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CHAPITRE 1. Introduction

1.3 Fondements épistémologiques et le modèle d’enquête

1.3.3 Théorie enracinée

Avant d’aborder la TE comme telle, mentionnons qu’au début de la recherche, j’ai choisi la méthode phénoménologique de recherche en psychologie pour mener l’étude et l’émergence de propositions théoriques a mené à la théorie enracinée (TE). Mon plan initial était une triangulation en recherche afin de croiser et comparer des données obtenues dans les deux phases de la recherche mixte par le biais d’entrevues, d’observation sur le terrain et d’un questionnaire. La méthode phénoménologique de recherche en psychologie cadrait bien avec l’objet d’étude et la psychologie sociale cognitive

21 Le positivisme en sciences sociales est une tradition où les chercheurs suivront des prémisses de base dans l’enquête scientifique qui comprend la collecte et une interprétation de faits sociaux de manière objective permettant de produire des lois et des modèles de comportement venant de ces faits sociaux (Sask et Alltop 2007 p. 205). Il est associé à des méthodes logiques, principalement quantitatives, qui optent pour un positionnement rationnel et détaché afin de pouvoir « saisir la connaissance ».

22 La traduction en français utilisée pour cette étude est théorie enracinée empruntée de la traduction de l’ouvrage de Strauss et Corbin en 2004 : Les fondements de la recherche qualitative : Techniques et procédures de développement de la théorie enracinée.

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(Langdridge, 2007, p. 107) dont j’étais familière. Ce qui m’a interpellée avec cette méthodologie est que lors des entrevues le chercheur pose la question ouverte suivante en premier : Quelle est votre expérience avec (objet d’étude) ? Il pose ensuite des questions sur des points importants soulevés par les interviewés afin qu’ils puissent élaborer plus à fond sur leur expérience (Langdridge, 2007, p. 108). Je voyais là la façon idéale de laisser le ‘terrain’ se dévoiler dans cette première phase exploratoire qui allait débuter plus formellement avec des entrevues auprès de participants à la délégation de TCLP en Israël-Palestine.

De plus, ce qui me convenait avec cette méthode est le fait qu’on suggère au chercheur de s’éloigner du dualisme sujet-objet qui sépare le monde entre ce qu’il ‘est’ et comment il apparaît au niveau des perceptions. Le focus est mis sur l’identification de l’essence même du phénomène tel qu’il apparait au niveau perceptuel pour les sujets (Langdridge, 2007). Ainsi, suivant l’analyse des données d’entrevues effectuées auprès de participants de la délégation de TCLP en 2010, l’émergence d’hypothèses de recherche a mené à une théorie émergente. La phénoménologie ne va pas jusqu’au développement de modèles théoriques soutenus par des hypothèses comme le fait la TE (Wertz et al., 2011, p. 280-281), bien que ces deux approches aient plusieurs points en commun.23 Elles débutent toutes les deux avec des

instances concrètes de l’expérience humaine et se penchent sur son dévoilement, portant attention à la réflexivité chez le chercheur. Stern considère la TE comme « phénoménologique » lorsqu’elle est utilisée pour décrire « le monde » des sujets d’étude (Stern, 1994, in Schreiber & Stern, 2001, p. 191). Quant à Charmaz (2006), elle voit la TE comme « the study of experience from the standpoint of those who live it », mettant la priorité sur le phénomène étudié.24

J’ai été consciente d’un point tournant durant l’analyse des données où s’est effectuée cette transition vers une dimension plus constructiviste et participative à titre de chercheur comme le permet la TE

23 Elles ont toutes les deux participé à l’effort de contrer le paradigme positiviste en science durant les années 1960. En plus du fait qu’elles s’intéressent toutes deux aux processus humains au cœur des phénomènes, dont sociaux et socio-psychologiques en lien avec l’expérience de groupes qui partagent des préoccupations et des problèmes communs.

