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CHAPITRE 2. Cadre théorique

2.3 L’amour compassionnel

2.3.1 Modèle pour la recherche sur l’amour compassionnel

Ce modèle de recherche positionne l’amour compassionnel comme un processus dynamique impliquant quatre composantes centrales (Underwood, 2009, p. 10). La première comprend les dispositions et facteurs prédisposant l’individu à l’amour compassionnel, c’est-à-dire les substrats émotionnel, cognitif et physique et les facteurs situationnels, qu’ils soient au niveau social, environnemental et/ou culturel. On indique que la personne qui exprime de l’amour compassionnel le fait en partant avec une certaine base, laquelle variera entre les individus selon leur développement, leur personnalité et des facteurs biologiques. Ces éléments sont influencés par l’environnement social, culturel, familial et historique de

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l’individu. Selon le modèle, une perspective théologique dans cette composante peut inclure le divin, Dieu ou le transcendant, qui sont vus comme une partie plus englobante de l’environnement et qui peut se situer au niveau interne chez l’individu et dans ses relations interpersonnelles. Cette présence du transcendant peut aussi se retrouver dans les autres composantes du modèle (Underwood 2009).44

La deuxième composante est la motivation et le discernement, vu comme faisant partie intégrante du moment des choix pour l’action d’un amour compassionnel ou non. On explique ici que la personne réfléchit intérieurement et va faire le choix d’agir, d’exprimer quelque chose, de se centrer sur le bien des autres. À ce moment-là, elle fait un discernement, implicite ou explicite, voir analytique ou autre, mais la motivation et le discernement sont vus comme central au moment du choix. Divers facteurs influencent ces choix dont les besoins personnels, émotionnels et autres (Fehr et al., 2009). Diverses recherches dans ce créneau scientifique visent à mieux comprendre les processus cognitifs et les subtilités impliquées dans ces choix. On a identifié en jeu la compétition entre des intérêts personnels versus les intérêts des autres ; des considérations à court et à long-terme ; des bénéfices pour les proches versus des bénéfices pour des personnes étrangères ou éloignées ; donner versus recevoir et ; la justice versus la clémence (Underwood, 2005, 2006).

La troisième composante comprend les actions et les attitudes résultant des choix et qui mène soit vers une action positive ou négative en termes d’amour compassionnel. Finalement, la quatrième composante est une boucle de rétroaction avec la capacité et le désir de continuer de procurer de l’amour compassionnel (Fehr et al., 2009). Finalement, ce modèle de la recherche pour l’amour compassionnel comprend une boucle de rétroaction (Idem) dans le sens où d’exprimer un amour centré sur l’autre (amour compassionnel) peut développer la capacité et désir de continuer à exprimer ceci. Ainsi,

44 Ce que la recherche démontre est qu’une série de substrats et de conditions peuvent détourner un amour compassionnel de l’action. Notamment en lien avec la liberté même de pouvoir procurer ce type d’amour. Des limitations peuvent être au niveau physique avec un handicap par exemple. Ou encore liées à des ressources matérielles limitées ; des structures et un environnement social qui crée une pression pour la protection de soi au détriment de comportements altruistes. D’un autre côté, un soutien social procuré par les autres peut augmenter la capacité de donner. D’autres limites peuvent venir de facteurs personnels montrant que les gens présentent divers degrés d’habileté à l’empathie. Elles peuvent être liés à des facteurs cognitifs associé à des valeurs et des priorités qui s’inscrivent dans un cadre religieux ou non. L’individu peut de plus avoir des capacités intellectuelles le limitant à comprendre une situation donnée. Finalement, des motifs personnels qui peuvent aussi détourner l’amour compassionnel d’une conduite sont le besoin d’amour et d’affection, le besoin d’être accepté des autres ou de Dieu, le besoin d’appartenir, la culpabilité, la peur, voir l’autre comme une extension pour une réflexion de soi (égo), le plaisir de bien paraître aux yeux des autres, le contrôle de l’autre quant à un certain ‘dû’, le désir d’exercer un pouvoir spirituel sur les autres, le désir de renforcer l’image de soi et des sentiments de supériorité et le désir d’éviter la confrontation (Fehr et al, 2009).

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« l’expression d’un amour compassionnel est un processus d’action ; de rétroaction interne ; de correction interne et ; d’action » (Fehr et al, 2009, p. 17). Cette rétroaction peut être intrinsèque à titre d’effet du choix et de l’action sur la personne même) ou extrinsèque résultant de la rétroaction des autres sur la personne quant à ses actions et motivations apparentes (Idem).

J’ai vu une association entre les trois premières composantes de ce modèle et les éléments associés au terme de Kun Long (wa) que l’on retrouve dans la culture tibétaine et qui est considéré central pour déterminer la valeur éthique d’une action donnée selon le Dalai Lama :

The individual's kun long, translated literally has the participle kun meaning "thoroughly" or "from the depths," and long (wa) denoting the act of causing something to stand up, to arise, or to awaken. Kun long is understood as that which drives or inspires our actions - both those we intend directly and those which are in a sense involuntary – and denotes the individual's overall state of heart and mind. When this is wholesome, it follows that the actions themselves will be (ethically) wholesome. (His Holiness the Dalai Lama, 1999, p. 31)

Cette description s’arrime au moment du choix dans le modèle de recherche sur l’amour compassionnel, partie intégrale de la motivation et du discernement :

At some point a person internally reflects and makes a choice to move, to act, to express something, centered on the good of the other. In this moment, the person balances the various aspects of the situation, ex. needs and priorities of obligation, fairness assessments and perceived urgency. They discern the appropriateness of action, explicitly, analytically and with more of a “gut” sense or implicit process. (Underwood, 2009, p. 13-14)

