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Les conditions d’émergence de la mystique complète complète

CONTINUITE OU DEFORMATION DANS LA PENSEE

2.2.1. Le mysticisme classique : une source d’inspiration

2.2.1.3. Les conditions d’émergence de la mystique complète complète

L’Europe moderne est le lieu de naissance de la mystique complète, telle que l’entend Bergson, parce que réunissant toutes les conditions favorables, mais son ori-gine lointaine remonte à la Grèce antique, par ailleurs berceau de la philosophie. Est-ce là une coïncidenEst-ce ou un concours de circonstanEst-ces agencées ? Tout se passe comme si Bergson laisse entrevoir son intention de rapprocher autant que possible la mystique complète de la philosophie. Pour comprendre ce subterfuge, regardons de près les conditions qu’il met en place.

2.2.1.3.1. Les conditions matérielles apportées par

l’industrialisme

La spécificité de l’Europe moderne, en tant que terreau de la mystique bergso-nienne, vient des deux atouts qu’elle réunit en même temps : l’industrialisme et la cohabitation entre la mystique et la religion. Plus précisément, soutient notre philo-sophe, c’est avec l’invention de la machine que toutes les conditions sont réunies pour l’émergence du mysticisme complet, car ce qui favorise l’élévation de l’esprit, c’est avant tout la libération des préoccupations matérielles. Alors, l’invention de la ma-chine, qui répond à cette finalité, joue un rôle salutaire pour l’élan mystique. D’ailleurs, souligne Bergson, le grand succès du machinisme réside dans cette libération, parce qu’il a permis de résoudre en partie les problèmes de subsistance qui préoccupaient l’esprit.

C’est dans cette logique qu’il fait correspondre l’industrialisme189 à la première étape de la mystique complète. Il voyait dans la révolution industrielle l’amorce d’un

188 GUITTON J., Mon testament philosophique, Paris, Presses de la Renaissance, coll.« Petite Renaissance », 2007, p. 55.

renouveau spirituel pour l’humanité. Autrement dit, l’apparition des machines desti-nées à alléger le travail qui, depuis la nuit des temps procure à l’homme la nourriture, a considérablement amélioré les conditions matérielles de l’homme. Les inventions techniques l’ont libéré des besoins biologiques, lui offrant de ce fait le loisir de vivre pleinement sa vie. Cette libération du labeur quotidien devait favoriser le développe-ment de l’activité spirituelle, au sens philosophique du terme. De même que l’autono-mie financière a permis, à l’origine de l’activité philosophique, à une catégorie d’aris-tocrates de se livrer à la quête de la sagesse, l’industrie doit permettre à toute l’humanité de se consacrer à l’élévation de l’esprit.

Pour Bergson, la libération des besoins vitaux entre aussi en jeu dans l’émergence de la mystique, parce que l’effort que l’homme déploie dans la quête de subsistance, ne peut favoriser l’élévation de l’esprit. Ce travail est même pour lui synonyme d’alié-nation, puisqu’il le pousse à se préoccuper sans cesse des besoins de la vie. Aussi son âme demeure-t-elle captive, parce qu’embarquée dans la quête de solutions. C’est pour cette raison qu’il est indispensable que le mystique possède un minimum vital, pour s’ouvrir à la grâce divine et aller à la rencontre de Dieu. Ainsi, en libérant l’être humain du travail, l’industrie délivre son âme de la matérialité et la dispose à suivre l’élan ori-ginel de la vie et à s’ouvrir « toute grande à l’universel amour »190. On comprend aisément qu’avec la révolution industrielle, Europe devrait être le terreau du vrai mysticisme.

À ce premier avantage s’en ajoute un second : le développement culturel et in-tellectuel atteint par l’Occident depuis l’antiquité jusqu’à la modernité, celui-ci ayant favorisé la cohabitation entre la philosophie grecque et les religions antiques, la reli-gion chrétienne et les mystiques, l’industrie et la spiritualité dans l’Occident moderne.

2.2.1.3.2. La conciliation entre rationalité, religion et

mystique

Dans la pensée bergsonienne, il y a une coexistence entre la vie et le mysticisme, car le mysticisme complet ne naît pas ex nihilo, mais est issu de la vie même. Ce qui revient à dire que l’élan mystique appartient à l’élan vital. D’ailleurs, Bergson fait du mysticisme une réalité inhérente à la nature et, par conséquent, à l’humanité. Toute-fois, la mystique ne peut se concevoir sans la religion, parce qu’elle trouve en elle le moyen de dévoilement de son essence, comme il en ressort de son assertion : « La

religion est au mystique ce que la vulgarisation est à la science »191. De manière plus explicite, il faut concevoir la religion comme un terrain d’ancrage de la mystique, qui prépare les hommes à l’accueillir. Elle dispose l’humanité à prendre conscience de la possibilité d’entrer en contact avec son principe créateur et d’expérimenter intuitivement sa pré-sence. En somme, la foi religieuse aide l’homme à s’ouvrir à la transcendance et à l’accueil du principe créateur, finalité que concrétise l’expérience mystique destinée à ranimer cet élan dans l’humanité.