24 La recherche phénoménologique en psychologie fut introduite par des psychologues s’inscrit dans une « famille d’approches » guidées par la phénoménologie en philosophie mais dont l’emphase porte sur les perceptions que les gens ont du monde dans lequel ils vivent et ce que cela signifie pour eux (Langdridge, 2007). On vise à permettre au phénomène de se laisser dévoiler dans ce qui est le plus significatif au niveau de l’expérience humaine, ses structures et ses référents essentiels (Bachelor & Joshi, 1986). Des considérations pragmatiques pouvant mener au changement social caractérisent cette méthode de recherche, dont le but est d’explorer le point de vue des participants sur le phénomène à l’étude (Landridge, p. 108). Une équipe de chercheurs à l’université de Duquesne aux États-Unis ont fait figure de proue dans ce domaine, dont Amedeo Giorgi, Von Eckartsberg, Fisher et leurs collaborateurs (Bachelor & Joshi, 1986). L’approche connaît aussi des créneaux de chercheurs en Grande- Bretagne notamment.

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(Charmaz, 2006). C’est-à-dire lors de l’émergence des hypothèses dans la phase qualitative et au moment où j’ai dû répondre à certaines questions de recherche moins adressées par les entrevues. Ce qui a mené à une analyse documentaire et le traitement d’observations dans une série d’étapes itératives de collecte et d’analyse de données menant au modèle théorique et appliqué tel que le prévoit la TE. Ceci, avec comme motivation centrale le pragmatisme me poussant à répondre aux questions de ma recherche. Ce qui a sollicité et engendré ma créativité somme chercheur, tel qu’encouragée dans la TE.

Pour mieux comprendre de quel type de théorie il s’agit avec la TE, regardons de plus près sa genèse et ses buts. La TE est issue de la tradition en sociologie de l’école de Chicago, dont ses débuts étaient rattachés à la sociologie mais aussi aux sciences infirmières, pour ensuite s’étendre à plusieurs autres disciplines (Charmaz, 2006). Une forme de révolution qualitative en recherche a suivi l’émergence de cette méthodologie qui a menée à la publication de nombreux ouvrages et positionnements scientifiques en faveur de la TE (Denzin & Lincoln, 1994). La recherche qualitative dans son ensemble en a bénéficié même si les tenants de l’approche quantitative ont vu cette méthode comme subjective et anecdotique, plutôt qu’objective et systématique (Morse et al., 2009). Elle s’est forgée une crédibilité avec la parution en 1967 de l’ouvrage de Barney G. Glaser et Anselm L. Strauss : The Discovery of Grounded Theory. Ils y décrivent le processus de recherche emprunté pour une étude d’une durée de quatre ans sur les mourants dans les hôpitaux de San Francisco (Glaser & Strauss, 1965, 1968, cité dans Oktay, 2012, p. 13). Cet ouvrage fut le premier effort considérable au niveau stratégique et méthodologique pour codifier et systématiser l’analyse de données menant à des énoncés théoriques explicites. Les auteurs y revendiquent une application répandue de leur approche (Wertz et al., 2011, p. 57) et leur argumentaire est apparu solide et a conféré une légitimité à cette nouvelle approche appelée ground-based theory ou grounded theory (Wertz et al., 2011).

Oktay (2012) révèle que ce n’est pas tant le fait que la méthodologie présentée par Glaser et Strauss était nouvelle qui a permis de lui donner la place qu’elle connaît aujourd’hui, mais le fait que les auteurs apportaient des nuances importantes pour justifier le besoin de ce type de méthodologie en recherche. Pour eux, la TE (grounded theory) vise le développement de théories de moyenne (middle range theory), ce qui la distingue d’autres approches qualitatives que l’on rencontrait à l’époque (Oktay, 2012, p. 13). Leur argument est que les études ethnologiques typiques d’alors généraient des descriptions détaillées et non des théories pouvant être utiles dans la pratique. Le type de théorie logico-déductive qui était générée était basée sur de la spéculation et des déductions qui n’étaient pas ancrées au niveau empirique selon eux. Le domaine de la sociologie produisait des théories leur apparaissant trop vastes (grand theories)

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pour s’appliquer à des situations concrètes dans la réalité. Ils énoncèrent le besoin de théories basées sur une observation empirique et applicable dans des situations réelles, prenant la forme de théories plus mitoyennes que vastes, basées dans des milieux précis et à partir de problématiques bien cernées. Ces théories se devaient de plus d’être transférables dans d’autres domaines que celui visé.

