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La théorie ou les théories de l’Éros de Platon

2.1. L ES SOURCES DE LA THEORIE BERGSONIENNE

2.1.1. Dialectique de l’amour et morale chez Platon

2.1.1.1. La théorie ou les théories de l’Éros de Platon

Dans les dialogues platoniciens, les définitions de l’Éros se chevauchent, ce qui témoigne encore de la difficulté de saisir la nature de l’amour. Autant affirmer que s’il y a un point de convergence autour de ce concept c’est bien son ambiguïté, que dé-voile par ailleurs la pluralité des définitions élaborées par les personnages que Platon met en scène dans ses dialogues. Le philosophe grec lui-même a essayé de contourner cette ambiguïté en donnant une allure mythique à sa métaphysique, mais ce subterfuge n’a fait qu’obscurcir son raisonnement. Ses images de divinité, démon et folie utilisées dans le Banquet et Phèdre rendent la compréhension plus laborieuse. Pour saisir les ca-ractéristiques de l’amour platonicien, nous parcourrons les huit discours sur l’Éros prononcés dans les deux dialogues. Leurs lectures croisées permettent, en partant des statuts d’Éros : divinité, démon et passion, de dégager trois axes de réflexion : la nature polémique de l’éros, sa fonction et ses enjeux éthiques.

2.1.1.1.1. La nature complexe de l’Éros

En ouvrant le Banquet, premier dialogue platonicien sur l’amour, Phèdre introduit la divinité d’Éros et, malgré les désaccords sur l’origine, la filiation et l’âge de cette divinité, cette idée fera son chemin dans la pensée platonicienne. Bien qu’il s’oppose à cette définition dans le premier dialogue, Socrate la reprendra pour son compte dans le Phèdre. Il convient, de ce fait, de s’arrêter sur cette divinisation de l’amour et de l’interroger : en quoi consiste-t-elle ?

La divinisation de l’amour permet aux grecs de magnifier sa grandeur, car en l’élevant au rang des dieux, il devient digne d’éloge et de vénération comme les autres divinités. Ce que nous retenons de la divinité de l’Éros, c’est surtout son universalité, son immortalité et sa fonction éminente telles que théorisées par les philosophes. En ce sens, l’amour philosophique présent dans le monde sensible et intelligible dépasse l’usage courant du terme comme simple sentiment. Le dualisme sensible/intelligible impose une distinction entre les deux amours les animant, d’où la duplication de l’Éros.

En fait, une double nature de l’amour se dégage de les dialogues platoniciens, symbolisée par l’image des deux Éros8: l’Éros vulgaire qui accompagne Aphrodite la vulgaire et l’Éros céleste fils d’Aphrodite la déesse pure. Platon met en évidence la double tendance de l’amour en le faisant dépendre de son objet d’attraction. Le pre-mier Éros, qualifié de vulgaire, correspond à l’amour des corps, c’est-à-dire au senti-ment affectif qui unit les êtres humains. Cet amour sensible, en tant que forme dégra-dée de l’amour véritable, ne peut être exalté. Contrairement à ce premier Éros, le second Éros, digne d’éloge, s’adresse exclusivement aux jeunes garçons intelligents qu’il attire vers la sagesse. En réalité, ce second Éros correspond à l’amour socratique pour les jeunes de la Cité qu’il cherche à éduquer.

À les analyser plus en profondeur, les deux dialogues platoniciens portant sur l’amour renferment de riches enseignements. Ils montrent d’abord que l’amour phi-losophique incarné par Socrate s’oppose à un autre amour que les participants au banquet cherchent à dénoncer : l’amour des sophistes. Ces derniers, contemporains de Socrate, proposent une éducation qui pervertit plus qu’elle n’édifie la jeunesse, puisqu’elle ne vise ni la vertu, ni la sagesse. La nécessité de distinguer les deux amours, plus précisément l’amour de la sagesse et l’amour matériel, revient sans cesse dans les discours. Cependant, excepté Socrate, tous les autres intervenants établissent une dif-férence de nature entre l’amour ayant pour finalité les valeurs et le bonheur, et l’amour visant les plaisirs corporels et les biens matériels.

Dans son discours inspiré par Diotime la prêtresse, Socrate concilie les deux types d’amour en transformant Éros en démon, c’est-à-dire à « un intermédiaire entre le

mortel et l’immortel »9. Au demeurant, en le faisant passer d’une nature divine à une na-ture démoniaque, Socrate ajoute la dimension exclusivement divine ou spirituelle de l’amour à la dimension humaine. Ainsi il fait naître le démon Éros du divin Poros et de la mortelle Pénia, réunissant en lui deux natures opposées symbolisées par ses gé-niteurs. Il hérite de son père sa divinité, sa richesse et son intelligence ; de sa mère, son indigence et sa matérialité. Ces qualités disparates font de lui un être de paradoxe. Plotin explicite cette double nature avec plus de clarté quand il soutient qu’Éros est un être « qui, d’un côté, participe de l’indigence, dans la mesure où il désire être comblé, mais qui, d’un

autre côté, n’est pas sans avoir part à l’abondance, dans la mesure où il cherche ce qui manque à ce que déjà il possède »10. Ce paradoxe permet de concevoir l’amour comme une tension vers ce qui lui manque et, en même temps, une prise de conscience de ce qu’il possède.

