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SERVIR VICHY, REPENSER LES

C) Nouveaux objectifs et rôle des officiers

« Au moment où j’assume avec tous la tâche de rénover l’armée d’armistice, c’est à chacun de vous que je m’adresse en particulier. […] Cette armée nouvelle, petite par le nombre, nous en ferons un modèle vivant de qualité pour la tenir, non pas à l’écart, mais intégrée dans la Nation régénérée. Elle y entretiendra le culte de la Patrie. Son âme épurée et vibrante orientera vers l’avenir, à travers le sombre présent. Elle montrera l’exemple au pays, en attendant d’être son image. À cette tâche sacrée, nous donnerons tous de nous-même. […]50 ».

L’Ordre général n° 1 du général Huntziger fait mention pour la première fois de la volonté du régime de Vichy de bâtir une « armée nouvelle ». Comme le souligne Robert Paxton, l’armée d’armistice proclame alors haut et fort son renouveau intellectuel et spirituel. La multiplication d’annonces souligne la volonté du gouvernement de donner des signes de renaissance, comme pour se défaire du poids des défauts de l’ancienne armée51. Cette idée n’est pourtant pas originale et reprend de fait une terminologie déjà utilisée en 1911 par Jean Jaurès, qui souhaitait réformer l’armée de métier jugée hostile à la République et au socialisme52. Mais contrairement à la volonté de Jean Jaurès, il ne s’agit pas pour le régime de Vichy de renforcer les liens entre armée et République dans la mesure où cette dernière n’existe plus, mais bien de créer ceux entre l’armée et la Révolution nationale. D’abord présentée le 25 juin 1940 comme « un redressement intellectuel et moral » le maréchal Pétain annonce le 22 septembre : « La "Révolution nationale" ne se fait pas contre l’oppression politique mais contre un ordre périmé53 ». Elle constitue à la fois selon Henry Rousso un corps de doctrine et un horizon de

l’action publique54. Elle rencontre un écho profond parmi les officiers, dont la formation en

écoles prône depuis les années 1930 un ensemble de valeurs qui reposent sur une vision organiciste de la société, l’importance des corps intermédiaires et des élites traditionnelles, ou encore une organisation corporatiste55, qui sont autant de sujets de prédilection de la Révolution nationale. Cette dernière constitue à bien des égards un retour à une tradition

50 Général HUNTZIGER, « Ordre Général n° 1 », op. cit. 51 PAXTON Robert O., L’armée de Vichy, op. cit. p. 65. 52 JAURES Jean, L’armée nouvelle, Paris, J. Rouff, 1911, 686 p.

53 Déclaration de Pétain à la presse américaine, 22 août 1940, cité par ROUSSO Henri, Le régime de Vichy, Paris,

PUF, 2012, p. 24.

54 ROUSSO Henry, Le régime de Vichy, op. cit, p. 25.

197 militaire, d’où l’équivoque chez certains militaires qui retrouveraient en Pétain la résonnance de leur attachement à ces idées56.

L’acceptation de l’effondrement de 1940 par l’État français repose sur l’interprétation qui en est faite : témoignage du déclin, il deviendrait l’épreuve salutaire permettant le redressement national57. Comme le souligne Claude d’Abzac-Épezy, c’est parce que cette chute est totale que la mission de « régénération » confiée à l’armée est apparue dès juin 1940 comme une mesure d’urgence destinée à éviter les désordres sociaux58. L’accent est mis sur l’importance de la notion de renaissance des consciences, de régénérescence du corps (à travers le sport notamment), de pureté de la race, etc. À la suite du souhait de créer un homme nouveau59, un « soldat nouveau » issu d’une armée nouvelle doit apparaître. Celui-ci montrerait au reste du pays la voie à suivre et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Les valeurs très militaires telles que l’honneur, le don et dépassement de soi, la force, la camaraderie, le sacrifice, le sens de la hiérarchie, ou encore l’amour du drapeau et de la patrie, sont célébrées60.

L’armée déchue et défaite, humiliée, réduite à son plus strict minimum, devient alors le moteur de la reconstruction nationale et souligne tout le paradoxe de la situation. Pour le régime de Vichy, non seulement l’armée n’est pas responsable de la défaite, mais surtout, elle est l’un des vecteurs, si ce n’est le plus important, de reconstruction du pays.

