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CHAPITRE 2. Cadre théorique

2.4 Écoute et dialogue en lien avec l’objet d’étude

La littérature scientifique nous renseigne sur ce qui est en jeu dans l’écoute et nous verrons l’impact en lien avec cette étude. La International Listening Association réunit des experts et chercheurs de l’écoute dans le monde depuis 1979. Au terme d’une vaste consultation auprès d’experts dans le but de travailler dans une perspective commune, elle a adopté en 1995 la définition de l’écoute suivante (Wolvin, 2010, p. 9) : « Listening is the process of receiving, constructing meaning from, and responding to spoken and/or non verbal messages ». Cette définition perdure à ce jour et l’analyse de contenu de 50 définitions de l’écoute a montré que les notions les plus souvent mentionnées sont la perception, l’attention, l’interprétation, se souvenir et une réponse (response) (Janusik, 2010, p. 204). Le type de ‘réponse du coeur’ (response of the heart) dans l’ÉC prend certes en compte celle liée à l’écoute. L’écoute est considérée comme un phénomène multidimensionnel qui implique des dimensions physique, mentale, émotionnelle et sociale chez les individus (Brownell, 2002, dans Schnapp ; Purdy, 1991 ; Wolvin &

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Caokley, 1996, cité dans Schnapp, 2010, p. 239). Tout comme ces dimensions font partie de l’amour compassionnel. En ce qui concerne la dimension spirituelle dans l’écoute, Corley Shnapp a effectué une revue de la littérature sur le sujet. Elle a recueilli des commentaires venant de divers milieux religieux et spirituels et souligne que très peu de recherches empiriques receuillent des données sur l’écoute dans un contexte religieux ou spirituel (Schnapp, 2010, p. 240).46 En général, les auteurs d’articles et de livres

religieux et spirituels assument que l’écoute prend place dans le phénomène religieux et spirituel et plutôt que de fournir des analyses scientifiques sur comment l’écoute est liée à la spiritualité et à la religion, ils mettent l’emphase sur la pratique de l’écoute et des aspects spécifiques de son processus selon elle. Ceci l’amène à se ranger du côté de Laura Ann Janusik (2002, p. 40, cité dans Schnapp, 2010) qui affirme qu’il n’y a pas un seul modèle de l’écoute qui est accepté car il s’agit d’un processus complexe et que les chercheurs se penchent sur ses divers aspects. Les travaux de Imhof sont instructifs en lien avec la notion de moment du choix.

Elle démontre que lors de l’écoute, la personne fait un « choix conscient » sur qui, quoi et quand elle veut écouter (Imhof, 2010, p. 100, citant Barker & Watson, 2000). Ce mode de perception présume qu’un plan d’action planifié et dirigé vers un but est en jeu et que la décision de diriger son attention sur un item particulier lorsque la personne entend quelque chose, déterminera la transition entre la fonction d’entendre et d’écouter (Imhof, 2010, p. 6). L’écoute comprend la fonction d’allouer son attention de façon intentionnelle selon Imhof, où l’intention agit comme une forme de filtre sur l’information et qui aura des répercussions sur la façon de la gérer (p. 101) : « The intention which guides an act of listening serves as a filter for the incoming information and facilitate retention of relevant information while irrelevant information is discarded or compromised ». Une définition de l’intention est (Slater, 2005, p. 176) : « Purpose, aim, or objective. The choice to act in a certain way » ou le fait de se proposer un certain but ; le but même qu’on se propose d’atteindre.47 Ce qui motive l’écoute et l’intention derrière cette action

mène à diverses formes d’écoute. Plusieurs sont mentionnées dans la littérature, telles de soutien

46 En 2006 dans le cadre d’une conférence internationale, un groupe d’étude sur la recherche sur l’écoute dans le domaine interreligieux a identifié comme besoin de recherches la reconnaissance et la neutralisation de nos propres mots chargés émotionnellement et phrases utilisées dans le dialogue intra personnel, interpersonnel et inter- religieux (Janusik, 2007 citée par Corley Schnap in Wolvin p. 243). Des directives pour une écoute de qualité existe dans le domaine pastoral et au sein de contextes religieux et spirituels. Dans une perspective plus large de communication référant au langage, son contenu et interlocuteurs, les écrits se voient plus nombreux car liés au cœur des écrits entourant les diverses traditions. Ceci dit, l’attention sur la fonction de l’écoute plus spécifiquement demeure ténue (Idem.).

47 Il s’agit ici d’une définition provenant de Le Petit Robert : Dictionnaire de la langue française, Paris, 2004, p. 1385.