190 Ibid., p. 240.

Une précision s’impose ici : de quelle religion parle-t-il puisqu’il disqualifie la religion antique de l’Orient ? Il s’agit en réalité d’« une religion préexistante formulée en

termes d’intelligence »192, c’est-à-dire d’une religion dont l’essence est accessible à la rai-son. Ainsi, le mysticisme complet concilie rationalité philosophique et religiosité, ou mieux encore philosophie et religion. Autant dire que Bergson envisage un mysticisme qui synthétise des connaissances rationnelles et des pratiques religieuses de l’huma-nité, quand il soutient sans ambiguïté que le mysticisme complet « est chargé de

philoso-phie grecque, et il a conservé bien des rites, des cérémonies, des croyances même de la religion que nous appelions statique ou naturelle ».193

Cependant la mystique ne se réduit pas à une simple pratique religieuse, ou à un moyen de transmission de la religion. Bien qu’elle ait besoin de la religion pour se dévoiler, elle ne transmet pas des dogmes religieux, mais un nouvel élan, c’est-à-dire cette émotion capable de transformer l’humanité, en embrasant d’amour les cœurs, les uns après les autres jusqu’à gagner l’humanité entière. C’est dans cet amour, véhi-culé par l’élan mystique, que réside l’originalité de la définition bergsonienne de la mystique. C’est aussi ce qui justifie son choix de la mystique chrétienne, car sa relation intrinsèque avec la religion chrétienne et sa conception de l’amour répondent à ses préoccupations morales.

Toutefois la nouveauté apportée par le mysticisme n’abolit pas la religion. De fait, l’élan mystique complet possède la capacité d’impulser un nouveau dynamisme à la religion. Elle peut faire passer la religion de l’enseignement théorique à la pratique et l’ouvrir à l’universalité, comme l’illustrent si bien ces propos bergsoniens quand il affirme que le mysticisme complet repasse « sur la lettre du dogme pour le tracer en caractères

de feu »194. En résumé, la mystique possède la capacité d’aider la religion statique à acquérir une dynamique nouvelle en lui insufflant sa force d’ouverture, c’est-à-dire l’amour universel, lui apportant ainsi l’élan ardent qui lui manquait pour gagner l’hu-manité entière. La première religion qui a besoin de ce renouvellement est le judaïsme.

2.2.1.3.3. L’ouverture universelle : un apport du judaïsme

Si le mysticisme bergsonien ne peut se concevoir sans la religion, toutes les reli-gions n’aboutissement pas à la mystique. Le judaïsme, à ses yeux, ne possède pas de mystique, bien qu’il représente le précurseur du christianisme dans lequel a émergé le mysticisme complet. Il ne participe pas directement à l’histoire de la mystique, parce qu’il est resté dans la clôture. Cependant, il contient les prémisses du courant mys-tique, puisqu’il a impulsé le peuple juif dans une nouvelle dynamique, c’est-à-dire un dépassement de la nature, en le faisant passer de la justice naturelle à une justice divine et transcendante. Malgré cette ouverture à la transcendance, Bergson nie tout élan

192 Ibid., p. 252.

193 Ibid.

mystique au judaïsme. Il écrit : « Entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité pour

que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons »195.

Or, en scrutant les sources de la mystique chrétienne, nous nous sommes rendus à l’évidence de l’existence d’un mysticisme juif aussi ancien que les courants mystiques qu’il a mentionnés dans son analyse. De plus, les écrits témoignent que les traditions mystiques juives ont largement influencé la mystique chrétienne, même dans son lan-gage, ce qui nous a poussé à nous la question suivante : pourquoi un tel déni de sa part ?

Tout porte à croire que Bergson maintient encore son antipathie pour la religion de ses pères. Son opposition au judaïsme semble influencer son raisonnement. En écartant la religion juive des grands courants spirituels ou, du moins, en minimisant son apport dans l’histoire spirituelle de l’humanité, il dévoilera son antipathie qu’il ne dépassera que devant l’imminence de la persécution juive. Rappelons, à ce sujet, que le philosophe s’est senti solidaire avec les juifs devant la menace nazie, jusqu’à prendre part au Congrès International des Juifs, alors qu’il avait pris ses distances depuis sa jeunesse.

