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2.1. L ES SOURCES DE LA THEORIE BERGSONIENNE

2.1.3. Métaphysique et psychologie de l’amour chez Spinoza Spinoza

2.1.3.3. L’éthique spinoziste

La métaphysique spinoziste ouvre à l’éthique, en proposant une autre perspec-tive des passions, de l’esprit et de la volonté humaine. Le philosophe l’expose briève-ment dans la cinquième partie de l’Éthique, où il traite de la question du salut, de la perfection et de la liberté, qu’il considère comme synonymes. Au premier regard, son éthique se réduit à la connaissance intellectuelle suivant qu’elle est éternelle ou inscrite dans la durée. En termes plus explicites, nous dirons que l’esprit peut accéder au salut, quand il se livre à la connaissance des essences, lorsqu’il les appréhende sous l’aspect de l’éternité, lorsqu’il saisit Dieu en tant que cause éternelle. Quand il saisit les choses dans le temps, il devient sujet aux passions et induit l’homme dans la confusion.

Il demeure évident que, dans la pensée spinoziste, les hommes sont « conscients de

l’éternité de leur Esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée, et l’attribuent à l’imagination ou la mémoire, qu’ils croient subsister après la mort »93. Ils sont conscients que l’esprit est destiné à l’éternité et à la béatitude, mais sa connaissance temporelle lui masque sa finalité et l’amoindrit, d’où l’importance de l’orienter vers les essences éternelles et leur cause, Dieu. Il découvre alors l’amour divin comme principe de perfection et source de béa-titude, découverte qui le rend heureux. Parce que Dieu aime tous les hommes de l’amour éternel dont il s’aime lui-même, lorsque l’esprit parvient à cette connaissance, il découvre aussi l’amour éternel, comme béatitude et liberté, inné en lui en tant qu’at-tribut divin. Spinoza déclare à ce propos : « L’Esprit a eu de toute éternité toutes ces

perfec-tions dont nous avons feint qu’elles venaient maintenant s’ajouter à lui, et ce accompagné de l’idée de Dieu comme cause éternelle »94. De cet innéisme, il ressort que c’est par la coïncidence avec Dieu que l’esprit parvient à la vraie connaissance et à la perfection. D’où son affirma-tion : « L’Amour intellectuel de l’Esprit envers Dieu est l’Amour même de Dieu dont Dieu s’aime

lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’Esprit humain considéré sous l’aspect de l’éternité »95. C’est dire que l’amour de l’esprit, résultant de la contemplation, participe à l’amour infini de Dieu. Cette participation à la divinité pousse l’homme à aimer Dieu et tous ses semblables. Telle est la béatitude et la voie de salut pour l’humanité.

93 Ibid., p. 547.

94 Ibid.

Spinoza en conclut que l’ignorance aboutit à une connaissance inadéquate du réel, de Dieu et de l’homme. L’homme sage, précise-t-il, est celui qui, « pour autant que

la limite humaine le permette, s’efforce de voir le monde comme Dieu le voit “sub specie

aeterni-tatis”, sous l’aspect de l’éternité »96. Ainsi le philosophe néerlandais pose un déterminisme qui rend caduque toute idée de libre arbitre, puisque c’est la nécessité qui s’impose à l’homme, la volonté de la Nature. Or, le commun ignore ce déterminisme, raison pour laquelle sa croyance à la finalité et à la liberté n’est qu’illusion. La béatitude, la perfec-tion et la liberté humaine, en un mot, tout ce que l’homme peut penser comme finalité de la vie, trouve son fondement en Dieu, la cause première et efficiente de la Vie.

De ce fait, l’homme ne peut atteindre cette finalité qu’en vivant dans l’amour de Dieu. En ce sens, Spinoza définit la béatitude comme « la satisfaction même de l’âme qui

naît de la connaissance intuitive de Dieu »97. Autrement dit, le bonheur renvoie à la joie que procure la connaissance qui, par ailleurs, dicte au corps les affects participant à sa conservation. Cette connaissance devient le fondement des actions vertueuses de l’homme, c’est-à-dire les actions utiles à sa conservation, tout en lui permettant de se déterminer soi-même, d’où prend forme sa liberté. Somme toute, dans l’éthique spi-noziste, la contemplation divine suffit pour procurer la sagesse pouvant maîtriser les passions, sentiments qui nous rendent passifs de manière irrationnelle devant les choses extérieures.

Cette relation étroite entre connaissance et sagesse d’une part, entre ignorance et méchanceté d’autre part, rattache Spinoza aux pères de la philosophie. Russell nous fait remarquer dans cette optique que « Spinoza, comme Socrate et Platon, croit que toute

mauvaise action est due à une erreur intellectuelle »98. Il convient avec eux que, contrairement au commun des hommes, seul le philosophe parvenu à cette contemplation réussit à se débarrasser des illusions intellectuelles et à devenir sage. La source d’erreur du commun, vivant dans les illusions, vient de leur faculté d’imagination et leur esprit de comparaison, comme il l’explicite :

« En tant donc que nous rapportons les individus de la Nature à ce genre [universel] que nous

les comparons entre eux et que nous trouvons que les uns ont plus d’étantité, autrement dit de réalité, que d’autres, en cela nous disons que les uns sont plus parfaits que les autres ; en tant que nous leur attribuons quelque chose qui enveloppe négation, comme une limite, une fin, une impuissance, etc. »99.

