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2.1. L ES SOURCES DE LA THEORIE BERGSONIENNE

2.1.4. L’amour chez Rousseau

2.1.4.1. La bonté naturelle de l’homme

À la lecture du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, on ne peut qu’être frappé par les similitudes entre la philosophie de Rousseau et celle de Bergson, plus particulièrement entre leur conception anthropologique. L’anthropolo-gie rousseauiste répond à la question qui préoccupait Bergson, les deux auteurs con-viennent que le problème du fondement moral et politique dépend de l’étude de la vraie nature de l’homme. Rousseau affirme sans ambages :

« Cette même étude de l’homme originel […] est encore le seul moyen qu’on puisse employer

pour lever ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais fondements du Corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, et sur mille autres questions semblables »115.

Dans cette optique, le philosophe franco-genevois invite à appréhender d’abord la nature humaine que les progrès, les passions et les habitudes ont dénaturée, en partant de l’essence de la Nature. Cependant, pour la saisir de manière objective, il convient de changer de mode d’approche, étant donné que l’homme représente et le sujet et l’objet116 d’étude. Faut-il rappeler au passage que le schème classique de la connaissance distinguait le sujet de l’objet à connaître, puisque le sujet était toujours l’homme et l’objet, les choses extérieures à lui. Mais quand l’homme s’étudie lui-même, il occupe une double posture, celle de sujet et d’objet, qui l’oblige à penser par introspection. Rousseau prône une méthode intuitive pour étudier la nature humaine, méthode qui doit aussi s’appuyer sur les faits historiques pour échapper à l’intellec-tualisme pur hérité de Socrate117. Pour lui, l’âme qui pense intuitivement parvient au bonheur, parce que jouissant de sa propre existence puisqu’elle s’est éloignée de tous les impressions, affections et besoins terrestres troublant sa paix et sa félicité. Le pro-meneur solitaire n’aspire qu’à cette étape finale de la pensée quand il écrit :

« Délivrée de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme

s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps »118.

De cette assertion, il ressort clairement que l’intuition rousseauiste débouche sur l’union mystique, c’est-à-dire qu’elle fait entrer l’âme dans la sphère céleste ou l’élève vers le divin. Ainsi, son intuition philosophique aboutit à la mystique, démarche qui

115 ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les

hommes, Paris, Flammarion, coll.« GF », n˚ 1379, 2008, p. 57.

116 Cf. Préface de Ibid., p. 52. 117 Cf. Ibid., p. 98.

ne peut que séduire Bergson. Cet élargissement de la philosophie à la mystique reste commun aux deux philosophes même si, sur le fond, leurs conceptions de la mystique diffèrent. Tous deux conviennent que l’homme ne peut parvenir à la vérité de son être sans l’intuition, sans une introspection de l’âme. Mais malgré la similitude de leur démarche, leurs conclusions diffèrent. Chez Bergson, elle conduit à la découverte de l’amour comme essence ; chez Rousseau, à la découverte des dispositions pures et de bonté naturelle de l’homme.

Toute la doctrine rousseauiste part de ce principe de bonté naturelle qui, avec les progrès politiques, techniques et intellectuels, semble remis en cause. L’auteur Du

dis-cours sur l’origine de l’inégalité accuse la société moderne et l’État de pervertir l’homme,

cet être innocent créé par Dieu, appelé à réaliser ce que la nature fait sans le savoir119. Parce que son créateur est la source de toutes vérités, bonté et justice ; en tant que créature semblable à Lui, quand elle le contemple, elle découvre la bonté divine en elle. Autrement dit, l’homme peut sentir Dieu par un effort de méditation qui le fait rentrer au-dedans de lui-même. Autant dire que l’âme peut s’élever jusqu’à Dieu et entrer en contact avec lui, élévation qui n’est rien d’autre qu’une union mystique, terme de sa quête. C’est alors, déclare Rousseau, que l’homme peut l’adorer, en disant : « Être des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse »120. Ainsi, cet élan mystique révèle non seulement l’essence humaine, mais aussi la finalité de la vie : l’amour de Dieu qui se traduit par l’amour concret du genre humain, d’où l’idée de philosophie pratique de Rousseau, que Bergson apprécie à sa juste va-leur, puisque lui-même allie spiritualisme et pragmatisme dans son ouvrage de 1932. Même si Rousseau n’a pas connu la doctrine pragmatiste, sa démarche correspond à ce qu’elle défend. En effet, bien qu’il définisse l’homme comme une “substance spi-rituelle”121, il ne nie pas sa réalité matérielle, au contraire il cherche à les concilier en décrivant l’homme comme un être biologique de relation et de liberté se construisant au fil de l’histoire. Ce sont ces caractéristiques qui le démarquent des autres individus du règne animal, avec lesquels il partage la sensibilité et l’amour de soi impulsé par l’instinct de conservation. Luc Vicenti voit juste dans son commentaire de la dualité anthropologique chez Rousseau :

« L’existence corporelle doit subsister “avec” le développement des facultés spirituelles ; “avec”,

car […] cette coexistence n’est pas seulement inévitable : elle est indispensable, au moins pour un temps, qui est le temps de la vie terrestre, de la vie présente, seule et unique pour bon nombre de non-croyants »122.

