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L’amour comme principe de perpétuation de la volonté de vivre la volonté de vivre

2.1. L ES SOURCES DE LA THEORIE BERGSONIENNE

2.1.5. Métaphysique de l’amour, morale et mystique chez Schopenhauer Schopenhauer

2.1.5.1. L’amour comme principe de perpétuation de la volonté de vivre la volonté de vivre

Toute métaphysique de l’amour se veut d’abord une théorie objective visant l’es-sence universelle de l’amour. Or, tel ne semble pas le cas chez Schopenhauer quand il réduit l’amour à sa dimension sexuelle. Il pense l’amour sexuel comme un principe métaphysique qui pousse la volonté de l’homme à la rencontre de l’intellect de la femme pour parvenir à sa finalité : la procréation. Force est de constater qu’ici, même s’il ne le souligne pas, il s’inscrit dans la droite ligne de Platon qui, à la fin du discours de Diotime dans Le Banquet, révèle à travers Socrate la finalité de l’amour : l’immor-talité. Mais puisque les hommes ne peuvent la saisir d’eux-mêmes, parce qu’étant des mortels, alors ils recourent à un autre moyen : la procréation biologique ou spirituelle, comme nous pouvons le lire sous la plume de Platon :

« Ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ; et leur façon

d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer, s’imaginent-ils, l’immorta-lité, le souvenir et le bonheur, « pour la totalité du temps à venir ». Il y a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui […] il en est qui sont plus féconds dans leur âme que dans leur corps, cherchant à s’assurer ce dont la gestation et l’accouchement reviennent à l’âme ».146

Bien qu’il rejette le dualisme platonicien de l’amour, Schopenhauer maintient sa finalité, ainsi que le confirme sa déclaration :

« Cette aspiration métaphysique de la volonté n’a d’autre sphère d’action dans la série des êtres

que les cœurs des parents futurs : saisis alors d’une ardente passion, ceux-ci s’imaginent désirer pour leur propre compte ce qui pour le moment n’a qu’un but purement métaphysique, c’est-à-dire placé en dehors de la série des choses réellement existantes »147.

Pour ce philosophe allemand, l’amour doit être perçu comme un processus com-plexe qui, jusque-là, a échappé aux penseurs parce qu’écartant la dimension sexuelle. Or, c’est justement à travers la sexualité que se dévoile l’amour véritable. Autrement dit, c’est l’amour sexuel qui traduit explicitement sa nature et sa finalité qui consiste à renforcer sa volonté de vivre.

Précisons au passage que Bergson, dans son ouvrage de 1932, examine avec mé-fiance ce concept de volonté de Schopenhauer pour ne pas tomber dans l’écueil que représente le finalisme. Sans nier la volonté humaine, garante de la liberté et de la responsabilité de l’homme, l’auteur des Deux sources hésite à étendre le concept scho-penhauerien de volonté à l’être en général ou à la nature. Il lui préfère le l’expression « intention de la nature » qui lui semble plus compatible avec l’idée d’imprévisibilité pour justifier les dérives humaines contrecarrant le mouvement général de l’amour.

146 Le Banquet 208e-209a dans PLATON, Oeuvres complètes, op. cit., p. 143. 147 SCHOPENHAUER A. et G. DANVILLE, L’amour sexuel, op. cit., p. 35.

Contrairement à Bergson, Schopenhauer établit une parfaite équivalence entre la volonté et l’être, et toute sa théorie de l’amour se fonde sur cette équivalence. Il re-place délibérément l’origine de l’amour dans le vouloir-vivre en faisant de la sexualité le moteur qui impulse l’être de l’avant. C’est dans cette optique qu’il établit une rela-tion étroite entre l’amour et la procréarela-tion, faisant de cette dernière la finalité de l’amour. Il affirme explicitement : « La passion amoureuse, dans son essence, a pour but la

procréation de l’enfant avec ses qualités, et c’est de là qu’elle tire son origine »148. En termes plus clairs, le philosophe allemand fait tout contribuer à la défense absolue et à la conser-vation du vouloir-vivre. L’amour sexuel y participe à un titre spécial en tant que prin-cipe de sa perpétuation.

À l'opposé de Platon et de Plotin, pour ne citer que ceux-là, Schopenhauer con-sidère le mal comme inhérent à la nature, ralliant ainsi le gnosticisme. À ses yeux, l’expérience immédiate, que l’homme peut avoir de lui-même, le ramène toujours à l’expression de sa propre volonté. Il se découvre comme un être de désir. Parallèle-ment, c’est dans cette expérience de soi qu’il prend conscience de l’existence du mal, c’est-à-dire de sa finitude et, donc, de la mort. D’où sa conclusion que la mort, le mal et la souffrance sont consubstantiels à l’humanité. De ce fait, elle doit en prendre conscience et continuer à vivre. Il encourage l’homme à jouir pleinement de la vie, étant donné qu’il ne peut en aucun cas y renoncer.