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(supportive), profonde (deep), empathique, active, thérapeutique et autres. La littérature en psychologie éclaire sur ce qui peut être en jeu au niveau relationnel dans l’écoute. Carl Rogers et Richard Farson offrent une description de l’écoute active :

What does active listening entail? Basically, it requires that we get inside the speaker, that we grasp, from his point of view, just what it is he is communicating to us. More than that, we must convey to the speaker that we are seeing things from his point of view. To listen actively, then, means that there are several things we must do. (Rogers & Farson, 1987, p. 3)

Cette description montre que l’écoute active participe du même type d’intention qu’une partie de la compassion et où cette dernière atteint une résonnance avec la souffrance de l’écouté et une motivation à alléger sa souffrance (d’une façon ou l’autre, dans cet aspect actif qui la distingue). L’invité aux sessions d’écoute dans le cadre des délégations de TCLP est appelé à partager son histoire et son vécu sans être interrompu devant plusieurs personnes qui l’écoutent attentivement. La tâche d’écouter est moins innocente ou passive qu’elle n’en a l’air à priori, toujours selon Rogers et Farson :

The first reaction of most people when they consider listening as a possible method for dealing with human beings is that listening cannot be sufficient in itself, because it is passive, they feel, listening does not communicate anything to the speaker. Actually, nothing could be farther from the truth. By consistently listening to a speaker, you are conveying the idea that: “I’m interested in you as a person, and I think that what you feel is important. I respect your thoughts, and even if I don’t agree with them, I know that they are valid for you. I feel sure that you have a contribution to make. I’m not trying to change you or evaluate you. I just want to understand you. I think you are worth listening to, and I want you to know that I’m the kind of a person you can talk to. (Rogers & Farson, 1987, p. 4)

Parmi les chercheurs sur l’écoute, Rehling (2008) apporte des nuances et explications fort à propos en lien avec l’objet d’étude. Elle explique combien l’action d’écouter peut sembler simple en apparence mais comment salvatrice fut une forme d’écoute reçue qu’elle en est venue à appeler « compassionnelle ». Aux prises avec une maladie grave, elle a examiné pendant plusieurs mois le type d’écoute que ses visiteurs lui procuraient à l’hôpital. Ce type d’écoute compassionnelle lui a apporté une grande guérison à l’instar d’autres formes d’écoute. La forme d’écoute empathique qu’elle a observée amenait les visiteurs à lui poser maintes questions qui a fait en sorte qu’elle préparait des résumés succincts sur sa condition à l’avance. La forme d’écoute thérapeutique reçue a fait en sorte que les gens mettaient l’emphase sur le problème à régler, ce qui la campait dans un isolement plus grand ayant l’impression qu’il lui manquait quelque chose pour pouvoir régler son problème de façon adéquate, d’autant plus que les solutions n’étaient pas immédiates dans son cas. Rehling associe l’écoute compassionnelle dont elle a fait l’expérience à une écoute de forme dialogique où ce qui fut déterminant est le fait qu’elle a senti que les

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personnes pouvaient se relier à son expérience et par le fait même, elle a pu le faire elle-même et cela l’a aidée à explorer ce qui se passait, en plus de pouvoir apprendre sur ce qui se situait au-delà de sa situation. C’est-à-dire dit-elle, ce que c’est que d’être humain, de souffrir et de lutter (Rehling, 2008, p. 83). Pour elle, c’est à partir d’une position dialogique que les gens se rassemblent pour arriver à de nouvelles façons de comprendre des choses non prévues à l’avance. De façon collaborative, ils acceptent de laisser l’activité dialogique procurer un sens personnel à chacun, à leur propre façon. Cela demande une attitude d’ouverture et d’acceptation de l’autre et de s’engager dans un dialogue conclut-elle.

Le dialogue est généralement vu comme toute situation dans laquelle il y a un échange entre deux personnes ou plus. Son étymologie est grecque, ‘dialogos’ qui signifie à travers (dia) le mot (logos), ou à travers le sens du mot (Pruitt & Thomas, 2007, p. 21). Dans le contexte de l’après-guerre froide, le terme de dialogue s’est mis à désigner un type spécifique de processus participatif, ce qui l’inscrit comme processus, méthode et outil pour la construction de la paix (Idem.). Pour certains, le dialogue est un concept plus vaste que les négociations et pour d’autres, les mécanismes et les processus qui le sous- tendent doivent exister avant, pendant et après un conflit car le dialogue apporte des changements qualitatifs dans les relations (Aqa, cité dans Pruitt & Thomas, 2007, p. 24)48. C’est d’ailleurs sur la qualité

relationnelle dans le dialogue, autant en termes d’habiletés que d’environnements dialogiques, que je m’attarde dans cette thèse. Elle est décrite par Mark Gerzon (Pruit & Thomas, 2007, p. 23) : « La qualité critique du dialogue réside dans le fait que les participants se réunissent dans un espace de confiance pour chercher à comprendre le point de vue de l’autre afin de déterminer de nouvelles solutions pour traiter un problème communément établie. » Le dialogue pour la construction de la paix devient un processus pouvant éclairer sur des malentendus et renseigner sur des zones de convergence et de divergence entre les participants. Il s’agit d’un espace de découverte et d’apprentissage, ce qui amène Hal Saunders de l’International Institute for Sustained Dialogue et de la Fondation Kettering à définir le processus au cœur du dialogue comme tel :

