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UNE AMBITION INABOUTIE À LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE

B) Faire des soldats : la formation militaire et technique

Deuxième pilier du triptyque sur lequel se fonde la formation en écoles militaires, la formation militaire et technique vise à inculquer les bases nécessaires sur lequel le futur officier construira son commandement et sa carrière. Partagée entre un enseignement purement militaire qui vise à faire acquérir les réflexes aux commandants d’unités en devenir et un enseignement scientifique élargi, cette formation fait l’objet de vives discussions parmi le corps des officiers aussi bien qu’au sein des élèves, où s’opposent traditionnellement les partisans d’un enseignement favorisant culture générale et culture scientifique appelé « pompe » à ceux d’un

111 GIRARDET Raoul, « Du rôle éducatif de l’officier et de sa vocation », in BOËNE Bernard (dir.), La spécificité

141 enseignement strictement militaire ou « mili » qui fait l’objet d’un attrait tout particulier chez les élèves.

La « pompe » ou la « mili » ?

Au sein des différentes écoles militaires, il est de bon ton parmi les élèves de mépriser l’étude des matières littéraires et scientifiques au profit des matières militaires. Un rapport sur les traditions à l’ESM souligne la permanence à travers les âges d’une opposition entre « l’esprit militaire » qui trouverait son expression la plus pure dans l’idéal du chevalier, fait d’audace et de droiture, de panache et d’abnégation, de foi et d’ardeur et qui entrainerait par extension un dédain pour l’étude et le calcul :

« La profession des armes, aristocratique par excellence, a longtemps eu le travail en dégoût comme en mépris. On croyait que le sacrifice de la vie est tout, et qu’en s’exposant brillamment, on a rempli ses devoirs, on est à la hauteur de ses fonctions112 ».

Il en découle alors parmi certains élèves une antinomie entre la « pompe » et l’esprit militaire, auquel s’ajoutent l’esprit frondeur et l’impertinence d’une jeunesse directement issue des lycées et impatiente de faire ses preuves113. Ainsi, un arrêté ministériel réglant l’organisation et le

fonctionnement de l’École navale publié en 1937 précise que le but premier de l’éducation militaire est de « mettre dès l’abord les élèves dans une ambiance telle que soit modifié rapidement en eux l’esprit du collégien114 ». Cette idée est aussi reprise au sein de l’École de

l’air qui fustige les têtes brûlées à la recherche de gloire et inconscientes des servitudes du métier115. Concrètement, le rôle de l’éducation militaire est de favoriser et accélérer le passage de l’insouciance de l’adolescence vers les responsabilités qui leur incombent avec l’entrée dans l’âge adulte et leur rôle d’officier. Plus qu’une transition d’un âge vers un autre, le but des écoles est de forcer le passage d’un état vers un autre : de collégien, ou « pékin », vers officier.

112 Les traditions à Saint-Cyr, Rapport de la Grande Commission, Traditions à Saint-Cyr, École Supérieure de

Guerre, 93e promotion, 1981, p. 9. 113 Idem.

114 Arrêté ministériel réglant l’organisation, le fonctionnement de l’École navale et de l’École des élèves officiers

de Marine du 27 août 1937, Bulletin officiel de la Marine, n° 10, 1e octobre 1937, p. 729. 115 Capitaine LAMARZELLE de, « L’École de l’air », op. cit.

142 À travers l’étude de l’infanterie, de l’artillerie, de la manœuvre (terrestre, maritime ou aérienne), du maniement des armes, l’objectif de la formation militaire est de développer « l’esprit de devoir et le sentiment de la responsabilité » en imposant une discipline stricte nécessaire pour se plier aux obligations militaires116. L’idée principale est de s’assurer de la discipline des élèves par l’inculcation d’habitudes, de comportements et de tenues qui régiront toute leur carrière future et qui feront aussi office de ciment parmi le corps en en appelant à des valeurs et habitudes partagées. Concrètement, cette instruction enseigne les bases communes à tous les officiers, quelles que soient leur armes ou armées, ainsi que des éléments propres en fonction de la spécialité. L’infanterie, « reine des batailles » consacrée comme telle à la sortie de la Première Guerre mondiale, est au centre de la formation militaire pour l’armée de terre mais aussi la marine et l’air. Les règlements confèrent à cette arme :

« La tâche la plus dure, mais aussi la plus importante au combat ; la plus dure, car elle lutte jusqu’au corps à corps pour conquérir et conserver le terrain ; la plus importante, car c’est elle qui, en définitive, assume le succès117 ».