Strauss et Glaser en viendront à adopter des positions épistémologiques différentes, ce qui a fait naître un débat dans ce champ d’étude entre les tenants de l’approche glaserienne, c’est-à-dire plus objectiviste et près du positivisme et une approche « straussienne », plus constructiviste et près de la tradition interprétative (Charmaz, 2006, p. ix). Leurs divergences d’opinion portent sur la façon de mettre en pratique la TE (Oktay, 2012, p. 19). Selon Glaser, ce qui est découvert en utilisant cette méthode et la théorie qui en découle est « réel » et peut être testé avec des méthodes traditionnelles quantitatives (Oktay, 2012, p. 21). Strauss met plutôt l’emphase sur l’aspect constructiviste où la réalité est construite par le biais de la recherche (Idem. p. 19). Il opte pour une exploration sur le terrain pour découvrir vraiment ce qui se passe « dans la réalité » en lien avec le phénomène étudié. Le but de la TE pour Strauss est de rendre compte de l’action sociale en exposant la complexité des phénomènes liés à l’action humaine. Des experts de la TE se sont réunis pour la première fois le 24 septembre 2007 dans le cadre d’un Symposium à Banff en Alberta, au Canada. Organisé par l’International Institute for Qualitative Methodology, en conjonction avec le Advances in Qualitative Methods Conference, ces chercheurs faisaient partie de la deuxième génération qui utilisaient et développaient cette approche, dont des étudiants de Glaser et Strauss (Morse et al., 2009). Ils ont discuté des développements, controverses et formes associées à cette approche et leur conclusion fut que cette méthode repose sur des bases solides bien qu’elle comprenne des variantes.

Cathy Charmaz, une de ces spécialistes et présente lors de ce Symposium, affirme qu’il y a de la place pour les deux paradigmes au sein de cette approche : autant celui de Glaser avec son inclinaison positiviste que celui de Strauss porté sur le constructivisme25. Elle a examiné les énoncés classiques de

l’approche de la TE dont les racines sont autant constructiviste que positiviste et est d’avis que la combinaison du ‘meilleur des deux mondes’ est de privilégier une utilisation judicieuse de ces deux perspectives dans un ancrage pragmatique :

25 Cathy Charmaz fait partie de la première cohorte de doctorants en sociologie à l’université de Californie à San Francisco qui de son propre dire ont eu le privilège d’apprendre sur la théorie enracinée avec Barney Glaser et les multiples séminaires de doctorants qu’il a offert sur cette approche. Alors qu’Anselm Strauss fut le président de sa thèse de doctorat elle a suivi ses travaux jusqu’à sa mort en 1996 et est tout de même demeurée inspirée par Glaser.

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Our journey forward through the grounded theory process took into account its pragmatist antecedents. Now I call for other scholars – old and new – to journey back to the pragmatist heritage of grounded theory and to build on these antecedents while invoking twenty-first century constructivist sensibilities. A constructivist grounded theory retains the fluidity and open ended character of pragmatism as evidenced in Strauss’s works and those influenced by him. In typical grounded theory practice, you follow the leads in your data, as you see them – and constructivist grounded theory takes you one step further. With it, you try to make everyone’s vantage points and their implications explicit – yours as well as those of your various participants. (Charmaz, 2006, p. 184)

Cette perspective et les écrits de Charmaz ont trouvé écho avec ma recherche, tout comme les ouvrages collaboratifs d’autres auteurs qui seront cités dans cette étude. Charmaz (2006) s’inscrit dans le mouvement de la TE de type constructiviste tout en intégrant des dimensions positivistes dans ses recherches au besoin.

