• Aucun résultat trouvé

UNE AMBITION INABOUTIE À LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE

A) Les limites du modèle français

Le titre de notre chapitre souligne volontiers à quel point la formation des officiers durant l’entre-deux guerres est un processus inabouti. Aux lendemains de la victoire de 1918, les forces armées sont traversées par des difficultés (politiques et économiques notamment) qui entravent son renouvellement profond244. Les écoles subissent de plein fouet ses bouleversements et les

candidats manquent, tandis que progressivement l’armée opère un repli sur des valeurs refuge : honneur, esprit de sacrifice, discipline. Autant d’éléments qui justifieraient la difficile prise en compte des enseignements liés aux combats de 1914-1918. Malgré de réelles volontés de réformes, les écoles de formation initiale échouent à prendre en compte les nouveautés militaires et techniques apparues avec la guerre.

Nombreux sont les observateurs, cadres et élèves, de l’époque à se rendre compte de ces lacunes. Au sein de l’École spéciale militaire, le général Jouhaud dans ses mémoires évoque la priorité donnée à infanterie, le peu de considération accordée aux chars, « tandis que l’aviation faisait figure de parent pauvre ». Il critique un éventail de cours trop restreint, « alors qu’il eut été nécessaire d’éveiller les esprits en abordant des sujets plus variés : littérature, philosophie, sciences ». Selon lui, une troisième année presque exclusivement consacrée à l’instruction générale aurait été nécessaire245. Ces sentiments sont partagés par le général d’armée Massu : « À Saint-Cyr, j’ai été déçu. J’ai trouvé un esprit beaucoup plus primaire qu’à La Flèche. […] Ceci dit, nous allions quand même sur le terrain, mais pour des manœuvres de rien du tout246 » ;

tandis que le général Beaufre souligne « la médiocrité du cours de tactique247 ». Ces témoignages rédigés a posteriori sont à prendre avec toutes les précautions nécessaires, mais un rapport de l’école de guerre souligne néanmoins la permanence de ces sentiments. Tout au long du XXe siècle, le style même de formation est dénoncé : abus des punitions, rigueurs

excessives, caractère formaliste et étriqué de l’instruction sont stigmatisés par les cyrards248.

244 Voir chapitre n° 1.

245 JOUHAUD Edmond, La vie est un combat, op. cit., p. 15.

246 MINELLA A.G., Entretiens avec le général Massu, Paris, Mame, 1993, p. 25, cité par MASSON Philippe,

Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours, op. cit., p. 142-143.

247 Général BEAUFRE, Mémoires, op. cit. p. 35. 248 Les traditions à Saint-Cyr, op. cit., p. 10.

172 Des constats similaires s’appliquent à l’École de l’air, où la formation aérienne délivrée à Versailles se fait selon la formule « de bric et de broc » sur du matériel vétuste qui a peu évolué depuis 1918249. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les moyens manquent pour assurer la formation et l’entrainement. L’instruction est faite d’un savant mélange d’instruction militaire, de cours au sol et par intermittence de missions aérienne, tandis que l’équipement ressemble davantage à un équipement de la Première Guerre mondiale250. « On retiendra que sur plan intellectuel, l’École de l’air n’est pas au niveau de ce qu’elle prétendait être251 ». Le constat pour l’École navale n’est guère plus brillant. L’ouvrage sur le centenaire de l’école annonce ainsi : « Dans l’ensemble, l’École navale de 1930 est restée celle de 1830. Les seules transformations qui soient intervenues sont celles qui nécessairement ont dû suivre l’évolution générale et les progrès des sciences252 ». Pas de signe d’évolution des pensées donc.

L’organisation même des écoles n’est pas un environnement propice à l’ouverture d’esprit. Les contacts que les élèves ont sur l’extérieur sont limités, auxquels doivent s’ajouter l’absence de discutions malgré les préconisations de l’éducation morale.

« Jean Jaurès n’avait pas tort quand il préconisait un contact plus intime entre les écoles militaires et l’université. « Dans ces écoles [militaire] le professeur est avant tout un chef, un supérieur. Il n’enseigne pas, il commande ou plutôt son enseignement même est un commandement. Entre ses subordonnés et lui il n’y a pas cette familiarité, cette liberté de causerie qui seules permettent l’éveil des idées ». Je crois que c’était tout à fait exact, étant donné qu’à Saint-Cyr la discussion n’était pas entrée dans les mœurs253 »,

estime le général Jouhaud. S’ajoute à cela l’absence de toute culture politique, qui conduisent les élèves à se « laisser imprégnés de vues sommaires formées au hasard des milieux familiaux254 ». Il est vrai, comme le souligne le général de division Desmaze, que les écoles de

formation initiale, écoles des jeunes cadres, n’ont jamais eu la prétention de fixer la doctrine de guerre, mais elles se doivent d’y contribuer et de se tenir au courant du progrès255. À ce titre, force est de souligner la faillite des écoles et de façon plus large de l’ensemble des

249 Général SILVESTRE DE SACY Hugues, « L’École de l’air, école d’ingénieur, école d’officier, une étude de

perception », op. cit., p.114.

