• Aucun résultat trouvé

UNE AMBITION INABOUTIE À LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE

B) Un tournant manqué ?

« L’armée s’est crue victorieuse en 1918 alors qu’il n’en était rien. ( …) Se considérant comme victorieuse, l’armée que sa formation exclusivement technique rendait inapte à toute participation à la politique générale, s’est contentée d’admirer son nombril, centre des vérités militaires. Elle a mis la victoire en formule à l’École de guerre et ne s’est plus occupée de rien39 ».

Cette remarque postérieure à la campagne de France (probablement décembre 1941) de l’amiral Darlan sur l’incapacité de l’armée française à tirer les conclusions et réformes de la guerre de 1914-1918, si elle doit être prise avec beaucoup de précaution dans un contexte où le régime de Vichy fustige la Troisième République qu’il considère comme responsable de la défaite, montre bien que les velléités de changement pourtant réelles ne trouvent qu’une application limitée dans la formation des officiers. Il est vrai que les lendemains de la Première Guerre mondiale n’ont pas incité la société militaire à des réformes profondes. La victoire a conforté l’idée que le modèle de sélection et de recrutement retenu jusqu’alors était satisfaisant et ainsi que le montre Raoul Girardet, le fonctionnement interne du système militaire n’est marqué d’aucun bouleversement majeur40. Si l’instruction militaire dispensée

dans un premier temps à l’ESM reflète bien les enseignements tirés de la Grande Guerre, l’armée française est quant à elle marquée par la guerre de tranchées et s’adapte très lentement

38 Voir à ce propos : BRUN Christian, « L’École de l’air ne doit pas aller à Salon-de-Provence », Centre de

Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’air, en ligne sur le site

http://leblogsouslescocardes.wordpress.com

39 DARLAN François-Xavier, « Réponse à une note sur la réorganisation administrative du Ministère de la

Guerre », in COUTEAU-BEGARIE Hervé et HUAN Claude, Lettres et notes de l’amiral Darlan, Economica, 1992, p. 432-434.

126 aux exigences de la guerre de mouvement expérimentées lors de la Première Guerre. La doctrine est alors figée, tandis que le principe de l’audace et du risque sont relégués aux oubliettes alors même qu’ils sont « l’essence de la guerre»41 . Nombreux sont les cadres de

l’école qui prennent conscience du poids des nouvelles techniques, mais cette dernière manque de moyens modernes adaptés à une instruction interarmes nécessaire pour la conduite des futurs combats42. Les rudiments de cette formation nouvelle ne sont dispensés que dans les écoles

d’applications et non à l’ESM même43. Le témoignage d’un ancien de la promotion du Rif

(1924-1926) est à ce titre accablant :

« L’attitude moyenne de la pompe44 était peu élevée, l’emploi des armes prétentieux et affligeant. Un puissant effet léthargique émanait du cours d’administration. La grande lacune de la pompe consistait en l’absence de toute conférence sur les grands problèmes du moment économique et politique. Nous étions de nombreux camarades que consternait le manque d’ouverture vers l’extérieur. L’école en était coupée et nous étions étroitement confinés dans un cadre subalterne45 ».

Cet état de fait tient en particulier au fonctionnement interne même des écoles. La formation initiale n’y fait l’objet d’aucun règlement écrit et est en grande partie instillée, jour après jour, suivant ce que l’on pourrait appeler des façons habituelles de faire46. Elle repose en grande partie sur la notion d’habitus, un système de dispositions intégrant des éléments structurels et individuels qui forment « le principe générateur et unificateur de l’ensemble des pratiques et des idéologies caractéristiques d’un groupe d’agents47 ». La répétition et la routine confèrent un cadre rassurant, socle nécessaire à la cohésion de l’ensemble et expliquent une certaine inertie, d’autant plus accentuée que sous les plis de la tradition l’encadrement des écoles est volontiers réfractaire aux changements. L’habitude, la soumission aux ordres et à la discipline, la reproduction d’un enseignement subi par l’encadrement lui-même sont autant de freins à la nouveauté en écoles. Dans la même logique, un ouvrage célébrant le centenaire de

41 Lieutenant-colonel ORTHOLAN Henri, « Doctrine et formation. L’institution militaire française a-t-elle su

former ses chefs ? », Revue Historique des Armées, n° 228, septembre 2002, p. 127.