Toutefois, héritage des combats de la dernière guerre, infanterie et artillerie sont désormais liées et doivent agir en combinaison étroite118. Au sein de l’ESM les inspections critiquent d’ailleurs la place trop importante occupée par la formation d’artilleur qui se fait au détriment de l’infanterie et de la cavalerie, tandis que la disproportion flagrante entre les objectifs affichés et les moyens dévolus à la formation sont particulièrement soulignés119. Corolaire de cette

primauté du duo infanterie-artillerie sur toutes les autres armes, la subordination totale à laquelle y sont soumises les armées de mer et de l’air, contraintes d’en enseigner les rudiments en écoles. Le but n’est pas ici de faire des futurs marins ou pilotes des fantassins accomplis, mais bien de former le combattant en lui donnant des notions générales sur l’emploi de la section au combat, sur la physionomique du combat d’infanterie et de son développement, sur l’emploi tactique des armes de l’infanterie et la coopération avec les autres armes telles que l’artillerie, l’aviation et même les chars120. Rappelons toutefois ici que les chars, non l’armée blindée de cavalerie, ne sont pas constitué en arme indépendante mais intégrés à l’infanterie, ce qui limite la portée de cet enseignement.

116 Arrêté ministériel réglant l’organisation, le fonctionnement de l’École navale…, op. cit. 117 Règlement d’infanterie, 2e partie, « Combat », juin 1938, p. 23

118 GUELTON Frédéric, « La formation des officiers de Saint-Cyr… », op. cit., p. 92. 119 Idem, p. 96-97.

143 Pour inculquer les bases de la formation militaire, l’ordre serré, le maniement des armes, la vie en campagne et les exercices sur le terrain pour appréhender la fatigue et forger les caractères sont enseignés. Car le deuxième pan de la formation militaire revêt aussi une formation quasi morale. Elle vise, en sus de fournir les comportements, réflexes et attitudes physiques attendues des officiers, à forger un ensemble cohérant ayant intériorisé ses normes. À ce titre, l’ordre serré vise à enseigner les mouvements collectifs de la troupe, lui permettre de se présenter sous les armes et se décompose en deux ensembles : avec ou sans arme. L’une des caractéristiques de l’ordre serré demeure l’enseignement du pas cadencé, marqueur physique fort des forces armées, qui doit permettre le déplacement au sein d’un même « bloc » de l’ensemble de la troupe. Au-delà de la simple dimension militaire, ces enseignements doivent chercher à exalter « par tous les moyens possibles la conscience professionnelle et l’amour- propre national121 ». Port, déplacement, langage et attitude quotidienne doivent conduire à

affirmer l’image de chef et par extension lui conférer de l’autorité sur ces hommes.

Pendant de la « mili », la formation scientifique et technique vise quant à elle à compléter la formation militaire en apportant aux élèves les clés de compréhension et d’adaptation dans leurs futures tâches, en cultivant le sens de l’observation et en stimulant leur curiosité. Le but est bien « de développer le jugement et l’esprit de méthode et d’organisation dont l’officier doit fréquemment donner preuve », c’est-à-dire développer des connaissances dites pratiques122. Elle recoupe principalement une culture classique, surtout au sein de l’armée de terre, mais doublée d’une forte imprégnation des mathématiques pour les écoles navale et de l’air. Toutefois, la « pompe » n’ambitionne pas l’exhaustivité des connaissances mais cherche avant tout à instiller des habitudes qui devront se prolonger tout au long de la carrière. En 1932, le général Pierre Ibos123, auteur d’un ouvrage sur Saint-Cyr, rappelle que « la véritable culture est fruit d’un effort personnel qui se prolonge toute la vie ». À ce titre, les différentes écoles ne se proposent que d’en donner le gout et de former esprits en vue des recherches futures124, à charge pour les différents élèves de la compléter. Cette culture, que l’on pourrait qualifier de

121 Idem.

122 BUAT Edmond, Directives pour l’enseignement à donner en 1920-1921, op. cit.

123 Général de division et écrivain, Pierre Ibos fut notamment le commandant de la division marocaine sous les

ordres du général Pétain pendant la guerre du Rif au Maroc (1925-1926). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Maroc et la société coloniale sous le pseudonyme Pierre Khorat, dans lesquels il se fait le chantre de la conquête coloniale française par les armes.

