• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. Cadre théorique

2.5 Transformations et guérisons en lien avec l’objet d’étude

2.5.2 Transformations et guérisons au niveau personnel

Les approches dialogiques transformatives pratiquées en contexte de résolution de conflit se font notamment sous forme d’ateliers ou de sessions d’écoute comme on le retrouve dans les délégations organisées par TCLP.50 . Le but est de créer un environnement positif et conducteur pour la résolution

50 L’ouvrage de Kurianski (1987) présente nombreuses initiatives oeuvrant dans ce but en Israël-Palestine. Ce type d’activité de transformation des conflits prend place dans divers endroits dans le monde et à cet égard, une

80

de conflit et de mettre l’emphase sur la transformation de la relation entre les parties (LeBaron, 2002). Ceci est fait en vue d’apporter une plus grande compréhension et empathie pour tous les participants. Cela rejoint les pratiques de médiation transformationnelles qui portent sur les conditions psychologiques propres à chaque partie, avant ou pendant la médiation et la négociation (Moore, 2003). Une dimension informelle est souvent présente afin d’ouvrir la possibilité de construire un lien de confiance et un rapport interpersonnel entre les participants. Des intermédiaires peuvent aider les parties à redéfinir et à réparer les relations conflictuelles entre eux, de sorte à ce que chacun retrouve l’équilibre émotionnel, le respect de soi, la dignité et des sentiments de considération les uns envers les autres (Bush & Folger, 1994).

Il est de mon avis que la pratique de l’ÉC s’inscrit dans les pratiques d’apprentissage transformatives (Mezirow et al., 2009, p. xi): « Transformative learning is an approach to teaching, based on promoting change, where educators challenge learners to critically question and assess the integrity of their deeply held assumptions about how they related to the world around them ». Le rôle des facilitatrices au sein de la délégation de 2010 et lors des formations à l’ÉC est central : ce que les participants à cette étude ont témoigné et que j’ai observé. Comme le rapporte Pace dans son étude (2005) : « Delegates often describe these trips as intense, challenging, transformative, life-altering experiences ».

Des travaux sur les expériences transformatives de la conscience et les cheminements qui s’ensuivent ont été effectuées pour le compte du Institute of Noetic Sciences. Shlitz, Vieten et Amorok (2007) ont tenté de mieux comprendre ce type d’expérience en collaboration avec des experts et praticiens d’un large éventail de traditions et de cultures religieuses et spirituelles. Ces auteures voient ces travaux de recherche comme faisant partie des sciences transformatives dont l’objet porte sur la transformation (2007). La recherche transformative est vue comme (Trevors et al., 2014): « That which transforms or causes a major change in thought patterns concerning an area for scientific endeavor ». La définition des expériences transformatives retenue par Shlitz et collaborateurs est (2007, p. 203): « A shift in your perspective on yourself, your life, and the world in which you live. » Les auteurs expliquent qu’elles ont comme conséquence de changer la vie de la personne, en comparaison avec des expériences dites « exceptionnelles » qui sont typiquement de courte durée et n’ont pas nécessairement un impact transformateur en profondeur pour le reste d’une vie. Ces expériences montrent un point commun : l’élargissement radical de la vision du monde (worldview) qui mène à une redéfinition de l’identité, du

initiative au Liban : Healing the Wounds of History organise des activités et ateliers visant à adresser les causes psychologiques de la violence et donc l’emphase sur cette dimension personnelle vécue par chacun, avec comme assomption que ceci s’inscrit au sein de l’histoire et dimension social et culturelle de ce pays. Voir https://healingwoundsofhistory.com/about/ pour plus de détails.

81

sens et du but de la vie (Idem). Ces transformations peuvent se manifester rapidement ou s’étayer dans le temps, mais dans tous les cas la vision du monde est changée de façon dramatique et permanente. La personne en sort avec une vision commune plus bienveillante, aimable, remplie de compassion, altruiste et connectée à l’autre et vouée à créer un monde plus juste, viable et en paix. (Shiltz et al., 2007).