119 Cf. CARIOU M., Lectures bergsoniennes, 1re éd., Paris, Presses universitaires de France, coll.« Questions », 1990, p. 140.

120 ROUSSEAU J.-J., Émile ou De l’éducation, Paris, GF Flammarion, coll.« GF 1428 », 2009, p. 412.

121 CHARRAK A. et J. SALEM (dir.), Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, coll.« Philosophie », n˚ 12, 2004, p. 144.

Dans la dualité corps/esprit, le philosophe franco-genevois maintient la préva-lence de l’esprit sur le corps, en considérant l’existence spirituelle comme la finalité de la vie terrestre. Cette finalité correspond pour l’homme à la réalisation de soi par l’acceptation des lois de nature et la quête du bien-être. Précisons qu’au sens rous-seauiste de terme, « le bien-être -autre dénomination pour l’amour des soi- peut donc nous conduire

du corps à l’esprit et surmonter la dualité de l’existence humaine. On peut ainsi trouver en l’amour de soi et en ce qu’il a de spécifiquement humain l’identité propre de l’existence humaine »123. Cette identité vient de la bonté qui caractérise l’état de nature, raison pour laquelle le bien-être individuel contribue naturellement à celui de l’ensemble.

Le philosophe restaure ainsi la bonté originelle que bon nombre de philosophes contestaient. Quand on médite sur l’Âme humaine, soutient-il, deux principes anté-rieurs à la sociabilité et à la raison humaines animent toute la vie : le souci du bien-être, ou la conservation de sa vie, et la répugnance de la souffrance ou de la mort d’autrui124. De ces deux principes découlent toutes les règles naturelles. Malgré les inégalités physiques établies par la Nature, les hommes demeurent libres dans la me-sure où ils respectent le cours naturel des choses.

À côté de ces inégalités naturelles, existent aussi des inégalités sociales ou poli-tiques établies par convention entre les hommes sous l’impulsion de la raison. Ce sont celles-ci, note le philosophe, qui sont à l’origine de la perversion de l’amour de soi en amour-propre. Ce qui revient à dire que l’immoralité n’a pas sa source dans la vie elle-même. Selon lui, le mal et le vice sont à chercher dans la civilisation, idée que partage partiellement Bergson quand il affirme :

« Par-delà les premières formes naturelles, qui sont toutes organisées sur l’instinct de guerre, il

faut remonter à la cause qui s’y est partiellement exprimée. Rousseau a vu le mouvement à opérer : mais il n’a pas vu où il va ni d’où il vient. Il n’a pas vu la cause »125.

Contrairement à Rousseau qui pense que la source des maux se trouve dans les mutations sociales et politiques, ainsi qu’en témoigne sa déclaration : « Tout est bien

sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme »126, Bergson l’attribue à la matière et à la finitude des élans de vie et d’amour. Toutefois, tous deux conviennent que la responsabilité de l’homme reste engagée. Et si Rousseau oppose l’homme naturel au citoyen, c’est parce qu’il considère la patrie comme un lieu de perdition. Aussi reste-il persuadé que c’est la société civile qui le dénature, en le ren-dant méchant et hostile aux étrangers. Par son organisation interne, elle l’enferme dans une clôture, pour utiliser le langage bergsonien, qu’il défend au prix de sa vie,

123 Ibid., p. 146.

124 Cf. ROUSSEAU J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les

hommes, op. cit., p. 56.

125 CHEVALIER J., Entretiens avec Bergson, Paris, Bibliothéque nationale de France, 1959,

p. 153.

l’éloignant par là de ceux qui n’en sont pas membres. En somme, ce sont les limites imposées par les institution politiques qui suscitent en l’homme l’ostracisme et les adversités que dénonce le père du romantisme :

« Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter

son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout »127.

En conclusion, soutient Rousseau, c’est la société civile qui perturbe l’ordre na-turel, en voulant établir une certaine égalité entre les hommes. Paradoxalement, il les assujettit par des préjugés et des contraintes depuis sa naissance jusqu’à sa mort, l’em-pêchant ainsi de vivre et d’être heureux. Fort de cette conviction, le philosophe se propose de corriger les théories morales et politiques de ses devanciers. Ici, nous ne nous attarderons pas sur sa politique, car ce qui nous importe le plus c’est sa théorie des passions.

2.1.4.2. L’amour rousseauiste : passion troublante ou

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