En partant de l’idée de souffrance et de mort, principaux obstacles, qui menacent l’existence de la volonté, le philosophe allemand essaie de les contrecarrer en intro-duisant la procréation. Dans son chef d’œuvre Le monde comme volonté et représentation, il déclare : « Le plus grand de tous les maux, la pire de toutes les menaces, c’est la mort, et la plus

grande angoisse, l’angoisse de la mort »149. Il revient sur cette idée de mort dans Les deux

problèmes fondamentaux de l’éthique en ces termes : « Dans sa profusion même la vie se nourrit de la mort, tout comme la nature est toujours aussi “morture” »150.

De son analyse, il déduit que les faits et gestes de l’homme contribuent d’une certaine manière à ajourner la mort et la souffrance qui, bien qu’étant innées, doivent être écartées autant que possible. Ainsi, même si l’être humain est mortel par nature, sa volonté de vivre doit le conduire à user de son ingéniosité pour parer à cette éven-tualité, ce qui explique son besoin de procréer. De plus, la procréation permet de corriger ses défauts et, par conséquent, d’améliorer l’espèce humaine. Tels sont en réalité les enjeux de l’amour sexuel.

Vu ces enjeux, Schopenhauer est donc obligé de définir des conditions favo-rables à la procréation pouvant améliorer l’espèce, ce qui restreint sa définition philo-sophique de l’amour. C’est ainsi que, dans un premier temps, il le conçoit comme une passion n’affectant qu’une frange de l’humanité : les jeunes, ce qu’il dit autrement

148 Ibid., p. 13‑ 14.

149 SCHOPENHAUER A., Le monde comme volonté et comme représentation 2. 2., Paris, Gallimard, 2009, p. 1878.

quand il soutient que l’amour « accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de la partie

la plus jeune de l’humanité ; but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence »151. Il choisit cette frange parce qu’elle corres-pond à la période de fécondité, mais pour que celle-ci soit opérante, il faut choisir des individus de sexes opposés. Il s’oppose ainsi à toute idée d’amour homosexuel, ce qui le rapproche de Plotin, puisque cet amour ne saurait procréer, du moins, naturelle-ment.

De surcroît, le philosophe accorde une importance capitale au choix des parte-naires, parce qu’au final c’est de lui que dépend la qualité physique et morale de la progéniture et, donc, la perfection de l’espèce. Pour autant, il ne saurait exister de rivalité dans la nature puisque, chez Schopenhauer, chaque homme peut trouver un partenaire idéal prédisposé à l’aimer. Ici, le philosophe semble s’inspirer du mythe de l’androgyne de Platon qui stipule que chaque être possède sa moitié dans la nature. La quête de ce partenaire idéal exige cependant un certain discernement que l’instinct aide à réaliser, comme il le suggère : « L’instinct leur apprend dans quelle mesure le rapport

convenable existe entre eux deux, et, en sus des autres considérations relatives »152. Précisons que par “autres considérations’’, il entend les qualités physiques et psychiques qui permettent à la descendance de se perfectionner. Cet instinct correspond à ce qu’il appelle le génie de l’espèce, dont il affirme : « Dans tous ceux qui sont capables de procréer, le génie de l’espèce

médite sur la génération à venir »153. En somme, c’est cette méditation qui aide au discer-nement des améliorations à apporter à l’espèce et au choix de la partenaire appropriée.

Malgré toutes ces dispositions naturelles, l’actualisation du vouloir-vivre dans l’amour peut rencontrer des obstacles, vu que certains couples restent stériles. Mais, soutient-il, même si leur amour ne procrée pas, sa portée métaphysique demeure ré-elle, car il dépasse le simple sentiment. En ce sens, il faut le concevoir comme un principe transcendant d’« essentia æterna »154 qui pousse à l’action leur volonté pour la survie de l’espèce. Dans le cas de la stérilité, l’amour peut réussir à contourner les obstacles, en créant d’autres moyens de maintien du vouloir-vivre, ce qui explique qu’il n’y a nécessairement pas échec.

En définitive, la pérennité de l’humanité dépend de l’amour et la nature y parti-cipe en prédisposant les hommes à l’amour, telle est son origine. Ainsi la métaphy-sique schopenhauerienne présente l’amour sexuel, ou l’amour de soi, comme un prin-cipe essentiel dans le monde réel, parce que participant à la perpétuation de l’être, idée qui se retrouve aussi chez Bergson. Contrairement au philosophe allemand qui pense l’amour comme un état provoqué par un processus spécial155, le philosophe français le conçoit comme étant lui-même le processus.

151 SCHOPENHAUER A. et G. DANVILLE, L’amour sexuel, op. cit., p. 6. 152 Ibid., p. 29.

153 Ibid., p. 33. 154 Ibid., p. 38. 155 Ibid., p. 76.

En outre, reconnaît Schopenhauer, cette métaphysique de l’amour semble ouvrir la brèche aux dérives morales, puisque le concept de volonté de vivre est souvent perçu comme synonyme d’égoïsme. Cela permet de penser que l’amour de soi, qui préside à tout acte du moi et à toute relation avec autrui, comporte le risque de réduire l’autre à un objet de désir, objet à conquérir pour parvenir à sa fin. Dès lors, il devient nécessaire de recadrer cet amour afin d’éviter les dérives. C’est ce qui pousse Scho-penhauer à élaborer une théorie morale.

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