42 Colonel CAMUS Michel, Histoire des Saint-Cyriens, 1802-1980, Paris, Charles Lavauzelle, 1980, p. 208-209. 43 Idem.

44 Dans l’argot des écoles, la « pompe » recouvre l’instruction générale et scientifique. Elle s’oppose à la « mili »

qui recoupe l’enseignement militaire pur.

45 Cité par le Général DINECHIN Bernard de, « La formation à l’École Militaire Spéciale », in Centre d’études

d’histoire de la Défense, Formation initiale de l’officier français de 1800 à nos jours, op. cit., p. 185-186.

46 CROUBOIS Claude, L’officier français des origines à nos jours, op. cit, p. 360-361

47 BOURDIEU Pierre, « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies. Cahiers de

127 l’École navale souligne et vante la continuité opérée entre l’école de 1830 et celle de 193048. Les évolutions et crises majeures qui ont traversées le pays mais aussi l’armée ne sont pas prises en compte et volontairement minorées au regard du temps long dans lequel les écoles militaires de Saint-Cyr et Navale souhaitent s’inscrire et dont elles tirent leur gloire. À la réouverture de l’ESM en 1919 aucune mention n’est faite dans les cours d’histoires des mutineries de 1917 et il faut attendre 1928 pour que la refonte des programmes consacre une unique leçon à « la crise morale de 1917 et son redressement ». Le terme de mutinerie n’est jamais employé49. À sa création, l’École de l’air procède de cette même logique, les cours d’histoire n’évoquent que « l’aperçu des conséquences de la guerre de 1450 ». Le témoignage du capitaine Caslatra sur son passage à l’ESM, bien qu’à prendre avec beaucoup de précautions dans un contexte d’après défaite et de recherche de boucs émissaires, est éclairant :

« À maintes reprises j’ai pu constater des défauts de l’instruction données par nos règlements trop inspirés de la doctrine de 1918 : chefs timorés, hésitants et manquant d’initiatives, n’entreprenant rien lorsqu’ils n’avaient pas reçu d’ordres, et les ordres sont toujours arrivés trop tard ; se croyant perdus lorsque la liaison n’était pas parfaite et qu’ils ne sentaient plus les coudes du voisin51 ».

Parallèlement, la difficulté de recruter des candidats que doivent affronter les écoles52, les contraintes économiques et matérielles dans un pays en reconstruction puis frappé par la crise économique de 1929, amorcent les bases d’un repli des armées sur des valeurs refuges : la période n’est plus propice à des expérimentations. Selon Raoul Girardet,

« Le grand drame de la société militaire française à la veille de la Seconde Guerre mondiale relève probablement de ce que le général Trochu appelait déjà, près d’un siècle auparavant la « tradition écolière » de l’officier français, c’est-à-dire un certain état d’esprit de soumission résignée à l’ordre réglementairement établi, d’ignorance plus ou moins volontaire des réalités dérangeantes, de dérobade à l’égard des initiatives et des responsabilités. Dominent alors les lois de la routine, les mécanismes rassurants de la conformité, le recours apaisant de ce qu’on dit être la tradition53 ».

48 Le Centenaire de l’École Navale, 1830-1930, Caen, novembre 1930, non paginé.

49 Programme d’instruction de Saint-Cyr, Ministère de la Guerre, EMA, Paris, 4 octobre 1928,

SHD GR 7 NN 3 808.

50 Instruction relative aux conditions d’admission à l’École de l’air (élèves-officiers de l’Air, cadre navigant),

n° 393-3/EMG, Paris, 5 mars 1934, in Programme des conditions d’admission à l’École de l’air, Paris, Librairie Vuibert, 1939, 42 p.

51 Rapport du capitaine Casaltra sur les opérations de guerre auxquelles il a pris part au 87e RIF, 27 septembre 1940,

SHD GR 3 P 111. Cité par SCHIAVON Max, « L’environnement intellectuel de la défaite », op. cit., p. 214.

52 Voir chapitre n° 1.

128 Lucien Nachin, ancien officier et directeur d’une collection consacrée aux classiques de l’art militaire, évoquait au début des années 1930 l’immobilisme d’un état-major qui « au lendemain du traité de Versailles, s’était appliqué davantage à remédier aux insuffisances de 1914 qu’à concevoir une réforme radicale des institutions militaire en cas de conflit futur54 ».