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CHAPITRE 2. Cadre théorique

2.5 Transformations et guérisons en lien avec l’objet d’étude

2.5.1 Transformation des conflits pour la construction de la paix

Selon Kriesberg (Austin et al., 2011, p. 51) il n’y a pas une théorie d’ensemble (grand theory) dans le domaine de la résolution des conflits mais plutôt une série de propositions et de généralisations empiriques isolées, ainsi que diverses analyses de processus sociaux qui lui sont associée. Ramsbotham et collaborateurs (2016, p. 471-486) analysent le statut de ce domaine selon diverses perspectives théoriques dont réaliste, pluraliste, cosmopolitaine, critique et post-structurelle en lien avec des problématiques telles les lois et politiques au niveau international et des méthodologies privilégiées selon le moment et les buts visés dans le processus de résolution de conflit. En général, les tenants du réalisme se méfieront de tout utopisme et idéalisme ; ceux de la théorie critique se méfieront de la notion de paix libérale49; la critique post-structurelle embrasse une série d’approches non positivistes, constructivistes

et post-constructivistes et d’autres remettent en cause ce domaine s’étant définit principalement à la

49 La « paix libérale » (liberal peace) met l’emphase sur les droits fondamentaux, la démocratie, l’état de droit, les libres marchés et le rôle central des institutions internationales et des gouvernements pour construire la paix selon Daniel Philpott et Gerard F. Powers dans l’ouvrage publié en 2010 : Strategies of peace : Transforming conflict in a violenc world (Oxford University Press : New York). Il en explique les limites et propose un type de construction de la paix qui est plus stratégique afin de prendre en compte la complexité grandissante de ce domaine et où des choix et actions stratégiques sont de mise plutôt que de laisser continuer ce type de consensus général établi avec la paix libérale. Un échec de la paix libérale selon Ramsbotham et al., (2016, p. 433) porte sur le fait que son cadre est universaliste, séculier et a une approche de résolution de problèmes qui ignore les tradition religio- culturelles comme ressource pour la construction de la paix.

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lumière d’une perspective occidentale pour en redéfinir les contours de façon Non-Western/Non- Northern. Une analyse comparative et poussée selon ces angles dépasse les buts de cette étude bien que certains seront adressés en lien avec les limites du modèle dans le chapitre six. Ce qui nous intéresse particulièrement ici est la notion de transformation des conflits et comment cela prend place de l’intérieur de la personne et en lien avec l’autre. À cet égard, Lederach (2003) fait la distinction entre résolution et transformation des conflits. Pour lui la résolution de conflit vise la négociation d’une entente pour mettre un terme à la violence et si les leaders réussissent le conflit pourra cesser, ce qui favorise certes la transformation. La transformation des conflits en soi implique une transformation des perceptions sur les problématiques en jeu et les actions d’individus et des groupes, au-delà des leaders impliqués (Idem).

Dans la transformation des conflits, explique Lederach (2003), on ne cherche pas seulement à résoudre ou de contenir les difficultés au cœur du conflit mais d’en adresser les causes sous-jacentes. Le type de changement pouvant prendre place peut être au niveau personnel (attitudes, comportements, identité et perceptions personnelles); des relations (changement danse les patrons de communication, la coopération interpersonnelle, le processus de décisions, les mécanismes de gestion des conflits); au niveau culturel (changement dans les façons de voir sur les mécanismes traditionnels de résolution des conflits) mais aussi au niveau structurel et systémique (inégalité, discrimination raciale, religieuse, ethnique et autres, patrons de comportement (inclusion plutôt qu’exclusion, accès, etc.) (Lederach, 2003).

La priorisation de certains de ces éléments pour l’action et la façon d’adresser les conflits peut mener à des divergences d’opinion, pouvant être toutes interprétées comme causes sous-jacentes des conflits. Sharoni témoigne de cette réalité en lien avec son expérience à titre de déléguée de TCLP. Elle affirme que les problématiques structurelles et systémiques au cœur du conflit sont difficilement adressées dans une délégation de TCLP. Elle propose la notion de « résistance compassionnelle » pour pallier à ce problème et explique son point de vue :

While both compassionate listening and compassionate resistance have been used to put a human face on the Palestinian–Israeli conflict, the Compassionate Listening Project, which includes tours to the region, fails to address the structural, systemic issues at the heart of the conflict. By focusing exclusively on individuals whose lives have been shaped, and who have to a great extent been victimized, by the conflict, the project reinforces the prevailing view that the Palestinian–Israeli conflict involves two parties on an equal playing field. In contrast, compassionate resistance seeks to humanize the conflict without overlooking its history, root causes and the unjust systems that have made it seem intractable. It involves the analysis and targeting of oppressive systems and policies. In the current context of the Palestinian–Israeli conflict, one cannot speak about

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compassion between Palestinian and Israelis without explicit reference to the Israeli occupation of the West Bank and Gaza Strip and to such oppressive practices as the Apartheid Wall, checkpoints and home demolitions. (Sharoni, 2006, p. 288)

