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SERVIR VICHY, REPENSER LES

A) Mettre sur pied l’armée d’armistice Les accords de Rethondes

L’objectif n’est pas ici de retracer dans le détail la journée du 22 juin 1940 mais bien d’en rappeler les grandes lignes. Face au Generaloberst allemand Wilhelm Keitel, en charge de mener les négociations d’armistice au nom de la puissance occupante et faire appliquer les décisions militaires imposées par les autorités du Troisième Reich, se retrouvent quatre officiels français : le diplomate Léon Noël, le général d’armée Charles Huntziger, le vice- amiral Maurice Le Luc et le général d’aviation Jean Bergeret. La surreprésentation des militaires souligne un aspect fondamental du contenu des discussions, comme Claude d’Abzac- Épezy le rappelle :

« L’armistice est discuté et signé par des militaires formés et mandatés pour plaider la survie de l’armée qu’ils représentent et non par des représentants de la nation ayant mission de défendre l’intérêt national dans sa globalité. Ainsi, les clauses imposées au gouvernement français concernant la ligne de démarcation, les prisonniers de guerre et les indemnités d’occupation, sans parler des livraisons de ressortissants étrangers, ne semblent pas inacceptables aux quatre délégués français, car, pour eux, la perspective d’une survie même réduite de leur outil militaire est plus importante7 ».

Sur les vingt-trois articles de la convention d’armistice entre forces françaises et allemandes, onze portent ainsi exclusivement sur les clauses militaires destinées à démanteler l’armée française. Ces conditions, jugées « dures mais ne contenant rien de déshonorant8 » par les autorités militaires françaises, modifient profondément le fonctionnement et l’organisation de l’ensemble des forces armées. L’article quatre, en représailles des clauses imposées par les Français aux Allemands lors du traité de Versailles de 1919, prévoit que

« Les forces armées françaises sur terre, sur mer et dans les airs devront être démobilisées et désarmées dans un délai encore à déterminer. Sont exemptes de ces obligations les troupes

7 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, 1940-1944, Vincennes, Service historique de l’armée de

l’air, 1997, p. 46.

8 Termes du général Huntziger lors de sa conversation téléphonique avec le général Weygand dans la soirée du 21

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nécessaires au maintien de l’ordre intérieur. Les effectifs et armements seront déterminés par l’Allemagne ou l’Italie9 ».

Ces conditions relativement vagues sont complétées par la suite le 30 juin. Les Allemands précisent que cette « armée française de transition10 » ne devra pas dépasser les 100 000 hommes pour l’ensemble des forces armées (terre, marine, air, garde républicaine mobile) en métropole et Corse, dont 8 000 officiers ; cette démobilisation devant être effective avant le 1er août11. Il est précisé en outre que cette armée ne sera pas dotée d’artillerie de calibre supérieur à 75 mm, ni de chars, armes antichars et défense contre avions (D.C.A.) et seulement d’automitrailleuses en petit nombre12. L’armée française perd son artillerie lourde et ainsi toute capacité à mener des combats de grandes envergures contre de potentiels ennemis. Concernant la marine, « objet de toutes les inquiétudes13 », l’article huit constitue un réel soulagement :

« La flotte française, à l’exception de la partie qui est laissée à la disposition du Gouvernement français pour la sauvegarde des intérêts français dans son empire colonial, sera rassemblée dans des ports à déterminer et devra être démobilisée et désarmée sous le contrôle respectif de l’Allemagne ou de l’Italie14 ».

Le gouvernement allemand s’engage à ne pas utiliser la flotte française pendant la guerre à l’exception des unités nécessaires à la surveillance des côtes et au dragage des mines. Il déclare solennellement ne formuler aucune revendication à l’égard de celle-ci lors de la signature de la paix.