En apparence, cette définition platonicienne de l’amour semble explicite, mais elle mérite plus de précision. De toute évidence, nous pouvons constater que le manque auquel fait allusion Socrate renvoie à la sagesse. Pourtant, l’homme n’est pas naturellement porté vers la sagesse. Ce qui est probant, c’est de dire que l’amoureux prend conscience d’un manque qu’il soit d’ordre affectif, moral ou biologique. Pour

8 Le Banquet 183-185 Ibid., p. 114‑ 117. 9 Le Banquet 202d Ibid., p. 136.

certains, l’amour renvoie à la quête d’un compagnon de vie comme le suggère Aristo-phane dans son exposé : « C’est donc d’une époque aussi lointaine que date l’implantation dans

les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine »11. D’emblée pour les philosophes, le véritable objet de l’amour demeure la sagesse. Pour les concilier, nous dirons que l’amour n’exclut ni la quête de partenaire, ni la quête de sagesse.

2.1.1.1.2. Eros humain et Eros philosophique

La distinction platonicienne entre les objets d’amour et les manières d’aimer per-met d’expliquer les dérives morales dans le Grèce antique. Selon le philosophe grec, la double aspiration de l’âme aux réalités intelligibles et sensibles peut tout aussi bien la porter vers la sagesse que vers le plaisir et l’enliser dans le sensible, à tel point qu’elle oublie sa destinée divine. Or, si l’amour trouve sa place dans le platonisme c’est jus-tement parce qu’il porte vers la contemplation des idées, en particulier le Bien. C’est pour cette raison que Platon en fait le point de départ de sa philosophie ou dialectique, puisque c’est lui qui éveille l’âme et l’attire vers la beauté, l’incitant ainsi à passer du sensible à l’intelligible. En d’autres termes, c’est l’amour qui ouvre à l’âme la voie de la connaissance car, pour qu’il y ait réminiscence, il faut que l’amour réveille en l’âme le désir des réalités intelligibles. Parmi ces dernières, la beauté demeure la plus acces-sible, ce qui explique que l’amour la pousse d’abord à désirer les beaux corps, puis progressivement à désirer les belles âmes et enfin la Pensée, idée qu’explicite Platon quand il fait dire à Socrate :

« Quelles terribles amours en effet ne susciterait pas la pensée, si elle donnait à voir d’elle-même

une image sensible qui fût claire, et s’il en allait de même pour toutes les autres réalités qui suscitent l’amour. Mais non, seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d’être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui suscite le plus d’amour »12.

Force est de constater que, dans la théorie de la réminiscence, la beauté repré-sente l’idée la plus propice pour raviver le souvenir nostalgique. Pourtant, la beauté jouit du même statut que les autres réalités intelligibles, bien qu’elle soit la plus visible dans le monde sensible, visibilité qui facilite la réminiscence de l’âme. Lorsque celle-ci est en présence d’une image de la beauté aussi invraisemblable qu’elle puisse paraître dans le monde sensible, le désir de connaître s’empare d’elle. Ainsi, Platon fait du beau et de la capacité humaine à l’aimer le pré-requis pour la philosophie, comme en té-moigne Agnès Pigler : « Pour Platon l’amour humain est le point de départ de la philosophie,

puisque “l’amour véritable est le cheminement vers le Beau, car c’est l’amour de la sagesse, la philo-sophie” »13.

De ce qui précède, nous pouvons retenir que l’amour platonicien se définit comme l’élan qui entraîne l’âme dans un mouvement dialectique partant du monde

11 PLATON, Oeuvres complètes, op. cit., p. 124. 12 Phèdre 250d dans Ibid., p. 1266.

13 PIGLER A., Plotin, une métaphysique de l’amour: l’amour comme structure du monde

sensible pour contempler le monde divin. En ce sens, le siège de l’amour demeure l’âme et sa finalité la Vérité. La beauté, à laquelle il est constamment affilié, représente la qualité la plus propre à susciter l’amour, même si la nature de cet amour peut être discutable. Mais dans la logique platonicienne cet amour finit toujours par se spiritua-liser, avant de revenir à la pratique, puisque le connaître et l’agir sont dépendants. Sa distinction entre amour humain et amour philosophique renvoie aux deux stades du même amour, l’un au début et l’autre à la fin de la quête de la sagesse que seule l’âme philosophe possède. Une fois parvenue à cette fin, la découverte de la beauté en soi, elle produit une œuvre éternelle : la science. Quant à l’âme non philosophe qui découvre les beautés sensibles, elle cherche à s’unir à elles pour enfanter des êtres mortels, pro-duisant ainsi une œuvre inférieure à celle du philosophe. Ainsi, dans ce dualisme de l’amour, Platon réussit encore à élever l’intelligible au-dessus du sensible, l’amour phi-losophique au-dessus de l’amour biologique.

En outre, cette dialectique platonicienne de l’Éros servira de charpente à toutes les métaphysiques de l’amour, en particulier à l’ontologie de l’amour de Plotin. Mais avant d’examiner la théorie plotinienne de l’amour, revenons à la corrélation entre amour et morale chez Platon.

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