Les travaux de Pace (2005) et la présente étude montrent ce type d’expérience vécu par des délégués. L’approche de l’ÉC part du principe que des activités qui mettent l’emphase sur l’humanité de chaque partie dans le conflit sont clé pour transformer les relations adversariales. Transformer ces relations est central pour construire la paix (Pace, 2005, p. 8). Cela passe entre autres par la transformation du narratif associé au conflit et ses protagonistes. Les expériences racontées par les invités aux sessions d’écoute génèrent de nouvelles formes de sens et compréhension partagés. Des changements s’effectuent sur la perception de l’autre, voir l’ennemi et par le fait même des préjugés, même envers les membres de son propre groupe identitaire (Pace, 2005, p.130), pour le meilleur ou pour le pire. Pace rapporte dans les résultats obtenus avec l’expérience des délégués des « formes d’éveils personnels » (p. 118), des « perspectives plus inclusives sur le conflit » (p. 119), une « plus grande capacité à écouter des récits qui peuvent sembler dissonants pour les écouteurs » (p. 122) et à « contenir plus d’une ‘vérité’ sur le conflit » (p. 120). Pour certains, faire face à diverses peurs est transformateur tel que se rendre dans des lieux visités (territoires occupés, etc.). Une plus grande ouverture et empathie font partie de ces expériences (Pace, 2005, p. 126). Le fait que les délégués arrivent disposés à apprendre facilite ces changements et des dires d’un interviewé par Pace (2005, p. 153) : « The project sets up the conditions to support a self- conversion process for the speakers and listeners alike, a movement towards an evolutionary shift in the direction of non-violence and justice seeking perspectives ».

Le cœur du modèle théorique et appliqué issu de la présente étude porte sur mieux décortiquer et comprendre ces conditions. Il fournit une connaissance centrale sur le nexus entre pratique et spiritualité dans l’optique sugérée par Lederach qui indique qu’on doit s’y pencher, dont du point de vue des sciences des religions :

The combination of the two therms, ‘spiritual’ and ‘practice’ carries a paradoxial quality. Spirituality points toward mystery if not mysticism. Practice evokes the image of habit or daily activities of the devotee. Thus the phrase spiritual practices may draw our attention toward quasi- technical explorations of behavior and action, a kind of religiously based classification useful for cross comparison responsive to questions like these: How do religiously motivated persons explain their action? What rituals do they follow? What preparation do they practice? These questions reflect a pragmatic orientation to ‘spiritual practices’, but they rarely dig deeper, toward the more

82

profound ways of being and attitudes that may help explain creative forms of positive in response to enmity. (Lederach in Omer et al., 2015, p. 549-550)

Dans cet optique, Appleby, Rojas et Lederach ont complété en 2013 une bibliographie annotée sur cinq grands corpus littéraires afin d’explorer le nexus entre créativité, spiritualité et compassion dans des champs aussi divers que les neurosciences, les traditions contemplatives, les professions d’aide, la construction de la paix et les arts (Lederach, 2015, p. 560). Les points de convergence entre eux se sont avérés être peu nombreux selon Lederach mais ce qui les unissait sont des pratiques centrales et régulières mettant l’emphase sur la pleine conscience et des formes de méditations et de prières, le yoga et l’utilisation de symboles. Ces pratiques dit-il fournissent des habitudes spirituelles où la personne se « centre » et vise un équilibre (centring and balancing), forgeant une connexion avec un « espace sacré à l’écart » (sacred space apart) des demandes du travail et du quotidien, vers une reconnexion avec un sens, un but et raison (purpose). Dans une forme de dialogue/espace visant une plus grande compréhension (dialogue for understanding) à l’instar d’autres formes de dialogues dont le but est la négociation et l’accommodation politique notamment, la connexion se fait à divers niveaux : avec soi, avec l’autre, avec la nature et toute forme de transcendance selon les choix, habitudes et traditions de chacun (Lederach, 2016, p. 444).

En ce qui a trait à la notion de guérison comme telle, Pace rapporte (2005, p. 8): « More than one Palestinian reported to me the healing effects they experienced through sharing stories of injustice, injury and suffering. » Ceci bien qu’elle ait constaté que plusieurs invités ne venaient pas avec cet objectif en tête (guérison et transformation via le narratif) mais celui de sensibiliser sur leur perspective sur le conflit (Pace, 2005, p. 9). Dans le premier guide à l’ÉC, on affirme que le fait d’écouter le cœur d’un autre être humain avec empathie et compréhension construit la confiance rapidement et que ce type d’écoute est profondément guérisseur (Howschinsky, 2001). Les pionnières de l’écoute compassionnelle partent du principe qu’une écoute de qualité attentive à la souffrance de l’autre, ouvre la voie à la transformation, voire la guérison (healing)51. Kerner Furman a participé à une délégation de TCLP en Israël-Palestine et

écrit l’article Compassionate Listening as a Path to Conflict Resolution dans le Journal for the Study of

51 La notion de guérison - healing en anglais – résonne plus près d’une guérison de type physique en lien avec une maladie par exemple, qu’au niveau psychologique, émotionnel et spirituel comme on la retrouve largement utilisée avec le mot ‘healing’. Les termes de réparation et de restauration (de l’état de santé à ces niveaux) font aussi partie du vocabulaire entourant celui de guérison en contexte de construction de la paix. Pace indique que bien que l’ÉC est décrit comme un processus de guérison pour les écouteurs et écoutés, un regard sur l’itinéraire révèle les complexités associées à cet agenda.