Toutefois, il lui concède son apport dans les Ecritures saintes, puisque le ju-daïsme représente indubitablement la première “religion du Livre’’, c’est-à-dire la pre-mière religion monothéiste à consigner par écrit la révélation divine reçue par les pro-phètes. Cet apport des prophètes mérite d’être magnifié dans la religion juive. Le philosophe voit, en effet, dans les écrits prophétiques une annonce du grand renver-sement que connaîtra l’humanité avec la mystique chrétienne : l’ouverture à l’univer-sel. Cette ouverture universelle, grâce à l’élan d’amour que propagent les mystiques chrétiens, marque la ligne de démarcation entre le mysticisme complet et le mysticisme incomplet. Ainsi, en léguant au christianisme cet élan d’ouverture, le judaïsme lui transmet le dynamisme permettant de dépasser les courants mystiques antérieurs. C’est dans cette optique que Bergson déclare :

« Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent

au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde »196.

De fait, en proposant un dépassement de la justice naturelle par une justice divine plus équitable, les prophètes révèlent la possibilité de passer de la nature à la trans-cendance, de la sphère individuelle à la sphère universelle. Ce qui revient à dire qu’ils ont permis le passage de la morale restreinte à une ouverture à la transcendance, fai-sant de Dieu la référence morale. Ainsi, le judaïsme a réussi à instaurer une justice fondée sur un principe transcendant qui garantit l’égalité entre les hommes, du moins entre juifs, puisque les autres peuples ne participent pas à l’élection divine.

Bergson accorde aux prophètes le mérite d’avoir introduit la notion de passion dans leurs enseignements, notion qui renvoie à l’émotion supra-intellectuelle qui

195 Ibid., p. 254.

anime la mystique complète. La définition de cette passion que donne Bouaniche cla-rifie cette synonymie entre les deux quand il la présente comme « une puissance de

réali-sation, individuelle dans sa source, et universelle dans ses effets » 197. Dans son commentaire, Bouaniche met bien en évidence l’enjeu métaphysique et moral de cette notion dans la pensée bergsonienne de 1932.

En outre, le choix exclusif du peuple juif rend cette morale juive partielle, puisqu’elle ne s’exerce qu’en faveur du peuple élu. Cette restriction s’opposant à l’uni-versalité, que vise la mystique, conduit Bergson à nier au judaïsme tout élan mystique. Pour lui, il demeure la religion d’une nation, et donc une religion statique. Henri Gou-hier en conclut que dans la perspectives bergsonienne, les grands prophètes juifs « sont

des grands actifs, interprètes d’un Dieu national et mus par la passion de la justice, non apôtres d’une charité dont le dynamisme peut animer une religion universelle »198. Worms livre un résumé concis de cette limite du judaïsme quand il affirme qu’« il a un objet pratique, il est déjà

agissant, mais il ne vise pas encore l’ouverture compète, toute l’humanité »199. Bien qu’elle propose une morale agissante et équitable, la première religion monothéiste manque de l’émo-tion suffisante pour aider les juifs à embrasser l’humanité entière, dans un élan d’amour universel. Certes il a mis en place un impératif moral, celui d’opter pour la justice divine, en s’insurgeant contre toute forme d’injustice, laissant ainsi en héritage à l’humanité une « une protestation prophétique »200. C’est cet héritage, souligne le com-mentateur de Bergson, que l’humanité a gardé en mémoire. Le christianisme conserve aussi cette passion prophétique quand elle vise une ouverture universelle dépassant les frontières de la nation juive qui l’a vue naître.

En définitive, l’émergence du mysticisme complet est due à un concours de cir-constances, dont seuls les mystiques chrétiens ont bénéficié. En effet, ni la foi à la divinité, ni l’élévation de l’esprit vers des réalités transcendantes ou extase ne suffisent pour caractériser la mystique, telle que l’entend Bergson. Le mysticisme grec et la phi-losophie grecque sont parvenus au stade d’élévation de l’âme ; le mysticisme oriental, quant à lui, est parvenu au stade extatique. Pour autant aucun d’eux n’est défini par Bergson comme une mystique complète, puisqu’il faut nécessairement que ces stades débouchent sur une action impulsée par l’amour universel. Seule la mystique chré-tienne, héritière de la philosophie, du mysticisme classique et de la religion et qui a joui de conditions intellectuelles, spirituelles et matérielles uniques en Europe, est de-venue le prototype d’une mystique complète.

197 FRANÇOIS A., C. RIQUIER, A. FENEUIL, et G. WATERLOT, Annales bergsoniennes. VIII,

op. cit., p. 244.

198 GOUHIER H., Bergson et le Christ des évangiles, op. cit., p. 113. 199 WORMS F., Bergson ou Les deux sens de la vie, op. cit., p. 309.

200 FRANÇOIS A., C. RIQUIER, A. FENEUIL, et G. WATERLOT, Annales bergsoniennes. VIII,

2.2.1.4. La mystique chrétienne : une illustration de

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