à suspendre sa propre représentation de façon à ne pas provoquer trop de contradictions, d’interruptions, et à ne pas trop attirer l’attention ; de s’interdire toute action ou toute déclaration qui pourrait constituer un faux pas ; de chercher, par-dessus tout, à éviter une scène. (Goffman, 1959/1973a, p.217-218)

Afin de ne pas perdre leur propre face, ni celle des autres, les acteurs coopèrent dans l’atteinte de leur but commun. Le tact est justement ainsi un élément permettant cette « coopération tacite ». Il s’agit alors de parler par allusions, d’utiliser un langage rempli d’insinuations, d’ambiguïtés, etc., car la communication par sous-entendus est niable dans le sens où les acteurs n’ont pas l’obligation d’y faire face (Goffman, 1967/1974). Ainsi, pour créer une définition commune de la situation, les acteurs doivent veiller à garder leur face et celle des autres, c’est-à-dire à maintenir une ligne d’action dont leur propre image est consistante,

« […] c’est-à-dire appuyée par les jugements et les indications venus des autres participants, et confirmée par ce que révèlent les éléments impersonnels de la situation » (idem, p.10). Au contraire, si cette logique du tact n’est pas respectée et que les individus se sentent offensés par autrui, ils peuvent utiliser des stratégies de retrait et ne plus prendre part aux interactions, ce qui consiste en une rupture nette de la définition de la situation, tout comme une mauvaise régulation de l’information reçue. Lorsque cela arrive, les acteurs doivent alors veiller à

« réparer » leurs actions, et donc à « […] changer la signification attribuable à un acte, de transformer ce qu’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable » (Goffman, 1959/1973b, p.113). Les échanges réparateurs représentent alors les mouvements effectués par les acteurs en rapport avec une offense virtuelle qui permettent dans la plupart des cas de considérer que l’affaire est terminée.

Au final, nous remarquons que le respect de la logique du tact ne permet pas toujours de parvenir à une définition commune de la situation entre les acteurs en interaction. En effet, la négociation du sens est sujette à des malentendus qui peuvent conduire à des offenses et donc à la rupture de cette définition. Selon Goffman (1959/1973ba), les acteurs font donc face à des aspects dramaturgiques de la condition humaine à l’intérieur même des interactions :

« problèmes communs de mise en scène ; souci de savoir comment les choses apparaissent ; sentiments de honte justifiés et injustifiés ; attitude ambivalente envers soi-même et envers le public […] » (p.223) en sont des exemples. Dans notre mémoire, nous avons donc pour

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objectif de chercher à mieux comprendre ces aspects et les enjeux qui se jouent dans les relations familles-école au cours des entretiens individuels parents-enseignants. A l’aide des concepts issus de la théorie de Goffman développés ci-dessus et de l‘observation des interactions de face à face, nous souhaitons identifier quels sont les malentendus, les tensions et les ambivalences auxquels sont confrontés les principaux acteurs de notre recherche et mieux comprendre comment la négociation du sens et la définition de la situation s’opèrent.

Notre question problématique est alors la suivante : Quelles sont les attentes et les représentations des enseignants et des parents d’élèves vis-à-vis de la collaboration et comment se traduisent-elles dans l’entretien individuel ? Comment celui-ci, en tant que scène d’interaction, permet-il (et organise-t-il) leur expression et quelles ambivalences, tensions et malentendus sont-ils à l’œuvre dans les processus d’interprétation réciproque, tant par l’enseignant que par les parents ?

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