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Une confrontation avec l’exercice du commandement en situation « réelle » ?

UNE AMBITION INABOUTIE À LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE

C) Une confrontation avec l’exercice du commandement en situation « réelle » ?

« L’impérieuse nécessité de savoir commander »

Il n’existe pas au sein des écoles de formation initiale des cours en tant que tels destinés à apprendre aux élèves à commander leurs hommes. Cet « apprentissage » repose en école sur la transmission des traditions et valeurs propres à chaque armée et à chaque établissement, le poids accordés aux anciens et l’exemplarité inculqués à l’ensemble des officiers. Les officiers- élèves arrivent alors à la veille de leur prise de commandement réel sans avoir appris à commander, hormis par le biais de la répétition et du mimétisme. C’est pour remédier à ce manque qu’est pensée l’école d’application des enseignes de vaisseaux. Son règlement de insiste alors sur le besoin de profiter de toutes les occasions pour montrer aux élèves « l’impérieuse nécessité où l’on se trouve à tous les degrés de la hiérarchie de savoir commander ». Il est recommandé que ces derniers soient placés chaque fois qu’il est possible en face des responsabilités et des devoirs qui incombent à leur rôle et qu’ils soient initiés à la conduite des hommes, aux fonctions d’éducateur militaire et moral et de guide221, où depuis les travaux de Lyautey l’officier est aussi l’instructeur des hommes qu’il a sous ses ordres. C’est dans ce cadre que doivent être comprises les différentes conférences et conseils qui sont prononcées à bord de la Jeanne d’Arc, qui sont autant d’enseignements qui doivent permettre aux élèves-officiers d’assumer au mieux leur rôle de meneur, mais surtout d’éducateur

220 ÉCOLE D’APPLICATION DE L’INFANTERIE ET DES CHARS DE COMBATS, Règlement intérieur de

l’École d’application de l’infanterie et des chars de combat, 1934, 186 p.

165 d’hommes. Les forces morales de l’officier du capitaine de frégate Auphan insistent ainsi sur la mission essentielle du commandement :

« Commander ce n’est pas seulement donner des ordres : c’est assujettir à ses propres facultés les facultés de ses subordonnés. C’est s’imposer par la dignité. C’est éduquer les intelligences par l’instruction. C’est toucher les cœurs par la bienveillance. C’est asservir les volontés par l’exemple222 ».

L’auteur met en exergue la dimension charismatique nécessaire à la fonction. C’est par son comportement quotidien et sa tenue (vestimentaire et physique) que le futur officier sera capable de commander ses hommes. Cet écho se retrouve dans les Conseils pratiques sur le

commandement des hommes qui sont prononcés à la suite de cette intervention. Est ainsi

annoncé aux jeunes officiers-élèves de marine que « […] pour commander, imposer sa volonté, le chef a besoin de s’adresser à intelligence et au cœur de ses subordonnés », permettant alors de mettre en place « une discipline de fond » établie sur un échange de confiance et un échange de dévouement223. Ces recommandations sont surprenantes. Elles s’opposent à la discipline stricte en vigueur dans les armées, loin d’un commandement dur et lointain tel que sanctuarisé à partir des années 1930, en promouvant le contact entre l’officier et les hommes qu’il dirige. Il est vrai que ces différents propos sont prononcés en 1931, avant donc le rappel à l’obéissance totale des directives de 1933. Après cette date, aucune autre conférence ne développe ces aspects et il devient difficile d’établir la conception du commandement attendue par les élèves tant cette notion peine à faire l’objet de recommandations précises. Même en école d’application, le « commandement » reste un ensemble diffus. Il passe par le rappel de connaitre les règlements en vigueur, l’exemplarité de la tenue et du comportement, le souci du détail, ou bien encore la connaissance des outils (matériels et humains) que les futurs officiers seront amenés à utiliser lors de leurs carrières224. Plus qu’un apprentissage du commandement en tant que tel, se retrouve ici la volonté d’inculquer des notions et habitudes qui permettront à l’officier de garder son assurance et son flegme en toute circonstance et par capillarité de dominer ses hommes.

222 Capitaine de frégate AUPHAN Paul, Les forces morales chez l’officier, op. cit. 223 Conseils pratiques sur le commandement des hommes, op. cit.