48 Selon Aqa, le dialogue est vu par certains comme un processus de résolution de problèmes dont de nature sociopolitiques, économiques ou autres, géré par des institutions gouvernementales et d’autres le considère distinct des processus de résolution de conflits que sont la négociation et la médiation. Pour le palestinien Bassam Nasser, la négociation est un ‘processus officiel’ et peut mettre fin à un conflit mais ne peut instaurer une paix véritable entre les peuples car cela requiert des changements qualitatifs. Le dialogue pour lui est ce qui permet des changements profonds pour mener à la paix alors que la négociation peut n’être qu’une alternative à la résistance et aux conflits armés et non la paix. Saunders (1991) renchérit cette idée en affirmant que ce que l’on espère d’une médiation ou d’une négociation est un accord concret alors que le dialogue cherche à altérer les relations de manière à créer de nouvelles conditions favorisant un respect et une collaboration mutuels (Saunders, 1991 in Pruitt & Thomas, 2007, p. 24).

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Le dialogue est un processus basé sur une véritable interaction à travers laquelle les êtres humains s’écoutent suffisamment attentivement pour être mûs par ce qu’ils apprennent. Chacun d’entre eux consent à un sérieux effort pour tenir compte des préoccupations des autres, même si le désaccord subsiste. Aucun participant ne laisse de côté sa propre identité, mais chacun reconnaît suffisamment de besoins humains valables chez l’autre pour agir différemment. (Saunders, 1999, p. 22 in Pruitt et Thomas, 2007, p. 23)

Floyd documente le type de prédisposition favorable au dialogue dans l’écoute (2010, p. 127). Il identifie deux types d’attitudes et d’actions contraires pouvant prendre place chez l’écouteur. Une première attitude qu’il nomme “dialogique” est définie comme (p. x): “A turning toward, outgoing to and reaching for the other; the dialogic communicator attemps to minimize the tendency toward selfishness and manipulation of others ». L’attitude ou l’action contraire en est une monologique ayant pour effet de: « Either ignores those selfish tendencies or intentionally strives to accomplish selfish, manipulative purposes » (Johannesen, 1971, p. 375, cité par Floyd in Wolvin, 2010 p. 128). Avec comme résultante la forme suivante de communication : « Seeks to command, coerce, manipulate, conquer, dazzle deceive, or exploit » (Idem.). Tout échange peut donc être décrit en termes de discours non interrompu et cela devient un monologue, ou il peut prendre place au sein d’une conversation, d’où un dialogue. Stolorow, dans une perspective clinique à titre de psychiatre, voit aussi la compassion comme une attitude et un processus. Il la qualifie d’équivalent à une compréhension émotionnelle s’inscrivant dans un processus dialogique (en contexte clinique) :

It is the dialogic process of “undergoing the situation with the other” (Gadamer, 1975), and coming to an understanding (Verstaendigung). Together we make sense of the patient’s emotional predicament within the relational system that we experience together, and gradually this shared world changes by means of a personal reorganization of experience (of both participants). (Stolorow, 2007, p. 10)

Cette description rejoint le type de vécu et d’affirmation de Rehling ci-haut où le sens est créé dans le processus dialogique et la rencontre au niveau relationnel. L’approche dialogique en communication est aussi vue comme importante pour la construction de la paix. Beth Fisher-Yoshida notamment a fait l’exercice de mettre en commun la voix d’académiciens et de praticiens dans ce domaine qui commentent sur le dialogue et l’utilise dans leur pratique. Les thèmes communs qui en ont découlé sont (Fisher- Yoshida in Coleman & Deutsh, 2012, p. 106, citant Cissna et Anderson, 1994; Ellinor et Gerard, 1998; Isaacs, 1999; Pearce et Pearce, 2000): « Deeply listening to each other; joint inquiry in a shared exploration to co-create understanding; temporary suspension of assumptions; deepening of connection and relationship; about our humanity; a space or container in which all of the above can take place. » Ces éléments font tous partie de l’approche de l’ÉC et sont porteurs de transformation. Leur actualisation est

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complexe et ils en viendront à trouver une place et sens dans la plateforme relationnelle que comprend le modèle théorique et appliqué issue de cette étude. Le fait d’être exposé dans ce cadre permet de démystifier cette complexité.