Les conditions ne sont pas aussi souples pour l’armée de l’air. Elle est contrainte par l’article cinq de livrer une partie de ses avions militaires. À l’issue d’âpres discutions entre le général Keitel et les généraux Huntziger et Bergeret15, une phrase est finalement ajoutée : « Il

peut être renoncé à la livraison d’avions militaires si tous les avions encore en possession des forces armées françaises sont désarmés et mis en sécurité sous contrôle allemand16 ». Au terme

de la journée du 22 juin 1940, l’armée française apparaît alors comme sauvée pour les militaires

9 Cité par ANTHERIEU Étienne, Le drame de l’armée de l’armistice, Paris, Les éditions des Quatre Vents, 1946,

p. 2.

10 Dénomination officielle allemande de l’armée autorisée par les convention d’armistice (Ubergangsten). 11 SCHIAVON Max, « L’environnement intellectuel de la défaite : l’analyse à chaud par l’armée d’armistice », in

COCHET François (dir.), Expérience combattante, 19e-21e siècles, tome 3, Les environnements du combattant, Paris, Riveneuve Editions, 2013, p. 206.

12 Lieutenant-colonel VERNET Jacques, L’armée d’armistice 1940-1942, op. cit., p. 1. 13 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, op. cit., p. 45.

14 Cité par PAXTON Robert O., L’armée de Vichy, op. cit., p. 479.

15 Voir à ce sujet, ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, op. cit., p. 47-52. 16 Cité par PAXTON Robert O., L’armée de Vichy, op. cit., p. 478.

188 français chargés de définir la reddition des forces : les effectifs sont certes réduits, mais la flotte est intacte, tandis que l’armée de l’air évite de peu le démantèlement total de ces avions. Rien n’est dit à propos des différentes écoles militaires, ce qui laisse présupposer pour les autorités françaises leur réouverture rapide et sans encombre. Pour le régime de Vichy, cela signifie qu’à terme, le recrutement et la formation des officiers pour les besoins de son armée sont acquis. Le nouveau gouvernement peut alors envisager de reconstituer une armée aux objectifs redéfinis. L’attaque du port de Mers El-Kébir le 3 juillet 1940 bouleverse rapidement la conjoncture et permet de fait à l’armée française de reconstituer ses forces au détriment des accords passés au titre des conventions d’armistice.

Le tournant de Mers El-Kébir

Lors de la signature de l’armistice de Rethondes, la flotte française s’est repliée dans l’attente de nouvelles consignes. En Égypte, la Force X de l’amiral Godfroy rassemble le cuirassé Lorraine, quatre croiseurs, trois torpilleurs et un sous-marin ; le cuirassé Richelieu, fleuron de la flotte française entré en service actif en 1939, est mouillé à Dakar ; le cuirassé

Jean Bart, sistership du Richelieu se trouve à Casablanca ; deux cents navires de tous tonnages

sont réfugiés dans les ports anglais ; tandis que se retrouvent à Mers El-Kébir, sous les ordres de l’amiral Gensoul, les cuirassés Dunkerque et Strasbourg respectivement entrés en service actif en 1937 et 1939, les cuirassés Provence et Bretagne en service depuis la Première Guerre mondiale, les contre-torpilleurs Lynx, Tigre, Kersaint, Terrible, Volta et Mogador (les deux derniers étant admis au service actif en 1936 et 1937), le transport d’aviation Commandant

Teste admis au service actif en 1932 ainsi que d’autres navires de moindre tonnage17. Cette

flotte constitue donc un ensemble disparate, mêlant navires datés et obsolètes à des bâtiments modernes, très récents, conçus dans le cadre de la politique de réarmement de la marine. Bien que les Allemands aient expressément notifié leur refus d’utiliser la force française dans la poursuite de leur guerre, notamment contre les Britanniques, ils se sont toutefois arrogés le privilège d’en faire usage dans les opérations de surveillance des côtes et de dragage de mines.