83

Peace and Conflict en 2010. Se basant sur un écrit de Hoffman en 2003 : A new Aproach to Peace : Speaking Truth to Power, elle démontre la portée de cette idée de base pour l’ÉC :

As Hoffman claims that no side “is the sole repository of Truth”, she reveals her Quaker commitments: “But each of us has a spark of it within. Perhaps, with compassion as our guide, that spark in each of us can become a glow, and then perhaps a light, and we will watch one another in awe as we become illuminated. And then, perhaps, this spark, this glow, this light will become the enlightening energy of love that will save all of us”. (Kerner Furman, 2003, page 31)

Pour Green, les transformations et guérisons prennent place autant du côté des invités que des délégués.52

La définition de guérison pour cette étude est empruntée d’auteurs prolifiques sur le conflit israélo- palestinien dans une perspective psychosociale (Nets-Zehngut & Bar Tal in Kuriansky, 2007, p. 10) : « Restoring the object of the healing to a sound and healthy condition ». Hoffman (2003) réfère à: « Some restoration to wholeness of something that has been severed or broken. » Nets-Zehngut et Bar-Tal (in Kurianski, 2007) s’inspirent de Viktor Frankle (1998) pour dire que la guérison vise à réduire au moins partiellement la douleur et la souffrance causée par le conflit. Pour eux, la « guérison de soi au niveau collectif » (collective self-healing) demande que la guérison prenne place à l’intérieur de l’individu, en lien avec sa société comme entité, sans nécessairement collaborer avec l’autre partie du conflit, alors que la réconciliation demande l’interaction des deux parties.

Si les efforts de réconciliation et de création d’ententes de paix ne prennent pas en considération la dimension psychologique, tant individuelle que collective, le syndrome de l’impuissance apprise (learned helplessness) et des sentiments de colère et de haine qui mènent à des conduites destructrices peuvent s’installer telles qu’observées en Israël-Palestine selon Kurianski (2007). La haine peut envenimer le conflit. Dans ce contexte, pouvoir guérir en tant que groupe comme tel devient un élément essentiel pour pouvoir guérir face à l’autre groupe. Les spécialistes du dialogue pour la construction de la paix mettent ainsi l’emphase sur le rôle joué par les sentiments tels que la confiance, le respect et l’empathie, en plus de l’échange d’idées et de réflexions pour parvenir à une compréhension commune (Pruitt & Thomas, 2007, p. 22). Ces qualités n’excluent pas la capacité de pensée critique et au contraire, elles prédisposent pour un dialogue constructif sur ces éléments pouvant être critiques. Dont ceux liés à des éléments systémiques tels que politique, économique, judiciaire et autres qui ne disparaissent pas

52 Ces propos de Green proviennent d’un entretien semi-formel que j’ai eu avec elle, en personne, visant à discuter de certains éléments liés à l’approche de l’écoute compassionnelle dans le cadre de cette étude. J’ai fait un verbatim de cet entretien.

84

lors d’une écoute avec compassion, mais qui peuvent se voir recadrer au niveau humain dans la qualité du lien interpersonnel et intergroupe qui prend place.

Dans une perspective clinique, Burton explique l’association de l’écoute avec la compassion sur la guérison (healing) :

Through being heard with compassion, patients can experience their own sacredness and thus enter into a process of healing. Hearing with the heart, withholding judgment, and maintaining appropriate boundaries is linked to compassionate listening and through being heard with compassion, patients can experience their own sacredness and thus enter into a process of healing. (Burton, 2002, cité dans Gilbert 2002, p. 164)

Rehling (2008) affirme que la particularité de l’écoute compassionnelle par rapport à d’autres formes d’écoute est de comprendre une forme de guérison émotionnelle. Le psychologue Paul Gilbert, fortement influencé par le bouddhisme, dont tibétain, a écrit quelques ouvrages sur la guérison émotionnelle via la compassion. Il explique comment la honte et la critique personnelle sont inhérentes à plusieurs problèmes de santé mentale et il voit la compassion comme centrale pour aider la guérison (Gilbert in Rehling, 2008, p.1) : « Compassion involves being open to the suffering of self and others, in a non-defensive and nonjudgmental way. Compassion also involves a desire to relieve suffering, cognitions, related to understanding the causes of suffering, and behaviors, acting with compassion. » Une compilation d’études scientifiques montre d’ailleurs une signification statistique stipulant un « effet de compassion » et atteste à l’importance fondamentale de la compassion et de l’empathie dans la guérison. 53 Ceux qui