Une nuance par contre est que les approches quantitatives en recherche procèdent généralement à partir d’hypothèses qui doivent être testées ou vérifiées alors que la fonction de la TE est de laisser émerger du terrain des hypothèses qui aboutiront à une théorie. La notion d’hypothèse de travail en recherche (que l’on peut voir semblables à des propositions théoriques) est associée à celle de vérification, qui prend un sens particulier avec la TE. Saks et Allsop (2007) ont effectué une revue de la littérature sur les points de vue de chercheurs de la TE autant d’allégeance constructiviste que positiviste. Ils ont découvert que quel que soit le camp, la TE génère des théories plutôt que les « vérifie ». Tous les concepts pertinents découlant de ces dernières sont vus comme des cas qui demandent à être comparés les uns aux autres. Le chercheur s’en sert pour poser des questions, que sa recherche soit positiviste ou constructiviste (Shreiber et Stern 2006, p. 130). Ceci via le processus de comparaison constante et où les concepts qui trouvent leur voie jusqu’à la théorie y sont intégrées. Retenons ici que dans la TE, l’analyse et l’explication de processus sociaux et psychosociaux se fait à partir de la source même où ils se manifestent.

Dans ce mode de recherche inductive, le chercheur est l’instrument premier de la collecte et de l’analyse des données (Merriam, 2002, p. 142). Les questions de départ sont liées à l’aire substantive de recherche26

telles : « Quel est l’expérience (de la population à l’étude) ? Qu’est-ce qui se passe ici ? Les questions

26 Strauss et Corbin (2004, p. 311) décrivent la théorie à partir d’une aire substantive de recherche comme une théorie développée à partir d’une étude centrée sur un petit domaine d’enquête et sur une population spécifique et dans le cadre de mon étude il s’agit de la pratique de l’ÉC développée par TCLP dans le cadre des délégations que cet organisme a organisées e ntre 1998 et 2015. L’idée ici selon Strauss et Corbin est que le chercheur part d’une aire d’étude de laquelle émergera ce qui est pertinent pour lui, plutôt que de débuter avec une théorie dans le but de la prouver en cours de recherche.

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mettent aussi l’emphase sur le processus d’où l’utilisation de mots tels que « comment ? » et « pourquoi ? ». L’induction est définie comme étant: « A type of reasoning that begins with the study of a range of individual cases and extrapolates patterns from them to form a conceptual category » (Charmaz, 2014). Plusieurs stages d’analyse mènent au développement de la théorie qui fait l’objet d’exploration, d’expansion et de testage via une cueillette de données additionnelles selon une logique déductive (tester la théorie).

Un va et vient s’installe entre l’induction et la déduction dans la recherche, ce qui crée l’abduction comme troisième catégorie de raisonnement. D’où le nom de « abductive theory » donnée à la TE par des auteurs tels que Oktay, qui décrit cette forme de raisonnement : « A type of reasoning used in grounded theory research that combines inductive and deductive logic in a cyclic process of theory development. As the theory is derived inductively from the data, it is confirmed deductively by seeking and examining additional data» (Oktay, 2012, p. 149). La nature inductive de la TE laisse place à la créativité et à la liberté du chercheur et pour Charmaz (2006, p. 200), l’abduction démarre dès l’induction lorsque le chercheur fait des découvertes surprenantes ne cadrant pas avec celles déjà dévoilées et ne pouvant pas s’expliquer au niveau théorique de la même façon. Ce qui lui fait dire que l’abduction mène les chercheurs de la TE à aller au-delà de l’induction (p. 201), indiquant qu’une voie impo rtante est dressée pour interragir avec les données et l’analyse émergente : « It means paying attention to data that do not fit under existing interpretive rules or earlier inductive generalizations. Peirce posited abduction as a type of reasoning that includes imaginative interpretations and deductions that follow inductive discoveries». Nous verrons dans les trois chapitres présentant les résultats (4 à 6) comment ce type de va et vient vers une théorie de type abductive a su émerger et le rôle important des hypothèses de travail à cet égard.