189 À ce titre, la première crainte pour le Premier ministre britannique Winston Churchill est de voir la flotte de haute mer française basculer sous la tutelle des forces de l’Axe . Ce transfert modifierait l’équilibre entre les marines allemandes et britanniques au détriment de cette dernière. Le 25 juin 1940 dans un discours auprès de la Chambre des Communes il annonce ainsi à propos de l’article huit des conventions d’armistice : « Il est clair que la flotte de guerre française, sous cet armistice, passe entièrement armée sous le contrôle allemand et italien18 ». Il élabore alors l’opération Catapult, qui vise à neutraliser la flotte française sans pour autant la détruire. Au matin du 3 juillet, les Britanniques saisissent les bâtiments français présents sur le territoire anglais. L’amiral Somerville, officier de la Royal Navy commandant la Force H basée à Gibraltar pour couvrir la Méditerranée occidentale, fait parvenir à l’amiral Gensoul trois propositions : continuer les combats contre les Allemands et les Italiens ; appareiller pour un port britannique ; appareiller pour un port français des Antilles où les navires pourront être démilitarisés ou confiés aux États-Unis. Elles sont accompagnées d’un ultimatum assorti d’un délai de six heures au-delà duquel la flotte française sera détruite. Ces conditions sont rejetées par l’amiral Gensoul au motif qu’aucune option sauf le combat n’était acceptable au regard des conventions d’armistice signées avec les Allemands19. Le général d’armée Huntziger, averti de l’ultimatum obtient des Allemands l’autorisation d’employer la marine française et des avions de guerre français contre l’escadre anglaise. Au soir du 3 juillet, la commission italienne d’armistice informe le général Weygand que le haut commandement italien renonce temporairement à l’application des clauses navales et aériennes de l’armistice20. Le 4 juillet, le

General Der Pioniere Förster, membre de la commission franco-allemande d’armistice, fait

savoir au général Huntziger combien Hitler est satisfait de la riposte française21. Les conséquences se font rapidement ressentir dans l’organisation de l’armée d’armistice. Les Allemands autorisent ainsi le maintien de forces aériennes françaises en Afrique française du nord « contre les forces navales britanniques en Méditerranée22 », tandis que pour la marine,

18 “From this text it is clear that the French war vessels under this Armistice pass into German and Italian control

while fully armed”, Commons Sitting of the 25th June 1940, Series 5, vol. 362, War Situation, cc301-7.

19 COSTAGLIOLA Bernard, La Marine de Vichy, Blocus et collaboration, Paris, Tallandier, 2009, p. 49. D’une

façon plus générale, nous renvoyons à cet ouvrage pour toute la question de l’opération Catapult et l’attaque sur Mers El-Kébir.

20 Message téléphonique à 18h30 par la Commission Italienne de l’Armistice au général commandant en chef

Weygand, 3 juillet 1940, Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine (désormais AN), AJ 41 39.

21 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, op. cit., p. 94.

22 Note 25/40 du 4 juillet signée Förster, DFCAA/ SCA, livre 1, p. 31, SHD AI 3 D 431, cité par ABZAC-

190 l’article 8 est suspendu23. La flotte française qui devait être désarmée dans ses ports d’attache avec des effectifs réduits à 4 000 ou 5 000 hommes, obtient la libération immédiate du personnel de l’administration centrale. Elle redevient une force militaire qui se regroupe à Toulon et obtient, sous réserve d’autorisation préalable, la possibilité de circuler en Méditerranée occidentale et de franchir le détroit de Gibraltar pour relier l’Afrique française24. Comme pour l’armée de l’Air, la commission d’armistice accorde alors progressivement des renforcements qui augmentent les effectifs de l’armée d’armistice et change ainsi sa physionomie, mais aussi ses missions.

Le nouveau visage de l’armée d’armistice

Réduite initialement à 100 000 hommes dont 8 000 officiers, les restrictions d’effectifs appliquées à l’ensemble des forces françaises ne sont dans les faits jamais mises en œuvre à la suite de l’attaque de Mers El-Kébir et dans une moindre mesure de celle de Dakar, opérée du 23 au 25 septembre. Cette opération menée par les forces gaullistes prend le nom de Menace et vise à faire basculer cette ville ainsi que la totalité de l’Afrique occidentale française sous la tutelle des Forces françaises libres (FFL)25. L’échec de cette tentative de ralliement modifie à plusieurs niveaux la place attribuée à l’armée française vichyste dans le jeu des forces de l’Axe. Comme le souligne Bernard Costagliola, au plan intérieur, la victoire des forces vichystes sur les gaullistes affermit l’autorité du maréchal Pétain, lui permettant de faire valoir la valeur politique et stratégique de l’Empire français et l’intérêt de le défendre. Ce renforcement militaire aboutit à l’augmentation des moyens aéronavals pour protéger les liaisons coloniales. Sur le plan extérieur, Hitler et Mussolini s’accordent pour laisser Vichy assurer seul la défense de l’Empire26. Ces assouplissements répondent à des raisons purement stratégiques de la part