144 générale, fait l’objet de cours de tactique, d’histoire, de sciences appliquées, de langues vivantes, de géographie, mais aussi de mathématiques, physique, chimie, mécanique qui sont surtout théoriques. L’ambition de cette formation scientifique et technique est de fournir des bases propices à une réflexion tout en développant un « esprit critique », aidé en cela par « l’observation de la réalité ». En définitive, les écoles se doivent de fournir à leurs élèves « un savoir étendu et méthodique à l’usage d’homme faits pour l’action et le commandement »125. L’idée forte est de favoriser la curiosité intellectuelle et ainsi de limiter l’isolement des officiers et leur insulation intellectuelle.

La réalité est toutefois beaucoup plus contrastée. À l’ESM, la « pompe » ne comporte aucune vue sur l’extérieur et l’enseignement purement militaire n’offre aucune ouverture sur l’armée, ou l’action des officiers126. Si le culte de l’honneur est bien développé, en revanche la culture générale et militaire est qualifiée de médiocre127. Au sein de l’École navale, seules les

matières strictement maritimes trouvent grâce aux yeux des élèves : le ship128, le scott129 et la

bouline sont des matières de prédilection où les élèves ne « songent pas à s’échapper » parmi

un ensemble de matières où l’assiduité est toute variable selon les individus et les activités130.

En ambitionnant de ne fournir qu’une base de culture générale, à compléter à la charge des élèves, le manque de culture et de réflexion en école est fréquemment souligné, ce malgré les exhortations des règlements qui préconisent que les examens des matières dites littéraires (histoire, français et géographie) n’ont pas pour but de « montrer des connaissances acquises ou de faire appel à la mémoire ». L’objectif reste bien pour les élèves de « prouver qu’ils savent réfléchir, ont du bon sens et du jugement, qu’ils savent distribuer leurs idées suivant plan logique et clair131 ». Les contraintes de temps, la répartition des matières et la prédilection des élèves pour la « mili » contraignent la réflexion personnelle. Xavier Boniface a bien démontré que la réduction de l’horaire dévolu à l’histoire militaire durant l’entre-deux guerres et la nécessité de traiter longuement le premier conflit mondial conduisent à des choix pédagogiques

125 Arrêté ministériel réglant l’organisation, le fonctionnement de l’École navale et de l’École des élèves officiers

de Marine du 27 août 1937, op. cit.

126 Général DINECHIN Bernard de, « La formation à l’École Militaire Spéciale », op. cit., p. 185-186. 127 Idem.

128 Aussi appelé chip : calcul nautique.

129 Procédure de transmission lumineuse en morse utilisée lors de « silence radio ». 130 FISTOT 563, D’éléphant à éléphant…, op. cit., p. 36.

131 Instruction relative au concours d’admission à l’ESM EN 1940, n° 14100 B.E./1, Paris, 8 novembre 1939,

145 qui entrainent l’étude thématique dans une perspective chronologique et factuelle, envisagée sous l’angle traditionnel de l’histoire-bataille132. Les campagnes sont alors décrites minutieusement, où l’historien se place du point de vue du général en chef français.

« Le cours d’histoire militaire propose en fait un récit raisonné de la conduite des opérations et la stratégie employée. Mais il évite de souligner les erreurs commises, il ne s’attarde pas sur les causes éventuelles d’une défaite, il néglige souvent les facteurs humains pouvant peser sur le cours d’une bataille133 ».

Presque rien n’est dit du combattant, que le futur officier sera pourtant amené à commander et encadrer. Le moral, l’instruction, la manière de se battre des hommes de troupes font au mieux l’objet de quelques développements et sont le témoin d’un usage à caractère utilitaire de la matière : tirer les leçons du passé pour un emploi tactique et stratégique contemporain134. Ceci explique le peu de place laissé à la réflexion personnelle et répond ici aux besoins particuliers de la formation des élèves. L’enseignement des matières militaires et scientifiques ne sont qu’un appui, un bagage théorique que vient compléter abondamment un enseignement pratique : le

drill.

Le drill

L’absence d’une formation spécifique dédiée à l’apprentissage du commandement est contrebalancée en école par la place qu’occupe le drill ou l’entrainement par répétition : chaque élève revêt à tour de rôle une fonction particulière dans l’organisation d’une unité en campagne (commandement, adjoint, liaison, simple soldat exécutant les ordres, etc.).