L’argumentaire de Sharoni (2006) est le fait que l’emphase sur les gens qui subissent l’impact du conflit ne peut être séparée du contexte avec des structures qui créent des dynamiques d’injustice et d’inégalité. Cela implique une analyse des processus à travers lesquels les gens deviennent conscients de leur position et de leur relation avec le conflit et comment ils décident d’agir en retour. Une telle analyse dit-elle, a le potentiel de soulever des pistes pour le changement et la transformation et peut être faite par les individus et les groupes qui choisissent de jouer un rôle actif dans l’élimination des causes systémiques liées à l’injustice. Dans le cadre de la délégation en 2010 des visites de lieux ont été accompagnées d’un volet éducatif sur les disparités et inégalités sociales sur le territoire et les témoignages et lieux où prenaient place les sessions d’écoute rendaient très évidentes les conditions difficiles à divers niveaux vécus par ces invités. La nuance ici étant que l’activité centrale au sein de la délégation était de créer un espace pour entendre et connecter avec le coeur sur l’impact de ce vécu et réalité sur les gens vivant le conflit au quotidien et d’entendre leurs espoirs et stratégies de vie et de survie dans ce contexte. La question de justice morale et sociale faisait partie de ces témoignages et discussions entre les délégués et ces invités. Pour certains, elle est devenue centrale et ils ont changé leur perspective quant au conflit. Ce que nous verrons dans le chapitre quatre. Une des pistes de recherche proposée par Pace (2005) est de voir de plus près cet impact au retour des délégués dans leur pays.

Une distinction importante à faire à mon avis porte sur ce qui est appelé ‘les causes sous-jacentes aux conflits’ et la souffrance liées aux blessures en lien avec le conflit. Ces catégories ne sont pas étanches, étant grandement interdépendantes. La littérature scientifique à mon avis ne porte pas suffisament attention à cette nuance, ce qui explique possiblement le manque d’attention précise justement sur l’impact des blessures liées aux conflits, dont sur le mieux-être et qui comprend toutes les dimensions de l’être, dont celle de nature spirituelle. Dans la transformation des conflits, les dimensions personnelles et systémiques sont prises en compte dans la façon d’aborder et d’exprimer la nature du conflit. Le champ de la psychologie sociale et de la construction de la paix y porte une attention particulière et en arrive à l’identification de causes sous-jacentes aux conflits tant au niveau personnel que systémique ; par le fait même des éléments pouvant être en jeu dans le narratif en lien avec le conflit. Des auteurs chevronnés dans ce domaine se spécialisent sur le conflit israélo-palestinien et les initiatives-terrain depuis quelques décennies.

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Chaitin (2011) notamment identifie des catégories de facteur psychosociaux interreliés qui expliquent comment ce conflit en vient à persister. Ces facteurs constituent par le fait même à des points d’ancrage sur lesquels travailler pour aider à sa résolution : les effets intergénérationnels et à long-terme de trauma majeurs au niveau social (Holocauste, Naqba et occupation pour les palestiniens impactant la mémoire collective); les questions d’identités collectives (identité de victime empruntée par les deux parties et l’interdépendance négative des identités des deux côtés envers l’un et l’autre); les visions du monde, perspectives et idéologies opposées (qui est responsable pour le conflit, qui a légitimé sur le territoire, dimensions légale, croyances sociétales); la perspective ‘nous versus eux’ (stéréotypes, démonisation et déshumanisation, etc.); les difficultés liées à la résolution de problème en lien avec le conflit (difficulté à imaginer un futur paisible, fixations, etc.); le manque de dialogue (dialogical dearth) qui est de ne pas avoir la chance de parler les uns avec les autres et lorsque c’est possible, ne pas savoir comment avoir cette conversation : ce que tend à combler comme besoin TCLP et son approche. Pour Chaitin, la dimension intégrative dans la construction de la paix doit comprendre le niveau du terrain (bottom-up, grassroots) et les négociations qui sont traitées (Chaitin, 2011, p. 17). Elle doit de plus inclure un processus qui impliquent des gens avec des gens et qui inclut la notion de justice sociale avec celle de la paix (Chaitin, 2011, p. 18).

Qui plus est, une approche compréhensive et stratégique pour la paix intégrant l’action de divers niveaux d’acteurs et lieux d’intervention là où un travail de collaboration est demandé pour agir sur la violence est une des caractéristiques de l’approche cosmopolitaine (Ramsbotham, 2016). Le modèle découlant de cette étude et le type de plateforme relationnelle et visée pour sa dissémination participent à mon avis à ce type de construction de la paix et qui sera expliqué au chapitre six à la lumière du modèle théorique et appliqué découlant de cette étude. L’emphase dans les questions de recherche porte plus précisément sur les expériences transformatives personnelles vécues par les délégués de TCLP.