23 Compte rendu de conversation téléphonique entre le général Huntziger et le général Koeltz, Ministère de la

Défense Nationale, direction des services de l’armistice, Clermont-Ferrand, 4 juillet 1940, AN AJ 41 39.

24 Entretien entre le commandant Wever et l’amiral Michelier, Wiesbaden, 4 juillet 1940, 10 h. DFCAA/ SCA,

livre 1, p. 41, cité par ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, op. cit., p. 95.

25 À ce sujet voir notamment : COUTEAU-BEGARIE Hervé et HUAN Claude, Dakar 1940 : la bataille fratricide,

Paris, Economica, 2004, 256 p. ; COSTAGLIOLA Bernard, La Marine de Vichy, op. cit. ; GIRARD Patrick, De

Gaulle et le mystère de Dakar, Paris, Calmann-Lévy, 2010, 366 p. ; MONAQUE Rémi, Une histoire de la marine de guerre française, Paris, Perrin, 2016, 528 p.

191 des Allemands et, dans une moindre mesure, des Italiens : en laissant l’armée française assurer elle-même la défense de son territoire, il devient alors possible de dégager l’Axe de cette charge.

Les effectifs de l’armée sont alors progressivement augmentés et dépassent largement les chiffres imposés. En additionnant les trois armées en métropole et outre-mer, on parvient à des données officielles de personnel d’active plus de quatre fois supérieures27. Aux 100 000 hommes de l’armée d’armistice proprement dite s’ajoutent en métropole 40 000 gendarmes, 10 000 hommes de la défense aérienne du territoire (DAT), 5 000 pompiers de Paris et 15 000 travailleurs coloniaux ; 137 000 hommes en Afrique Française du Nord ; 65 000 hommes répartis en deux corps d’armée en Afrique occidentale française ; 63 000 en Indochine et 14 000 pour Madagascar et Djibouti28. Les dotations en armement sont aussi assouplies et augmentées, mais uniquement pour l’Afrique du Nord et restent extrêmement limitées : 3 000 véhicules, 1 500 motocyclettes et side-cars, 200 chars, contrairement à l’armée métropolitaine, et 120 automitrailleuses. Les dotations en munitions d’artillerie sont supérieures à celle des formations métropolitaines (1 500 coups au lieu de 1 000), même si on note cependant des sous-dotations flagrantes en armement d’infanterie notamment pour les pistolets- mitrailleurs, les mortiers de 81 mm et de façon plus générale les munitions de tout type29. Ici encore, ces choix d’armement sont à mettre en lien avec les nouvelles missions qui sont progressivement octroyées à l’armée : d’une part le maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières, d’autre part la défense de la métropole et de l’Empire contre toute agression étrangère. Ainsi, aux forces stationnée en Afrique reviendraient la défense de l’Empire, ce qui expliquerait les dotations en artillerie lourde à défaut d’une artillerie légère, tandis qu’à l’armée métropolitaine est dévolu le rôle de maintien de l’ordre interne, devenant la raison d’être de l’armée d’armistice30.

27 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, L’armée de l’air de Vichy, op. cit., p. 10.

28 LAMBERT Pierre Philippe, LE MAREC Gérard, Organisations, mouvements et unités de l’État français, Paris,

Le grand livre du mois, 2002, p. 247-248.

29 Lieutenant-colonel VERNET Jacques, L’armée d’armistice 1940-1942, op. cit., p. 17-18.

30 Directives d’activité, Secrétariat d’État à l’aviation, EMAA, 3e bureau, n° 11.778-3/1 EMAA, Vichy,

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