« Le drill consiste en l’appropriation par les élèves-officiers des normes comportementales explicitement attendues dans le cadre des interactions au sein de l’univers militaire […]. Il peut être vu comme une forme de « socialisation secondaire » basée sur la répétition mécanique des comportements spécifiques de l’univers professionnel ; un exemple paroxystique d’habitus, tant il met en œuvre une mécanique d’incorporation de normes qui agissent profondément sur

132 BONIFACE Xavier, « L’enseignement de l’histoire militaire à Saint-Cyr depuis 1871 », op. cit., p. 73. 133 Idem, p. 74.

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l’identité individuelle et modifient jusqu’à la manière de se tenir, de marcher, et également dans une certaine mesure de s’exprimer135 ».

Dès lors, le drill devient aussi par extension un outil de dressage, dans la mesure où il s’effectue notamment par la répétition mécanique des mêmes gestes, qui sont, comme le démontre Céline Byron-Porter, un moyen de faire acquérir les automatismes du combat et de l’obéissance136. Lors d’une conférence prononcée en 1901 sur le rôle social de l’officier aux élèves de l’ESM, l’accent est mis sur les liens qui s’opèrent entre instruction et éducation militaire. L’une comme l’autre sont présentées comme les éléments clés du dressage individuel137 auquel participent activement les écoles de formation initiale. La logique de répétition permet aussi de développer une perception cyclique du temps138, où les journées s’enchainent et se ressemblent, favorisant ainsi une routine nécessaire qui servira de refuge et permet d’acquérir des automatismes rassurant en cas de conflits ou de danger.

Ainsi, recouvrant la mise en pratique d’un vaste ensemble de thématiques et d’enseignements, le drill se caractérise aussi bien par la pratique répétée et régulière de l’ordre serré, l’expression d’un comportement physique (salut, langage) que par l’application d’un enseignement volontairement théorique professé en école. Car c’est sur l’imitation, mais aussi la répétition, que le système militaire se base, d’où l’importance de l’apprentissage par l’exemple. Comme l’annonce le général Beaufre dans ses mémoires, c’est par le biais du drill que l’on vit en école « dans un bain d’idéalisme viril et de ferveur »139. Ici encore c’est l’établissement dans son entier qui propose un cadre convenable à cette mise en pratique. La localisation géographie et l’organisation spatiale des écoles procèdent ainsi de cette logique. La proximité immédiate avec un plan d’eau favorable à la navigation pour les futurs marins, un terrain propice aux exercices d’infanterie pour les officiers de l’armée de terre, ou bien encore de conditions météorologiques opportunes pour l’envol de jeunes pilotes sont autant d’éléments qui participent à la bonne réussite du drill. La répétition abondante et régulière est à la base de ce fonctionnement. Ainsi, en 1932 les élèves de Saint-Cyr endurent chaque jour après le

135 ALBER Alex, « Une socialisation professionnelle par l’histoire » op. cit.

136 BRYON-PORTET Céline, « Les pratiques rituelles de l’École de l’air. Les dispositifs symboliques et leurs

enjeux en termes de transmission et de communication durant la période de formation militaire », Communication

et organisation, n° 40, 2011, p. 148.

137 Lieutenant-colonel EBENER Charles, Conférence sur le rôle social de l’officier faite en 1901 aux élèves de

l’École Spéciale Militaire, Paris, Lavauzelle, 1903, p. 39.

138 FORCADE Olivier, « Le temps militaire à l’époque contemporaine », op. cit., p. 483. 139 Général André BEAUFRE, Mémoires, op. cit., p. 34.

147 déjeuner trois heures de manœuvres et services en campagne. Au fur et à mesure que l’apprentissage avance, le caractère des exercices se modifie : d’individuelle l’instruction devient collective : « dressé au commandement d’une petite unité, le saint-cyrien s’instruit progressivement à un exercice dans un cadre plus large : les manœuvres prennent plus d’ampleur140 ». L’objectif est ici non seulement de développer les qualités de commandement mais aussi d’en assurer effectivement son exercice et ses responsabilités. Au sein de l’École navale, ce sont les sorties en mer régulières et les corvettes d’été, d’environ un mois, qui permettent aux élèves de se confronter avec les réalités du métier de marin (principalement), mais aussi du métier de chef. Ces sorties sont jugées nécessaires pour « éprouver les vocations et acclimater les adolescents à la vie en mer141 ». Pendant de la « mili », le drill est l’objet de toutes les attentions et faveurs des élèves qui y voient ici un moyen de s’approcher au plus près de leurs rôles une fois sorti de l’école.

Accompagnant la nécessité d’une formation reposant davantage sur la dimension pratique que théorique, la formation physique des élèves-officiers constitue la dernière des composantes essentielles de ce triptyque.