• Aucun résultat trouvé

DE LA VIE A LA PHILOSOPHIE DE L’AMOUR

1.1. L E RETOUR DE LA PHILOSOPHIE A LA VIE

1.1.2. La métaphysique positive de Bergson

1.1.2.3. La nécessité d’une philosophie de la vie

L’intuition bergsonienne de la durée dévoile la réalité de la conscience certes, mais ramène aussi la vie au cœur de la réflexion philosophique, conciliant ainsi la vie et la pensée. Cette conciliation est à l’origine de la philosophie de la vie de Bergson. Sa méthode intuitive lui permet d’élargir d’abord sa pensée à l’intelligence, avant d’ap-préhender la vie. L’intelligence ne pouvant se détacher de la vie, dont elle est partie intégrante, quand elle procède à une analyse intérieure d’elle-même, elle s’immerge dans cette totalité qu’est la vie. On comprend dès lors que l’exploration psychique aboutisse chez Bergson à une théorie évolutionniste de la vie, qui n’est rien d’autre qu’une étude métaphysique de l’esprit en tant que manifestation de cette vie.

En plus de la réhabilitation de la liberté, la méthode intuitive a permis à l’auteur de Matière et mémoire de résoudre un problème inhérent à la théorie de la connaissance : celui de la définition de l’esprit. Elle a obligé à reconsidérer le rapport entre la matière et l’esprit souvent opposés par la tradition intellectualiste. Une précision s’impose à cet effet car si Bergson cible principalement Platon dans sa critique c’est aussi à cause son dualisme corps/âme et sensible/intelligible, dualisme qu’il réduit à une simple distinction entre la matière et l’esprit, en insérant cependant l’esprit dans la matière. Contrairement à l’intellectualisme qui pense l’esprit comme une faculté extérieure iso-lée de la réalité, il reste convaincu que « l’esprit n’est pas fait de contenus isolés spatialement

et localisables de manière stricte dans le cerveau, mais d’un acte d’ensemble »59. Ce qui ressort de cette assertion c’est la définition l’esprit comme synonyme de création continue et conservation dans la durée.

L’insertion de l’esprit dans la matière a, par ailleurs, bouleversé toute la connais-sance de la vie. Cette matière dotée d’un esprit devient une réalité vivante, c’est-à-dire un être animé d’un élan de vie l’entraînant dans le devenir. Dès lors, il importe de la saisir dans cette mobilité et de redéfinir les fonctions intellectuelles dans l’étude du réel. Selon Bergson, la tâche de la philosophie consiste justement à saisir la réalité dans sa mobilité, et seule la méthode intuitive répond à cette exigence car elle nous met en présence des choses mêmes, dans leur singularité et leur dynamisme créateur. Cepen-dant, la connaissance intuitive suppose d’abord l’existence concrète du sujet dans le temps car, observe-t-il, « avant de philosopher, il faut vivre »60. Cette assertion, loin de pro-mouvoir une connaissance relative, ouvre à la connaissance absolue de l’être puisque, par essence, il vit.

Ainsi, l’ontologie bergsonienne conduit à une métaphysique de la vie, au sens conceptuel du terme, c’est-à-dire à « une science de ce qui est en tant que cela est »61 et ce qui est c’est la vie. L’auteur voit sa philosophie intuitive comme une étude rationnelle des

59 BERGSON H., Matière et mémoire: essai sur la relation du corps à l’esprit, 8e éd., Paris, Presses universitaires de France, coll.« Quadrige », 2012, p. 10.

60 BERGSON H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 152.

61 BALLANFAT M., La Métaphysique, Paris, Ellipses-Marketing, coll.« Philo-notions », 1999, p. 13.

êtres vivants tels qu’ils sont dans leur mobilité et leur évolution. Autant dire que cette pensée ontologique correspond à une étude des principes biologiques, au sens berg-sonien du terme. Mais comment le philosophe passe-t-il de l’intuition à la connais-sance des principes de la vie ?

Bergson institue le principe d’immanence qui lui permet d’établir le pont entre la durée psychologique et celle de l’univers, entre la conscience individuelle et l’absolu. Nous nous contenterons ici de résumer sommairement ce principe d’immanence, qui fait l’objet d’une étude suivie dans les premiers chapitres de l’ouvrage La pensée et le

mouvant. L’auteur y considère la pensée intuitive comme une vision objective de la

totalité du réel qui dépasse le sujet pour s’étendre à l’univers. En partant du principe que le tout est composé de l’ensemble des parties, il représente la vie comme un en-semble d’êtres possédant des caractéristiques analogues, notamment la durée et la conscience. Ce qui l’autorise à élargir la durée et la conscience à l’univers entier. Cet élargissement octroie la durée et la conscience à tous les êtres, ce qui permet à la conscience individuelle de saisir celles des autres et la vie en général. Bergson note à ce sujet : « La conscience que nous avons de notre propre personne dans son continuel écoulement

nous introduit à l’intérieur d’une réalité sur le modèle de laquelle nous devons nous représenter les autres »62. Pour être plus explicite, disons que la conscience qui coïncide avec elle-même, possède une vision de sa propre existence et de celle des autres, puisque toutes les consciences partagent la même durée immanente. De ce fait, chacune peut penser objectivement cette durée universelle, voire la vie en général.