Pour mener à bien cette mission, il est demandé à tous les militaires, en particulier aux cadres, un comportement irréprochable. Le régime de Vichy et les responsables de l’armée insistent sur l’importance d’une bonne conduite morale, qui devient l’élément majeur et indispensable de la refonte du système militaire. Celle-ci se traduit par le rappel constant d’une tenue vestimentaire impeccable, un comportement et une hygiène exemplaires dans et hors la caserne, des manières courtoises, une bonne expression orale, un langage approprié61, autant de

56 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, « L’armée de l’air de l’armistice et la Révolution Nationale, 1940-1942 », Revue

Historique des Armées, n° 179, juin 1990, p. 111.

57 CAPDEVILA Luc, « La quête du masculin dans la France de la défaite (1940-1945) », Annales de Bretagne et

des Pays de l’Ouest, [En ligne], 2010, n° 117.

58 ABZAC-ÉPEZY Claude d’, « L’armée de l’air de l’armistice et la Révolution Nationale, 1940-1942 », op. cit.,

p. 103.

59 AZÉMA Jean-Pierre, « Vichy face au modèle républicain », in BERSTEIN Serge et al., Le modèle républicain,

Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 339.

60 CAPDEVILA Luc, « La quête du masculin dans la France de la défaite (1940-1945) », op. cit.

61 Directive d’activité, Secrétariat d’État à l’aviation, 3e bureau, n° 11.778-3/1, Vichy, 14 décembre 1940,

198 principes qui sont d’usages depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et dont l’importance a déjà été rappelée à la suite de la défaite de 187162.

« L’ordre intérieur, l’ordre extérieur doivent donc inspirer toute action morale. L’attitude, la présentation, l’allure générale en seront le reflet, la manifestation extérieure. Elles posent le problème de la qualité. La qualité, toujours à rechercher en soi, doit l’être plus encore dans cette armée nouvelle qui doit devenir un modèle63 ».

À la faillite de l’armée d’avant-guerre doit donc s’opposer, selon le nouveau régime, une armée assainie, consciente de sa valeur morale et de son rôle envers la Nation. Or, comme le souligne Patrice Gourdin, en fait de « révolution » resurgit ici le thème classique depuis Lyautey, commun à tous les militaires intervenant dans le champ politique, de la fonction éducative de l’armée et du rôle social de l’officier dans la communauté nationale64. Le changement amorcé par le nouveau régime tient à la façon dont ce but doit être atteint. Dans un article de la Revue

des Deux Mondes de février 1941, il est ainsi annoncé que « dans l’œuvre de reconstruction et

d’assainissement entreprise, [l’armée] a son rôle à jouer, un rôle civique : dévouement absolu au Chef de l’État, à sa personne, adhésion totale à son action65 ». L’importance pour l’armée nouvelle d’être « l’auxiliaire du gouvernement, non seulement par sa force matérielle, mais encore et surtout par l’exemple de sa puissance morale66 » est réitéré par la suite. L’ensemble des publications officielles soulignent l’importance accordée à cette notion jugée essentielle. Cette nouvelle orientation se traduit par une reprise en main de l’armée et modifie la physionomie du corps des officiers.

62 ROYNETTE Odile, « L’uniforme militaire au XIXe siècle : une fabrique du masculin », Clio. Femmes, Genre,

Histoire [En ligne], 2012, n° 36.

63 Conduite morale et pratique de l’armée, Secrétariat d’État à la guerre, Cabinet, n° 7381/3/CAB, Vichy,

25 octobre 1940, SHD AI 1 P 31

64 GOURDIN Patrice, L’École de l’air, contribution à l’histoire des élites militaires de la République, thèse de

doctorat d’histoire sous la direction de LEQUEN Yves, Université Lumière-Lyon II, 1996, p. 121.

65 Anonyme, « L’Armée de l’Armistice », op. cit., p. 356-361.

66 Directives d’activités pour la période d’été 1941, 2e région aérienne, État-major, 3e bureau, n° 1691/3, sans date,

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