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CONTINUITE OU DEFORMATION DANS LA PENSEE

2.2.1. Le mysticisme classique : une source d’inspiration

2.2.1.2. Le mysticisme incomplet

Bergson s’appuie sur le mysticisme classique pour élaborer sa propre définition de la mystique qu’il ramène à trois critères : ouverture, action et création. Ces critères lui permettent de classer tous les courants mystiques en deux catégories. Dans son ouvrage Les deux sources, il distingue d’abord le mysticisme grec du mysticisme oriental, avant de réorganiser son classement. Aussi retient-il deux formes de mysticisme : une forme complète et une forme incomplète. Excepté le mysticisme chrétien qu’il qualifie de complet, toutes les autres formes appartiennent au mysticisme incomplet. Pour-tant, cette distinction entre mysticisme incomplet et mysticisme complet ne les op-pose pas, car la première prépare le terreau dans lequel va émerger le second. En fait, chaque forme de mysticisme incomplète met en place un des éléments fondamentaux de la mystique complète, qui en fera la synthèse. Quels sont donc ces éléments fon-damentaux ?

2.2.1.2.1. Le mysticisme grec ou l’élévation de l’esprit

Bergson voit dans la tradition dionysiaque et orphique les premiers élans mys-tiques, avec lesquels commence l’initiation aux mystères de la vie réservée à une élite. Celle-ci s’adresse à un cercle d’initiés capables de s’élever intellectuellement au-des-sous du commun des hommes. Ces doctrines véhiculaient un savoir ésotérique, au sens de mystère, et initiaient aux pratiques extatiques leurs adeptes. En les faisant entrer en transe lors des rituels, elles mettaient en place un processus d’élévation de l’âme, manifestant la possibilité pour l’homme de se transporter dans un monde sur-naturel dans lequel il s’unirait avec la divinité. Cette pratique sera omniprésente dans toutes les doctrines mystiques.

En Grèce, cette initiation aux mystères, qui correspond à la première définition de mot “mystique”, renvoie plus à une activité intellectuelle qu’à une transmission exotérique de savoirs. De là, son rapprochement avec la philosophie, en tant qu’acti-vité rationnelle, chez Bergson. Ce dernier voit dans la personne de Platon la synthèse même de ce rapprochement parce qu’il s’était initié, comme disciple de Pythagore, aux mystères orphiques avant d’être instruit par Socrate. À ses yeux, le platonisme n’a

fait que récupérer le mysticisme grec, dont il transpose certains éléments dans sa phi-losophie, comme il le déclare : « Il y eut à l’origine une pénétration de l’orphisme et, à la fin,

un épanouissement de la dialectique en mystique »181. En faisant passer l’âme du monde sen-sible au monde intelligible, Platon introduit dans sa philosophie l’élan mystique qui lui permet de saisir la réalité transcendante. Ce qui revient à dire que la philosophie, en tant qu’effort intellectuel, est accompagnée d’une certaine mysticité qui se retrouve en filigrane chez Platon déjà, mais sous formes de mythes. Après Platon, ce rappro-chement entre mystique et philosophie a poursuivi son chemin chez ses héritiers. Cette influence du mysticisme sur la philosophie fait dire à Worms que le mysticisme grec a permis un dépassement des « limites de la connaissance (qu’elles soient sensibles ou

intellectuelles) […] qu’il s’agisse des mystères d’Éleusis ou de Plotin, du début ou de la toute fin de la pensée grecque, entièrement encadrée »182.

Cependant, cette philosophie grecque, héritière du mysticisme grec, ne peut être considérée comme une doctrine mystique, au sens bergsonien du terme. Certes, Berg-son lui reconnaît le mérite d’avoir porté la pensée au plus haut degré d’abstraction et de généralité, mais la trouve insuffisante pour être une vraie mystique puisqu’elle est demeurée simplement spéculative. Or, pour être une doctrine mystique, il faut ajouter à la dimension contemplative la dimension pratique, ce que fait la mystique complète. En somme, il considère la philosophie grecque comme l’héritière directe du mysti-cisme grec qu’elle a transmis à son tour à la mystique complète, autrement dit à la mystique chrétienne.

