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SERVIR VICHY, REPENSER LES

B) Une « armée de maintien de l’ordre » ?

Pour le régime de Vichy, le maintien de l’ordre se comprend comme la lutte contre l’ennemi intérieur et les fauteurs de troubles qui pourraient faire basculer la France dans la guerre civile. Cette approche explique ainsi l’importance qui est accordée à cette notion dans un contexte plus large de lendemain de défaite. Claude d’Abzac-Épezy montre comment les élites militaires françaises par culture, à l’instar de l’ensemble des élites politiques du pays, raisonnent en fonction de références historiques ; elles s’inquiètent à l’idée d’une nouvelle Commune, comme après la défaite de 1870, où de façon plus récente des potentiels troubles révolutionnaires comme ceux qui ont agité l’Allemagne et ses alliés après la défaite de 1918. Pour le nouvel État français, il faut avant tout éviter tout risque de guerre civile31. Cette peur

explique alors la primauté du maintien de l’ordre intérieur sur les missions de défense vers l’extérieur et justifie ainsi le tournant opéré.

La notion même de « maintien de l’ordre » est vague et l’historiographie s’est peu interrogée sur l’emploi et la signification de ce terme32. La conception wébérienne selon laquelle l’État serait l’« entreprise politique à caractère institutionnel » qui « revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la violence physique légitime33 » est aujourd’hui remise en cause. L’historien Laurent Lopez montre ainsi que le maintien de l’ordre en France tend à se débarrasser progressivement de sa violence pour tenter d’être une force de plus en plus maîtrisée et contrainte34. Au XIXe siècle, ce terme ne désigne pas forcément la mission de police administrative, mais un ensemble bien plus large, où le système de maintien de l’ordre repose sur une combinaison de forces. La gendarmerie nationale, la garde nationale, la police municipale et l’armée se répartissent cette mission. Cette dernière est principalement

31 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, « Les militaires en politique, l’exemple de la France de Vichy», Cahier du

CEHD, n° 26, 2006, p.79-97.

32 Voir par exemple : BRUNETEAUX Patrick, Maintenir l’ordre, Paris, Presses de Science Po, 1996, 346 p. ;

Société d’histoire de la révolution de 1848, Maintien de l’ordre et polices en France et en Europe au XIXe siècle, Actes du colloque organisé par la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle à

Paris et Nanterre les 8, 9 et 10 décembre 1983, Paris, Créaphis, 1987, 413 p. ; CARROT Georges, Le maintien de

l’ordre en France depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’à 1968, thèse de doctorat de droit sous la direction de

VIDAL Jean, Université de Nice, Presses de l’IEP de Toulouse, 1984, 881 p.

33 WEBER Max, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 2002 (1921 pour l’éd. allemande, 1ère éd. franç. en 1959),

224 p.

34 LOPEZ Laurent, “Maintaining public order without the participation of the population. Police of crowds by the

police of public opinion (France, late 19th century)”, Rechtskultur - Zeitschrift für Europäische Rechtsgeschichte

[Culture juridique - Revue d'histoire juridique européenne - Revue d'histoire européenne - Journal européen d'histoire du droit], décembre 2019, n° 8, p. 213-229.

193 utilisée lorsque les conflits prennent une ampleur inattendue. En 1839, le colonel commandant la ville de Lyon rappelle que la force armée doit être réservée pour des circonstances graves, lorsque « le bon ordre et la tranquillité sont menacés ou quand les personnes arrêtées font de la rébellion, mais hors de là, le service devient dégradant pour l’uniforme35 ». Après la défaite de 1871, les velléités de refonte de l’armée questionnent la participation des militaires à la paix civile en des termes nouveaux. De nombreux militaires, à l’instar des généraux Faidherbe36, Davout37 ou Lewal38, considèrent que l’armée ne doit plus s’immiscer dans le maintien de l’ordre. Dans les faits, la doctrine d’emploi n’est que peu modifiée. Si l’armée se détache de cette mission et ne souhaite intervenir qu’épisodiquement, celle-ci n’est toutefois pas abandonnée. Il faut attendre 1921 et la création d’un corps de gendarmes mobiles spécialisés pour que le maintien de l’ordre soit dévolu entièrement à la gendarmerie et non plus à l’armée. L’Instruction sur le maintien de l’ordre, approuvée et signée le 30 août 1930 par le Ministre de la Guerre André Maginot, institue ainsi que « la garde républicaine mobile est une force spécialement destinée à̀ assurer le maintien de l’ordre sur tout le territoire39 », en lieu et place