250 DELMER Christophe, « La promotion 1939 « Pinczon du Sel » dans la tourmente », Le Piège, n° 128,

mars 1992, p. 27.

251 Ibid., p. 115.

252 Le Centenaire de l’École Navale, 1830-1930, Caen, novembre 1930, non paginé. 253 JOUHAUD Edmond, La vie est un combat, op. cit., p. 16.

254 Général BEAUFRE, Mémoires, op. cit. p. 35.

173 établissements en charge de la formation des officiers (école d’application et école supérieure de guerre et école de guerre navale). Les réflexions sur les problèmes de l’armée, sur les réformes à apporter et sur l’évolution de la doctrine, à l’instar des travaux du colonel de Gaulle dans ses ouvrages Le fil de l’épée256 ou Vers l’armée de métier257, font figure de parents pauvre. Il ressort de tout cela pour la période de l’entre-deux guerre l’impression d’un enseignement « un peu figé et manquant d’ouverture, un peu à l’image de la pensée militaire de l’époque258 ». Pour Philippe Masson, par rapport à 1918 il y a non seulement stagnation, mais régression. Régression d’autant plus forte que l’instruction est outrageusement sacrifiée, même dans les écoles militaires259. La promotion Amitié franco-britannique sort de l’ESM en mars 1940 sans avoir été instruite sur le canon de 25mm et par là même sur les combats anti-char260. Le lieutenant Jean Sourieau, ancien élève de Saint-Cyr de la promotion 1938-1939 devenu par la suite instructeur à l’École de Cadets de la France libre, annonce ainsi :

« Saint-Cyr reflétait en mieux quelque fois, mais reflétait quand même, l’esprit de l’armée française de l’époque : un système extrêmement figé, processionnel, avec des règles, des interdits. Tout était organisé de manière très rigide. Saint-Cyr en 1939 c’était l’expérience de l’année 1917 de la Grande Guerre. La guerre statique des tranchées. Le problème essentiel de l’armée d’alors était d’enseigner les responsabilités, mais d’une manière administrative261 ».

En effet, alors même que la guerre est déclarée avec l’Allemagne depuis septembre 1939, face à l’inquiétude des jeunes officiers tout juste sortis d’école qui auront en charge le commandement d’hommes plus âgés, au front depuis huit mois et dont certains ont déjà fait l’expérience des combats, les conseils du bulletin de liaison de Saint-Cyr insistent sur l’exemplarité attendue de l’officier. Aucun conseil de type « pratique » n’est prodigué, mais ne relève que du caractère moral de leur formation262. À lire l’ensemble des règlements, cours et conseils qui sont donnés aux futurs officiers durant l’entre-deux guerre, le seul enseignement qui semble avoir été pris en compte de l’expérience de la Première Guerre mondiale semble surtout être la nécessaire évolution du rapport d’autorité et du commandement tels qu’exercés

256 Colonel DE GAULLE Charles, Le fil de l’épée, Paris, Berger-Levrault, 1932, 171 p.

257 Colonel DE GAULLE Charles, Vers l’armée de métier, Nancy/Paris/Strasbourg, Berger-Levrault, 1934, 215 p. 258 Général DINECHIN Bernard de, « La formation à l’École Militaire Spéciale », op. cit., p. 186.

259 MASSON Philippe, Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours, op. cit., p. 142-143. 260 Général DINECHIN Bernard de, « La formation à l’École Militaire Spéciale », op. cit., p. 186.

261 Entretien réalisé par André CASALIS avec le Général J.M. SOURIEAU le 30 octobre 1993, SHD GR 1 K 763-

14.

262 La Saint-Cyrienne, n° 97, avril 1940, p. 9. Voir corpus d’annexes, Annexe n°4: Conseils aux jeunes officiers

174 auparavant. La volonté de ne pas reproduire un contexte propice aux mutineries qui se sont déclenchées durant la Première Guerre mondiale, même si celles-ci ne sont jamais évoquées, amènent de fait les écoles à principalement s’intéresser des lendemains de la guerre et jusqu’en 1940 à la formation morale, l’importance de prendre en considération la troupe, à défaut d’une formation militaire et technique héritée de l’expérience des combats de 1914-1918. Or cette formation morale n’est pas en soi un héritage de la Grande Guerre, mais bien de la défaite de 1870-1871. C’est à la suite de cette date que sont rédigés les travaux de Lyautey et publiés ceux d’Ardant du Picq qui définissent un nouveau rôle et un nouvel objectif pour les officiers. Ils visent à mettre sur pied une armée solidaire et disciplinée263 dont l’importance été soulignée lors de la Première Guerre mondiale. Le commandement évolue ainsi vers une « maternisation » selon l’expression d’Emmanuel Saint-Fuscien264. D’où les nombreuses injonctions auprès des élèves-officiers pour prendre en compte le sort de leurs hommes. Mais cette formation morale est défaillante. L’absence de contacts avec les hommes que les élèves auront à commander, l’imposition d’une discipline stricte laissant peu de place aux initiatives personnelles perpétuent un système qui peine à se réformer en profondeur.