Cette dernière peut être considérée comme l’héritière indirecte du mysticisme grec par l’intermédiaire de l’inspiration philosophique du christianisme. En effet, il n’est plus à démontrer que les Pères de l’Église se sont inspirés du néoplatonisme pour asseoir la théologie chrétienne, source d’inspiration des mystique chrétiens. En considérant la mystique chrétienne comme l’héritière indirecte du mysticisme grec, Bergson fait remonter l’origine même de la mystique complète à la Grèce antique, plus précisément aux doctrines dionysiaque et orphique. Mais, entre la Grèce antique et l’Occident, lieu de naissance de la mystique complète, il y a l’Orient qui a donné naissance à un mysticisme encore incomplet qui a contribué à l’émergence de la mys-tique complète. Quel est cet apport de l’Orient ?

2.2.1.2.2. Le mysticisme oriental comme tentative de

conciliation entre la mystique et la religion

Dans la théorie bergsonienne, la mystique orientale a opéré une avancée remar-quable par rapport au mysticisme grec, en introduisant la notion de transcendance dans son expérience. En réalité, le mysticisme complet suppose la présence d’un être transcendant qui attire l’âme à lui. Aussi, la dimension transcendante du principe de-vient une condition sine qua non du mysticisme complet. Toute conception anthropo-morphique de la divinité dilue par contre son essence. Ce qui donne à penser que

181 BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 232. 182 WORMS F., Bergson ou Les deux sens de la vie, op. cit., p. 308.

seules les religions, qui confessent un Dieu transcendant, peuvent accéder à la vraie mystique. De là, nous pouvons déduire que le mysticisme complet ne peut se conce-voir sans la religion.

Bergson perçoit déjà une certaine relation entre mysticisme et religion en Orient. Vu le rôle important que la religion y jouait déjà dans ses sociétés ancestrales, le phi-losophe pense que le mysticisme oriental a été fortement imprégné du sentiment reli-gieux. Ce qui explique la présence d’éléments religieux, tels que les dieux, les esprits, les rites et les cérémonies dans le brahmanisme, le jainisme et le bouddhisme.183

Si ces courants mystiques n’ont pas atteint la forme complète, c’est parce qu’ils se sont égarés à cause de leur anthropomorphisme. Cette conception réduit la diffé-rence entre l’homme et Dieu, en humanisant les dieux, auxquels elle affecte des formes humaines. Dès lors, le mysticisme ne peut soutenir l’idée d’une élévation vers une réalité transcendante, puisque les dieux sont pareils aux hommes. Pour con-vaincre, Bergson donne l’exemple du bouddhisme qui cherche la délivrance de l’homme et, en même temps, la purification des dieux. Cette représentation d’une divinité solidaire, voire identique à l’humanité, inscrit le bouddhisme au registre de religion statique, parce qu’elle crée une image de la divinité issue de la fabulation.

En somme, pour être complète, ces doctrines doivent introduire la dimension transcendante du principe supérieur et la possibilité pour l’homme d’entrer en union avec lui, sans renoncer à sa vie. L’idée d’un élan mystique qui propulse l’humanité au-delà d’elle-même vers l’absolu, qui n’est autre que la vie elle-même, semble utopique dans la mystique orientale. Pourtant, le mysticisme hindou cherchait déjà cet élan pro-pulsif par l’usage du “soma’’, cette boisson enivrante capable de plonger l’âme dans l’ivresse, et par la pratique du “Yoga’’, cet exercice psychologique qui conduit à l’hyp-nose. Les états extatiques découlant de ces pratiques sont perçus, par le philosophe, comme des états de débauche, puisqu’en réalité ils aident l’âme à « s’évader de la vie »184 au lieu de l’enraciner dans son être, pour y découvrir la présence du principe suprême qui l’habite.

Le brahmanisme abonde dans le même sens que l’hindouisme, car il demeure convaincu que l’âme a besoin d’une délivrance, mais elle ne peut être délivrée que par le renoncement à la vie matérielle. Or, inviter l’homme à renoncer à sa vie représente un vrai paradoxe dans la pensée bergsonienne. C’est même méconnaître l’essence de la vie et de l’homme, parce que l’âme appartient à la vie et en reste inséparable. Par conséquent, l’accomplissement de l’homme ne peut se réaliser en dehors du processus vital et de la matérialité. Ainsi, proposer à l’homme de renoncer à la vie pour élever son âme paraît plutôt absurde, car l’homme ne peut contredire l’intention de la nature à laquelle il appartient. Tel est le reproche que Bergson adresse au mysticisme oriental.