de l’armée.

La mission de maintien de l’ordre dévolue à l’armée par le régime de Vichy n’est donc pas une nouveauté mais s’inscrit dans une longue tradition. Il ne s’agit ici que de perpétuer une tâche à laquelle les forces armées sont familières et expliquerait le peu de remous provoqués à l’occasion de ce transfert. Toutefois, une impulsion nouvelle y est adjointe. Dès le 25 octobre 1940, le général d’armée Huntziger, commandant en chef des forces terrestres et Ministre de la Guerre depuis le 6 septembre, diffuse auprès des grands commandements de l’armée de terre une note relative à La conduite morale et pratique de l’armée. Il y affirme que l’armée « est l’organe essentiel de la grandeur française et la base de sa rénovation » et confirme sa mission principale : maintenir l’ordre et « étendre cet ordre dans la nation par le rayonnement de son exemple » 40. L’armée se doit d’être exemplaire afin d’inspirer l’ensemble de la nation.

35 CARTAYRADEL Cyril, « La gestion du maintien de l’ordre au XIXe siècle : l’exemple de la gendarmerie de

l’agglomération lyonnaise (1791-1854) », Cahiers d’Histoire, t. 45-1 et 45-2, 2000, pp. 35-46 et 255-265.

36 Général FAIDHERBE, Bases d’un projet de réorganisation d’une armée nationale, J. Laurent, Toulon, 1871,

p. 12-13.

37 Général DAVOUT, Projet de réorganisation militaire, Paris, Firmin Didot frères, 1871, p. 22. 38 Général LEWAL, Les troupes coloniales, Baudoin, Paris, 1894, p. 42-43.

39 Direction de la Gendarmerie, Instruction sur le maintien de l’ordre, approuvée le 1er août 1930, Paris, Imprimerie nationale, 1930, 135 p.

40 Conduite morale et pratique de l’armée, Secrétariat d’État à la guerre, Cabinet, n° 7381/3/CAB, Vichy,

194 Cette idée est récurrente depuis la défaite de 1871 où comme le souligne Odile Roynette, elle constitue à cette période le refuge d’une nation inquiète et qui se cherche. Ce contexte explique alors la place qui lui est offerte dans le processus de redressement du pays41. Cette même logique est reprise en 1940 par les autorités militaires : l’armée doit être l’élément essentiel de la rénovation du pays car, ce faisant, elle inspirerait par sa morale et ses valeurs l’ensemble de la Nation française. Selon le général Huntziger, l’armée sera en position de garantir la rénovation de la France par sa mission de maintien de l’ordre : « C’est elle qui, en définitive, assurera la solidité, la durée de l’œuvre entreprise. Elle ne saurait trouver dans les circonstances actuelles plus noble mission42 ». Autant de préconisations qui sont en opposition totale avec les évolutions des dernières décennies qui se caractérisent par un dessaisissement de l’autorité militaire au profit du pouvoir civil. L’instruction du 12 octobre 1934 annonçait ainsi dans son article premier : « Le maintien de l’ordre sur le territoire de la République incombe à l’autorité civile » et il est précisé que l’autorité militaire ne peut agir qu’en vertu d’une réquisition des autorités civiles43.

