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DE LA VIE A LA PHILOSOPHIE DE L’AMOUR

1.3. L E PASSAGE DE LA THEORIE DE LA VIE A LA

1.3.1. Les conceptions bergsoniennes de l’amour

1.3.1.1. Du sentiment au principe de moral

1.3.1.1.1. L’amour, un sentiment

L’amour se définit en général comme un sentiment affectueux d’intensité va-riable que l’on peut éprouver pour différents objets. Dans le Dictionnaire Larousse, il est clairement signifié qu’il renvoie à un « sentiment très intense, englobant la tendresse et

l’atti-rance physique qui unit deux personnes »179, et suivant le lien d’affinité ou de consanguinité, la notion d’amour sera accompagnée d’un qualificatif spécifiant le type de relation. C’est en sens qu’on parle d’amour conjugal, d’amour filial, d’amour paternel ou ma-ternel, d’amour frama-ternel, etc.

Dans ses premiers écrits, Bergson le concevait aussi comme un sentiment, c’est-à-dire un état d’âme propre aux êtres humains, né de la rencontre de l’homme avec ses semblables. Une fois déclenché par ce premier contact, l’amour est destiné à gran-dir, à s’intensifier jusqu’à prendre le contrôle de la personnalité et de la raison de celui qui l’éprouve et même à dépasser l’homme l’ouvrant à l’absolu. Il le décrit comme « un sentiment intense [qui] gagne de proche en proche tous les autres états d’âme et les peint de la

coloration qui lui est propre »180. Dans cette optique, l’amour se révèle comme un élan destiné à dominer tous les autres sentiments et la personnalité. À ce titre, il demeure une réalité psychologique unique dont l’intensité varie continuellement, d’où le pro-blème de son extériorisation par le langage. Tout comme la durée, l’amour aussi échappe au cadre préconçu du langage social. De là vient le risque de le dénaturer. Comment dès lors l’extérioriser sans le déformer ?

C’est à cette question que tente de répondre Bergson dans son ouvrage Le rire consacré à la signification du comique. Il y expose par ricochet une définition de l’amour qu’il met en corrélation avec l’art, faisant de ce dernier son véritable moyen

179 NIMMO C. (dir.), Le petit Larousse illustré [2016]: 90000 articles, 5000 illustrations,

355 cartes, 160 planches ; chronologie universelle, Paris, Larousse, 2015, p. 72‑ 73.

d’expression. Cette émotion en tant que sensation profonde éprouvée intérieurement par le sujet peut, à son avis, se traduire extérieurement par certains actes que l’on peut qualifier d’amoureux. Or, ce qui permet justement de créer un langage commun, c’est la classification de ces actes amoureux qui, par la même occasion, introduit des géné-ralités, oubliant ainsi le soubassement psychologique de l’acte amoureux. Car ce lan-gage utilisera les mêmes mots pour exprimer tous les sentiments comme s’ils étaient éprouvés de la même manière, ce que dénonce le philosophe : « Nous ne saisissons de

nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes »181. Or, chaque amour vécu personnellement demeure unique. De manière plus explicite, disons que dans chaque histoire d’amour, le sujet et l’objet, le contexte géographique, temporel et surtout psychique demeurent uniques. Par conséquent, vouloir les exprimer avec les mêmes mots, reviendrait à les dépersonnaliser en les uniformisant. Ces limites du langage obligent Bergson à penser un autre moyen d’extériorisation : la représentation artistique. Cette dernière reste le moyen le plus fiable puisqu’elle traduit fidèlement l’émotion de l’artiste sans utiliser les scories du langage. En un mot retenons que, dans

Le rire, le philosophe ne propose pas une théorie de l’amour, mais évoque le sentiment

d’amour en tant qu’exemple d’émotion que l’art seul peut communiquer dans son originalité. Cette définition de l’amour n’est pas la seule dans le corpus bergsonien.

1.3.1.1.2. Amour de soi et amour d’autrui

Depuis les philosophes de l’antiquité, il est admis qu’il y a différentes tendances voire un dualisme dans l’amour. Platon distinguait déjà deux Éros et, son disciple Plotin, l’amour pur et l’amour sensible. Ce qui ressort de cette distinction c’est la double orientation de l’amour : l’une qui porte au désir ou à la culpabilité, et l’autre qui reste désintéressé, pur et bienveillant. La première forme pousse à la conquête de l’être aimé qui devient objet de convoitise, puisque l’amoureux éprouve un manque qu’il pense combler en possédant l’aimé. Dans sa quête, il est prêt à déployer tous les moyens, raison pour laquelle son amour peut comporter des dangers tels que l’égoïsme, l’asservissement ou l’exploitation de l’autre. A l’opposé, l’amour véritable demeure rationnel et bienveillant.

Bergson adhère à cette conception d’une tendance dualiste de l’amour, quand il distingue l’amour de soi de l’amour d’autrui, tout en reconnaissant la supériorité du second. Il rejette l’amour de soi tourné vers l’ego pouvant conduire à une instrumen-talisation des autres, car « l’esprit amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde

extérieur qu’un prétexte à matérialiser ses imaginations »182. Force est de constater que cet amour qui cherche la valorisation de soi se nourrit d’illusions renforçant l’orgueil et la vanité. Autrement dit, l’homme amoureux de lui-même cherche toujours à gagner implicitement ou explicitement l’estime des autres. Ce désir d’auto-affirmation s’op-pose à la loi sociale qui interdit de faire passer son intérêt propre avant celui du groupe

181 Ibid., p. 117‑ 118.

et de se servir des autres pour parvenir à ses fins. Pour contourner la sanction sociale, l’homme utilise des artifices pour dissimiler ses ambitions personnelles.