Basée sur la description que le Dalai Lama fait de la notion du Kun Long (wa) (1999, p. 29-31), j’en viens à le nommer de façon générale dans cette étude, comme « l’état d’esprit et de cœur, la motivation dans l’action » et ce concept fait figure d’outil conceptuel. L’état d’esprit et de coeur interpelle les prédispositions de la personne, et la motivation est liée à l’action dans le moment du choix et du discernement qui lui est rattaché. Ceci car le Dalai Lama indique dans son ouvrage (1999) que le terme Kun Long (wa) réfère à un « overall state of heart and mind ou mindset » qui en tibétain (lo) inclue l’idée de la conscience (counsciousness et awareness) avec des sentiements et émotions, en plus de la notion de motivation et choix rattachés menant à des actions qui sont éthiquement appropriées ou non (en regard d’un amour/compassion envers l’autre). Cet « état d’esprit et du cœur » lié au Kun Long (wa) et l’emphase mise sur « le cœur » dans l’approche de l’ÉC m’ont menée à un intérêt particulier sur la « réponse du cœur » comme caractéristique de l’amour compassionnel et cet aspect du moment du choix dans le modèle. Ceci dit, ces associations étaient plutôt exploratoires au niveau conceptuel dans les débuts de cette étude et en sont venues à jouer un plus grand rôle tel que décrit ici. Ceci dit, regardons

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de plus près les notions de réponse du coeur et moment du choix liés à l’amour compassionnel et son modèle pour la recherche.

2.3.2 « Réponse du cœur » et moment du choix

Peu étudiée comme caractéristique de l’amour compassionnel (Oman, 2010, p. 12), le concept original en anglais de la « réponse du cœur » est ‘the response of the heart’. Il est associé à “cœur” en français, ou le ‘cœur de l’être’: the core of one’s being et décrit comme étant (Underwwod in Ferh et al., 2009, p.8): « Some kind of heartfelt, affective quality is usually part of this kind of attitude or action, and some sort of emotional engagement. Understanding seems to be needed to love fully in an integrate way ». On reconnaît ici des dimensions autant émotionnelle et cognitive qu’axées sur les comportements et surtout le choix d’un engagement envers l’autre et une forme ‘intégrée’ d’être en lien, d’aimer. Pour Underwood, la réponse du cœur est associée à une partie émotionnelle du cerveau essentielle pour une prise de décision éclairée et implique une compréhension empathique pour choisir l’action appropriée :

Response of the heart. The emotional part of the brain is essential to much of good decision- making (Damasio, 1994), and this extends to decision-making in the area of compassion. Emotional understanding-empathy and sympathy play a role in fully grasping the situation in order to choose the appropriate action. 45

La référence à des dimensions autant cognitives qu’émotionnelles et un certain discernement pour une action adéquate n’est pas sans écho avec un des objectifs dans l’approche de l’ÉC qui est d’associer la sagesse du cœur avec des éléments cognitifs (Cohen, 2011). L’intégration de diverses formes d’intelligence en jeu dans la pratique de l’ÉC en est venue à prendre une importante dans cette étude pour répondre aux questions de recherche. Notamment, comment elle prend forme au sein de ‘réponses du cœur’ particulières dans la pratique de l’ÉC à partir des données sur le terrain. Le type de motivation et de discernement (deuxième composante du modèle avec le moment du choix) demandés devant les défis de la pratique de l’ÉC seront commentés. La notion de discernement trouvera son chemin en appui aux données du terrain en accord avec les travaux de Traüffer, Bekker, Bocârena et Winston (2010). Ils montrent que le discernement demande des habiletés d’autorégulation, d’acquisition de connaissance et d’application des connaissances à travers un système de valeur construit à l’intérieur de soi (Traüffer et

45 Il s’agit d’explications fournies par un feuillet d’invitation à une conference organisée par le Fetzer Institue et le John Templeton Foundation, les 1-3 octobre 1999. Titre du feuillet: The Human Experience of Agape & Compassion: Conceptual Mapping and Data from Selected Studies. Source consultée le 24 mai 2018 à 18h20 : http://www.altruisticlove.org/docs/underwood.html

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al., p. 178). Le discernement est défini par eux comme un concept multidimensionnel de prise de décision impliquant à la fois la logique et la raison ; une forme d’empathie découlant de la réflexion (reflection) et de la compréhension et ; une éthique morale déterminée par sa propre spiritualité (Idem). Il est régulateur de sa propre pensée dans l’acquisition et l’application de la connaissance pour prendre des décisions qui sont bonnes, justes et équitables disent-ils (Traüffer et al., p. 180). Les travaux sur l’amour compassionnel démontrent d’ailleurs l’importance de la connaissance de soi en fonction de laisser de côté un agenda personnel au profit de l’autre :

Understanding of self includes knowing ourselves adequately in order to choose as freely as possible. To express compassionate love, we need to set aside our own agendas, let go for the sake of, to strengthen, to give life to the other. Seeing clearly our own agendas is important. (Underwood, 2009, p. 7)

La notion d’agenda deviendra aussi importante en ce que la recherche ouvre la voie à voir comment peut être intégré ce que j’en suis venue à appeler un « agenda du coeur » aux efforts de paix via la pratique de l’ÉC. Ceci se fait grâce à une série de choix pouvant devenir conscients avec un éveil de la conscience (mindfulness) et l’acquisition de connaissances, expertises et expériences particulières qui seront éclairées par la recherche. Une des caractéristiques de l’amour compassionnel, le libre choix, est envisagé dans la mesure où la compassion est une manifestation de l’amour et l’amour, quel qu’il soit, implique un choix (Underwood, Fehr et al., 2009, p. 7). L’écoute comme variable importante dans l’ÉC joue un rôle dans ces choix et influe sur l’activité dialogique que sont les sessions d’écoute.