Répondant aux sollicitations des autorités de l’État français, cette nouvelle mission de relèvement national est érigée en raison d’être de l’armée à compter de janvier 1941. Le premier bulletin d’information périodique, diffusé par le Ministère de la Guerre à la demande du général Huntziger, lie ainsi la mission de maintien de l’ordre à celle de rénovation. Elle devient

« La mission primordiale, indispensable au relèvement du Pays car on ne saurait construire l’avenir que sur le présent. L’armée seule peut assurer, en définitive, la solidité et la durée de l’œuvre entreprise44 ».

Un article de la Revue des Deux mondes insiste ainsi longuement sur l’importance que constitue le maintien de l’ordre « condition primordiale de l’édification de ce nouvel État ». Il ne faudrait pas voir dans la conception vichyste de l’armée une volonté de faire un usage abusif de l’utilisation de la force. Le souhait n’est pas d’instaurer un simulacre de garde prétorienne, en charge des missions de police. Pour le régime, la notion d’ordre « doit être comprise dans toutes

41 ROYNETTE Odile, Bons pour le service, op. cit., p. 91-92.

42 Général HUNTZIGER, « Ordre Général n° 1 », cité dans L’armée Nouvelle, n° 1, 1942, s. p.

43 Instruction interministérielle du 12 octobre 1934 relative à la participation de l’armée au maintien de l’ordre

public, Charles Lavauzelle, Paris, 1938, p. 1-2.

195 ses acceptions, mais surtout dans son sens le plus élevé : l’ordre spirituel », où l’armée « par sa seule présence, inspirera l’ordre et son respect »45.

Le maintien sur le long terme d’une « armée de transition » imposée par les conventions d’armistice pose toutefois problème au gouvernement de Vichy. Il lui préfère d’ailleurs le terme « d’armée d’armistice » appelé à devenir le creuset d’une armée nouvelle46. Le nouveau régime espérait que la signature rapide d’un traité de paix puisse lui permettre de remettre sur pied de réelles forces armées47. En juin 1941, dans le contexte de l’invasion de la Syrie par les troupes gaullistes et britanniques, le général Huntziger précise que face à une situation qui « devient chaque jour plus délicate », l’armée, dont l’exemplarité attendue est rappelée, doit désormais faire preuve d’une

« action continue en vue de maintenir dans le pays une ambiance d’adhésion sans réserve à l’œuvre du Maréchal, ambiance qui est le plus sûr garant du maintien de l’ordre. C’est donc une question de devoir pour tous les membres de l’armée, et surtout pour l’officier, de contribuer, plus que tous les autres français, au maintien de cette ambiance de discipline, de confiance et de calme48 ».

Par la suite, cette mission est confirmée dans un article de la Revue de l’armée française, destinée aux militaires et publiée par le régime de Vichy qui en fait un instrument de propagande à son service. Un auteur anonyme conclut alors que la rénovation de l’armée doit être indispensable, car c’est « minimiser la tâche de l’armée que de la limiter seulement au rôle de gardien de l’ordre. La mission de l’armée reste ce qu’elle a toujours été : constituer un outil bien forgé dans la main du gouvernement qui, seul responsable, travaille pour le bien des Français et la gloire de la Patrie »49. Ainsi l’armée d’armistice, bien plus qu’une armée de

maintien de l’ordre, est dorénavant conçue comme une armée politique censée servir les dessins du gouvernement et le soutenir dans ses démarches. Il y a alors un glissement des missions de l’armée. À son devoir de maintien de l’ordre, raison d’être selon les principes édictés par les conventions d’armistice, l’État français y ajoute progressivement de nouvelles dimensions.

45 Anonyme, « L’Armée de l’Armistice », Revue des Deux Mondes, février 1941, p. 356-361.

46 BROCHE François, François Huet, chef militaire du Vercors 1944, Mantes-la-Jolie, Éditions Italiques, 2018,

p. 120.

47 État d’esprit de l’Armée, Secrétariat d’État à la Guerre, Cabinet du Ministre, n° 10646/3/CAB, Vichy,

11 juin 1941, SHD MV TTB 154.

48 Idem.

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