Cependant, soutient Bergson, la conscience individuelle ne peut parvenir d’elle-même à cette universalité, car son intuition de la durée et de la vie ne peut sortir de l’individualité. Pourtant, elle doit passer de la dimension subjective à la dimension universelle par un effort d’ouverture. Aussi convient-il de souligner que l’intuition bergsonienne ne condamne pas au solipsisme, c’est-à-dire à l’isolement de la cons-cience pour se regarder elle-même comme dans une tour d’ivoire, ce qui ressemblerait à un acte narcissique. La contemplation de soi ouvre à une vision de l’autre et rend solidaire de leur être. Finalement, l’intuition devient sympathie avec les autres et l’uni-vers entier. Elle fait participer l’homme, au sens platonicien du terme, à la vie univer-selle. Bergson déclare ouvertement que « la matière et la vie qui remplissent le monde sont

aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous ; quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes »63. L’homme reste un

élément lié fondamentalement à la nature et à ses pairs, ce qui permet de conclure que se connaître soi-même c’est déjà connaître une partie de cette nature.

Ainsi, la connaissance intuitive tend vers une connaissance universelle, en éta-blissant une solidarité entre l’homme et le reste de la nature. Cette connaissance uni-verselle intuitive peut s’étendre au-delà de la matière vivante, à la matière inerte et aux principes de la vie. D’où la possibilité de passer de l’intuition à la cosmologie et même à la mystique, puisque ce retour à soi propulse la conscience vers l’univers et vers son

62 BERGSON H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 211. 63 Ibid., p. 137.

principe créateur. On comprend dès lors que la philosophie à elle seule ne peut ap-préhender la totalité de l’univers. Certes l’étude des principes lui revient, mais certains phénomènes échappent à son emprise, d’où la nécessité de s’ouvrir à la science et même à la religion, comme nous le verrons dans notre seconde partie.

Bergson confie à la science la tâche d’aider l’intelligence à élargir l’intuition indi-viduelle à l’intuition universelle, pour ne pas sombrer dans le relativisme. De même, il confiera à la religion la tâche de dévoiler à la philosophie la nature de Dieu. Pour lui, la science a la capacité à passer de l’analyse psychologique à une analyse objective de l’être, en proposant une démarche expérimentale permettant à la conscience de sortir de soi pour accéder à l’être universel. Parce que la conscience, qui observe, est une parcelle de l’univers des choses qui se reflètent en elle, elle peut par extension connaître cet univers, en s’ouvrant à la science qui excelle dans ce domaine. Ce qui revient à dire qu’une connaissance objective de la réalité nécessite une collaboration entre la science et la philosophie.

Leur complémentarité permet à Bergson de résoudre un autre problème épisté-mologique : la confusion entre la science et la philosophie. En élaborant une philoso-phie de la vie qui pense la réalité dans sa totalité, c’est-à-dire la matière inerte et la matière vivante, il introduit la science aux côtés de la philosophie pour garantir son objectivité. Par cette démarche, il parvient à une conciliation des deux disciplines sans déprécier l’une au détriment de l’autre, en attribuant à chacune une parcelle de la con-naissance absolue. Si, pour Bergson, l’absolu reste unique, il se donne sous deux ap-parences que sont la matière et la durée. Deleuze précise que l’absolu bergsonien ne renvoie pas à une dualité de mondes, mais de sens, raison pour laquelle les deux moitiés renvoient aux deux sens de l’être64. La science s’occupe d’une moitié : la matière, de-venant ainsi la “métaphysique de la matière ”, et la métaphysique de l’autre moitié : la durée, devenant à son tour la “science de la durée”. En inversant les termes, le philo-sophe cherche à souligner que la science et la métaphysique se prolongent et se com-plètent sans se confondre. Par conséquent, la science ne peut s’aventurer dans le do-maine de la durée sans tomber dans l’illusion. Quant à la philosophie, elle doit s’en tenir à la durée pure en revenant à la vie. Pour garantir l’objectivité de sa démarche, elle doit ajouter l’intuition au raisonnement.

Bergson lui-même essaie de suivre cette démarche pour saisir la durée et la vie. Il conserve le caractère philosophique tout en y ajoutant l’expérience intuitive de l’es-prit. Il part de l’observation de la réalité, avant de passer à la démonstration des con-clusions tirées. Il donne ainsi naissance à une métaphysique positive, conciliant l’ex-périence et la spéculation, qui ouvre sur une autre compréhension de la vie qu’il entend dévoiler dans sa théorie évolutionniste.

64 WORMS F. (dir.), Annales bergsoniennes. II, Bergson, Deleuze, la phénoménologie,

Documents relatifs