183 Cf. BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 235. 184 Ibid., p. 238.

Cette critique de la mystique rapproche Bergson de Schopenhauer. Il utilise même le principe schopenhauerien de “vouloir-vivre’’ pour fustiger toutes les doc-trines qui prêchent « avec force croissante, l’extinction du vouloir-vivre ».185 Tous deux con-viennent que la vie n’est pas mauvaise en soi, elle mérite d’être vécue, malgré les diffi-cultés qu’elle comporte. En promettant d’acheminer l’âme au-delà de la souffrance, de la mort et de la conscience de son vécu, les doctrines mystiques cherchent à sup-primer le “vouloir-vivre’’ et même le désir de réincarnation, car elles présentent la vie comme un enfer qui ne mérite ni d’être vécu, ni d’être revécu. L’auteur des deux sources conclut que le mysticisme oriental produit une extase qui place l’âme à mi-chemin entre la vie humaine et la vie divine. Or, puisqu’elle n’arrive pas à coïncider avec la volonté divine, cette expérience ne peut aboutir à l’action. C’est cette incapacité à agir qui rend ce mysticisme incomplet. De là vient une première difficulté pour le mysti-cisme oriental.

La seconde difficulté qui empêche l’Orient de produire de vrais mystiques vient des conditions de vie. Pour illustrer son propos, Bergson présente deux cas de figures hindoues : Ramakrishna (1836-1886) et son disciple Vivekananda (1863-1902). Il voit en eux deux mystiques imprégnés d’une « charité ardente »186, qui professent un amour universel. Mais, parce que les conditions matérielles n’ont pas suivi, ils ont échoué dans l’action, ne réussissant pas à transformer leur pays. En effet, face à la misère qui condamnait des millions d’hindous à mourir de faim, ces deux figures s’avouaient impuissantes pour mettre fin à la misère. Ce qui revient à dire que la mystique ne peut émerger que lorsque la question des besoins biologiques est résolue. Or, la famine qui sévit en Inde montre que ce besoin de nourriture reste prioritaire, parce qu’il faut vivre d’abord, avant de viser la réalité transcendante.

De ce qui précède, nous pouvons déduire que le mysticisme complet a besoin d’un terreau favorable, c’est-à-dire de conditions matérielles et spirituelles, pour émer-ger. On comprend dès lors que l’Orient, encore sous-développé, ne pouvait donner naissance à la mystique bergsonienne. La Grèce, par contre, avait les avantages maté-riels, mais elle a sombré dans l’intellectualisme pur. Pour résumer, disons que la Grèce et l’Inde antiques n’ont pas connu le mysticisme complet parce qu’il leur manquait encore un des piliers comme le stipule sa conclusion : « Ni dans la Grèce ni dans l’Inde

antique il n’y eut de mystique complet, tantôt parce que l’élan fut insuffisant, tantôt parce qu’il fut contrarié par des circonstances matérielles ou par une intellectualité trop étroite »187.

Ainsi, l’émergence de la mystique conjugue un ensemble de facteurs externes et internes. En Occident, notamment en Grèce antique, les facteurs externes sont tous réunis, tandis qu’en Orient, il manque les conditions matérielles. Les manques relevés, de part et d’autre, permettent de qualifier d’incomplets ces mysticismes. Ce

185 Ibid., p. 237.

186 Ibid., p. 239. 187 Ibid., p. 240.

chement entre l’Orient et la Grèce antique se retrouve aussi chez le disciple de Berg-son, Jean Guitton, mais dans un contexte tout autre. Il synthétise les choses en disant : « L’Orient et notre Antiquité se ressemblent beaucoup. Leur point commun, c’est le panthéisme

cosmique : l’Absolu n’est pas le Dieu de la Bible, c’est l’Être, ou le Néant, ou la Nature et la Substance du Monde »188. Ce Dieu de la Bible, plus précisément le Dieu-Amour, se re-trouve dans la vraie mystique bergsonienne.

Pourtant, malgré leurs limites, les apports de l’Occident et de l’Orient pour le mysticisme complet demeurent considérables. Ils ont permis, d’une part, de dévoiler la capacité de l’homme à dépasser la limite de l’espèce humaine, à se hisser au-delà de la nature, en épousant une réalité transcendante. D’autre part, ils ont suscité en l’homme le désir de transformer son être et son environnement social. De ce point de vue, le mysticisme complet demeure héritier du mysticisme incomplet.

2.2.1.3. Les conditions d’émergence de la mystique

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