témoignent de ces guérisons insistent sur le fait qu’un lien émotionnel est crucial pour éliciter l’effet de guérison selon Goleman (2006). Le modèle-type médical qui présente une dualité entre le corps et l’esprit et où les facteurs émotionnels, psychologiques et spirituels sont considérés moins réels que les facteurs physiques, s’estompent graduellement dans les sciences positivistes affirme-t-il. Ce que nous avons dû gérer dans cette étude notamment et qui a découlé vers la perspective intégratrice plus haut annoncée. Nous verrons, à la lumière des données découlant des entrevues et du questionnaire en ligne, comment se décline le type de transformations vécues par les participants à l’étude, lesquelles combinées avec

53 Des travaux en physique quantique par des chercheurs éminents en neurobiologie, en mathématiques, en physiques et autres sciences pures émettent diverses hypothèses sur des évènements de type-psi, paranormaux, non locaux et autres qui pourraient inclure des effets de guérison. Une corrélation existe entre des effets physiologiques mesurables et l’amélioration de résultats cliniques suggérant qu’un effet de guérison réel est médiatisé par la compassion et l’empathie. Voir l’ouvrage publié en 2008 Measuring the Immeasurable : The Scientific Case for Spirituality (Sounds True : Boulder) pour plus de renseignements.

85

l’impact de l’approche de l’ÉC dans les efforts de paix selon eux apportent des réponses aux questions d’étude et en informe la portée transformationnelle.

À ce niveau, la recherche porte particulièrement attention à la notion de peacemaking in practice qui se penche sur la pratique ou praxis de « faire la paix » non sans écho du « être la paix » de Nhat Han cité plus tôt. En ce sens, deux volumes publiés en 2012 par Nan, Mampully et Bartoli, Peacemaking : from Practice to Theory, sont révélateurs du type d’enseignement dans lequel s’inscrit cette thèse. Ces auteurs réunissent plus de 48 chapitres écrits par des sommités dans le domaine de la construction de la paix appelés à relater, à partir de leur perspective comme constructeurs de la paix (peacemakers) et de chercheurs qui observent les processus de construction de la paix, comment « la paix est créé ». Ceci en partant du principe que la paix « se fait » partout autour de nous en ce sens qu’elle est créé en tout temps là où se trouve la violence et où elle vise à construire des relations constructives à l’encontre de cette violence. « Faire la paix » est présent dans les familles, communautés, milieux de travail et autres et s’avère un acte créatif en soi que ces auteurs visaient à mieux comprendre. Leurs ouvrages réunissent un savoir qui éclaire sur ce qui nourrit la paix et la sagesse entourant ces connaissances et des façons d’en accroître les capacités. Leur approche contraste avec celles souvent rencontrées dans ce domaine qui exposent en premier des modèles et théories qui peuvent paraître rigides à leur avis :

By moving from practice to theory, this two-volume set makes a radical departure from previous analyses that emphasized the application of formal models towards peacemaking. Instead, the books foreground the peacemaking practices produced, recorded, recognized, and understood by a wide variety of individuals and institutions. Our intention is to refocus the study opted by peacemakers towards a systematic understanding of the various practices adopted by peacemakers around the globe. (Nan et al., 2012, p. xiv, volume 1)

C’est ainsi que les auteurs prolifiques de ce domaine exposent leur expérience sur ce qui facilite de « faire la paix », là où ils exposent des modèles et théories ayant trouvé un chemin issu ou résultant du terrain. C’est une emphase sur ce qui est au cœur de la praxis et pratique de la paix qui est favorisé et décrit. Ce qui porte foncièrement sur la construction de relations et d’environnements pacifiques. La présente étude participe à ce type d’ancrage en regard de la paix pour mieux éclairer par le fait même la méthode de l’ÉC à partir de ceux et celles qui la pratiquent dans le cadre de délégations organisées par TCLP. Car la definition de peacemaking dans ce nouveau champ d’exploration pour les auteurs, est (Nan et al., 2012, p. 76): « Peacemaking can be defined as an appropriate response of the actors involved in the conflict (either as party to it or as intermediary) that moves (or is intended to move) the human system away from violent confrontation toward cooperative inquiry ». Le modèle théorique et appliqué issu de cette étude

86

participe à aider à comprendre comment peut se « bâtir la paix » (peacemaking) en ce sens et le type de « réponses du cœur » qui facilitent l’intégration d’un « agenda du coeur » à ces efforts de paix. La dimension appliquée du modèle nous mènera à voir comment des perspectives théroriques présentées dans cette section prennent forme dans la pratique.