Cette conception péjorative de l’amour de soi comporte une forte résonnance schopenhauerienne. Tout se passe comme si Bergson critique la métaphysique de l’amour de Schopenhauer puisque leurs conceptions de l’amour de soi s’opposent. Le philosophe français le définit négativement, tandis que le philosophe allemand le ma-gnifie puisque, selon lui, cet amour de soi participe à la conservation de la Volonté de vivre, alors que Bergson y voit un moyen de renforcer l’orgueil. Même s’il ne con-damne pas a priori l’orgueil parce qu’inné en l’homme, l’auteur de L’évolution créatrice invite tout de même à le contrôler pour le bien de la société. Il reste convaincu qu’au-cun homme ne doit se complaire dans son orgueil, mais le dépasser pour s’ouvrir aux autres. De ce point de vue, il a l’obligation de travailler ses penchants individualistes, renonçant à l’amour de soi et favorisant l’amour d’autrui. Ainsi, le philosophe français voit dans l’amour un moyen de cohésion sociale.

1.3.1.2. L’amour, principe de vie et d’action

Dans la perception bergsonienne, l’amour comporte aussi une double dimen-sion, individuelle et sociale. Il se présente d’abord comme une émotion profonde qui naît et grandit sans cesse, pour s’étendre à toute la société, voire à l’humanité entière. C’est en ce sens que Bergson le présente comme un sentiment qui contribue à l’édifi-cation de la société, une passion essentielle à la vie sociale. Or, en tant que tendance naturelle, l’amour a besoin d’être orienté vers la finalité sociale, d’être ordonné par des lois morales. C’est là qu’intervient la raison pour aider à élaborer ces lois auxquelles l’homme est tenu d’obéir pour que l’amour puisse se déployer pleinement et ration-nellement à toutes les sphères relationnelles (famille, société, communauté, etc.).

Paradoxalement, souligne notre auteur, l’homme éprouve ce besoin d’aimer, mais réfute les lois qui l’accompagnent et l’orientent ; ce qui explique l’échec de l’hu-manité dans sa manière d’aimer et de vivre en société. Du moins, c’est ce qu’il laisse entendre :

« Sous cette double influence a dû se former pour le genre humain une couche superficielle de sentiments et d’idées qui tendent à l’immutabilité, qui voudraient du moins être communs à tous les hommes, et qui recouvrent, quand ils n’ont pas la force de l’étouffer, le feu intérieur des passions individuelles. Le lent progrès de l’humanité vers une vie sociale de plus en plus pacifiée a consolidé cette couche peu à peu »183.

L’amour véritable engage toute la personnalité et suppose une sympathie, c’est-à-dire une solidarité avec l’être aimé pour partager ses joies et ses souffrances. Bien souvent, l’égoïsme demeure un obstacle qui pousse l’homme à aimer de manière su-perficielle. Or, un amour superficiel conduit, à la moindre embûche, à une démission ou au renoncement. Ainsi, l’homme désire jouir de cette passion amoureuse, mais

183Ibid., p. 121‑ 122.

cherche à contourner ses exigences engageant sa personne. Dès lors, observe Berg-son, l’amour humain devient partiel. En fait, l’amour véritable exige des efforts per-sonnels, voire des sacrifices, l’homme a le choix entre un amour superficiel sans en-gagement et un amour conduisant au don de soi pour les autres et la société.

La lecture de l’histoire confirme que l’homme n’est pas prêt à se livrer à un tel amour, il demeure encore réticent. C’est là, avance le philosophe, l’explication de l’échec du processus de socialisation visant l’humanité entière comme le veut l’élan

vital, c’est là aussi la cause du désordre social, car elle veut vivre d’amour sans

obliga-tion ni norme, ce qui est impossible.

Pour conclure, en attendant d’y revenir plus largement dans notre seconde partie, soulignons qu’amour et moralité sont indissociables dans la pensée bergsonienne. Cette conviction se dessine en toile de fond de sa théorie de l’amour de 1932, où il le présente comme principe de moralité et de fraternité universelle, essence et destinée de l’humanité.

En outre, s’il est admis par un bon nombre de commentateurs que l’amour pos-sède différentes acceptions dans le corpus bergsonien, l’articulation entre elles est ra-rement mise en évidence dans leurs écrits. Toutefois, nous reconnaissons à Waterlot son regard englobant, quand il écrit :

« L’amour comporte des réalités qui diffèrent en nature. Les unes sont attachées au besoin, les

autres répondent à une “aspiration” et un “appel”. Si néanmoins des réalités très différentes sont réunies sous le même nom “amour”, c’est bien parce que quelque chose permet de les relier toutes, c’est “l’inclination” »184.

Ce qui ressort de cette assertion c’est que l’essence de l’amour demeure unique. Malgré ses différentes manifestations, il renvoie à une unité. Il est avant tout une in-clination ou attirance entre êtres qui peuvent l’éprouver de manières radicalement dif-férentes. Partant de cette remarque, le commentateur distingue l’amour-sentiment de l’amour-principe. Son résumé de l’essence de l’amour bergsonien nous ouvre la voie, puisque c’est la définition l’amour comme principe qui est objet de notre travail de recherche. Pour saisir davantage ce que nous appelons la métaphysique bergsonienne de l’amour, il s’avère nécessaire d’évoquer les raisons de son élaboration.

1.3.2. Les raisons de l’élargissement de la philosophie à

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