224 Annexe n° 2 à l’arrêté ministériel du 25 février 1935, op. cit. ; Lieutenant-colonel AUBELET, « Historique de

166 Les écoles d’application sanctionnant la fin d’un cycle de formation, les officiers-élèves sont donc évalués au moyen d’une note de fin de cours. À l’école d’application de la cavalerie et du train cette notation s’établie sur trois facteurs : une note d’ensemble établie par le général commandant l’école, la moyenne des notes de l’année pour l’enseignement général et l’étude des règlements, et la moyenne des notes obtenues sur les exercices pratiques (militaires, automobiles et physiques) 225. La note établie par le général, aussi appelée « note de gueule » ou « cote d’amour » vise dans les faits à permettre le classement final de tous les élèves, en remontant ou abaissant arbitrairement la position d’un élève sur un autre. Cette notation repose en grande partie sur le comportement et l’attitude générale du jeune officier, sa capacité à se fondre dans son futur rôle et sa fonction, mais aussi à s’insérer dans le reste de sa promotion. Ici encore, il s’agit de fait de juger indirectement de sa capacité à commander, en dehors de toute règle établie. Au-delà de l’aptitude à diriger, cette notation sanctionne la prédisposition du futur officier à se plier aux usages militaires. Elle impose ainsi l’intériorisation et la reproduction d’un schéma attendu de la part des élèves, à savoir discipline et obéissance bien sûr, mais aussi la capacité « naturelle » qu’il aurait à prendre l’ascendant sur ses camarades et par extension ses hommes par la suite. Cette note vise ainsi à écarter tout élève inapte militairement ou inversement à promouvoir un jeune officier qui se démarque sur le terrain. Au-delà de l’appréciation du commandant de l’école, les officiers sont notés sur leurs valeurs morales et intellectuelles regroupant le caractère, la volonté, l’intelligence, la prise de décision, le zèle, l’attitude générale ou encore les qualités et défauts de chacun. S’y ajoute une notation sur la valeur de leur instruction militaire et de leur aptitude générale et tactique constatée d’après les services en campagne et les exercices pratiques. Enfin, dernier aspect, une attention toute particulière est portée sur leur valeur physique et sportives telle que l’instruction équestre226, présenté comme l’outil par excellence du commandement227.

225 Instruction sur le service intérieur de l’école militaire et d’application de la cavalerie et du train, Bulletin officiel

des Ministères de la Guerre, des Pensions et de l’Air, 25 février 1939, p. 1275.

226 Idem.

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Faire des chefs

La notion de « chef » prend au tournant du XXe siècle une importance considérable et dépasse largement le cadre militaire228. Toutefois, comme le souligne François Cochet, « le principe du chef est omniprésent dans la culture militaire229 ». L’article deux du règlement d’infanterie de 1939 précise ce rôle. En plus d’être un exemple pour sa troupe, le chef doit « savoir commander et trouver le chemin du cœur de ses subordonnés ». Néanmoins, les textes officiels offrent une définition du chef fortement idéalisée.

« Constamment pénétré de la mission à remplir, il en poursuit l’exécution intégrale avec la plus grande énergie. Il conduit le combat de son unité jusqu’au bout.

L’élévation de ses sentiments, l’affection qu’il sait inspirer, sa bonne formation militaire et intellectuelle, sa vigueur physique, son activité constante, sa bravoure incontestable, son calme dans les circonstances quotidiennes de la vie, comme dans les périodes de crise, sont les éléments de confiance que le chef inspire à sa troupe230 ».

Les écoles d’application visent à aider les jeunes officiers à atteindre cet idéal et fournissent dans ce but un complément de formation par des biais détourné. Au sein de l’école d’application de la cavalerie de Saumur, une emphase toute spécifique est portée sur « l’esprit cavalier ». Soulignons ici qu’au même titre que le commandement, cet esprit n’est pas considéré comme susceptible d’être enseigné par le biais d’un apprentissage spécifique, mais est le fruit d’une

« sorte de génération, lente et spontanée, l’aboutissement d’une multitude de petits faits, de volontés imperceptibles, de traditions et de formations spirituelles accumulées depuis des générations. Il existe, mais ne s’acquiert pas dans les livres. Il ne pénètre l’élève que lorsque celui-ci le sollicite par cette réalisation essentielle: la pratique intense du cheval231 ».

Tout comme la pratique du commandement, l’équitation ne peut faire l’objet d’un apprentissage autre que par la pratique. À ce titre, l’art équestre serait un facteur facilitateur, un moyen détourné de permettre aux officiers de devenir des chefs. Pratiquée par les cavaliers mais aussi les sapeurs et artilleurs232, il est considéré comme un outil de diffusion de volonté et d’audace.

La pratique de l’équitation est perçue comme l’un des éléments majeurs permettant à l’officier d’obtenir son prestige sur sa troupe, à une époque où celle-ci est réservée à une minorité aisée,

228 Voir chapitre n° 1.

229 COCHET François, Être soldat, de la Révolution à nos jours, Paris, Armand Colin, 2013, p. 61. 230 Cité par Idem.

231 DUPONT Marcel, « Nos grandes écoles, Saumur », op. cit., p. 57.

168 voire même aristocratique, de la population. L’attachement à la figure du cheval est fort dans toute l’armée et s’explique principalement par l’image de chevalerie et de noblesse qui est véhiculée par son biais233. Les qualités d’écuyer constitueraient l’un des vecteurs lui conférant la possibilité de s’imposer face à ses hommes, « comme s’impose tout homme capable d’accomplir des prouesses interdites à la masse234 ». Sous ses relents élitistes, il est ainsi affirmé que cette pratique, prestigieuse donc, facilite grandement la tâche de chef en conférant à l’officier « une sorte de rayonnement, de domination physique et morale235 ».

Au même titre que les écoles de formation initiales, les écoles d’application s’entourent donc d’un ensemble de valeurs censées permettre au jeune officier de s’épanouir dans sa fonction. Dans ce processus, une attention toute particulière doit toutefois être portée à l’École navale et son pendant pratique.