C’est dire qu’il y a du relativisme dans le jugement moral qui n’affecte pas l’es-sence de l’être, participante à l’esl’es-sence divine. Sa puissance d’agir, par contre, peut être qualifiée de parfaite ou d’imparfaite suivant le modèle qu’il se donne. C’est en ce sens que Spinoza définit le bien comme étant « ce que nous savons avec certitude être un

96 RUSSELL B., Histoire de la philosophie occidentale, op. cit., p. 658. 97 SPINOZA B. de, Éthique, op. cit., p. 419.

98 RUSSELL B., Histoire de la philosophie occidentale, op. cit., p. 657. 99 SPINOZA B. de, Éthique, op. cit., p. 354.

moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous propo-sons »100. De ce fait, parler de valeur universelle du bien et du mal semble paradoxal car, comme le souligne Dominique Folscheid, il n’existe pas un bien et un mal chez Spinoza, mais « il n’y a que du bon et du mauvais, expressions de l’augmentation ou de la

dimi-nution de notre puissance »101. En d’autres termes, l’homme qualifie les choses de bien ou de mal, de meilleurs ou de pires suivant ses propres ambitions et désirs. Dès lors, le bien et le mal deviennent relatifs, relativisme qui doit conduire à nuancer les jugements portés sur un homme, du fait que ce n’est qu’à partir de nos propres affects que nous jugeons et condamnons.

Pour cette raison, l’homme ne peut être tenu pour responsable que dans la me-sure où il peut éviter de penser ce qui le conduit à la haine et à la tristesse102, car il dispose d’un esprit et d’affects lui permettant de voir la réalité à partir de ses expé-riences et de son intérêt. D’où l’importance de revenir à l’esprit pour saisir l’essence divine commune à tous les hommes et pour les aimer. S’il refuse l’égalité naturelle des hommes ou de leur attribuer les mêmes vertus qu’à soi, il se livre à la haine. Tel est le penchant naturel que certaines sociétés maintiennent malheureusement, comme le re-marque le philosophe : « Il appert donc que les hommes sont par nature enclins à la Haine et à

l’Envie, à quoi s’ajoute l’éducation même »103. Or, même les vertus, en tant propriétés de l’homme, appartiennent à sa nature et non à des individus particuliers. La méconnais-sance de la nature commune aboutit à la conception erronée du mal et de la vertu.

De ce qui précède, il ressort que Spinoza fait coïncider la vertu avec l’essence humaine, comme en témoigne son assertion : « La vertu n’est rien d’autre qu’agir d’après

les lois de sa propre nature »104, c’est-à-dire conserver son essence, le Désir. Bien qu’il emploie un terme qui prête confusion, le concept spinoziste de Désir ou conatus ren-voie à l’effort que l’homme déploie pour persévérer dans son être. Ce Désir étant premier chez l’homme, il lui dicte ce qui est utile pour sa vie. « Ce n’est pas parce que

nous jugeons que quelque chose est un bien que nous la désirons, mais au contraire, c’est ce que nous désirons que nous nommons un bien »105. Il va soi que, pour le philosophe, tous les hommes, du moins ceux qui sont réfléchis, distinguent bien ce qu’est utile et nécessaire à leur conservation sans porter préjudice aux autres, car ce qui est utile pour soi est néces-sairement utile à tous. De là, s’établit une corrélation entre le Désir, la béatitude et la vertu, que résume sa déclaration : « Nul ne peut désirer être bienheureux, bien agir et bien vivre

sans désirer en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte »106. Cette conviction

100 Ibid., p. 357.

101 FOLSCHEID D., Les grandes philosophies, op. cit., p. 53. 102 SPINOZA B. de, Éthique, op. cit., p. 301.

103 Ibid., p. 307. 104 Ibid., p. 387. 105 Ibid., p. 279. 106 Ibid., p. 391.

découle de la connaissance de Dieu comme finalité de la Vie, souverain bien et sou-veraine vertu de l’Esprit107.

En prônant l’unité de la nature et de la connaissance, Spinoza nous dévoile non seulement cette souveraineté divine, mais aussi l’essence commune à tous les hommes, et donc la sympathie naturelle qui doit les lier. L’homme devient ainsi l’ani-mal social appelé à vivre dans la solidarité et la concorde avec ses pairs. D’où sa con-clusion : « Nous sommes une partie de la nature qui ne peut se concevoir adéquatement par soi sans

les autres individus »108. De ce fait, sa réflexion morale revêt une double dimension : d’abord humanitaire parce que contribuant à la concorde et au bien-être de l’huma-nité, puis universelle, en cherchant à transformer l’humanité entière ou, pour em-ployer sa terminologie, à faire de tout homme un « Dieu pour l’homme »109. Il devient évident que, tant que le Désir de l’homme reste éclairé par la raison, toutes ses actions répondent à cette finalité universelle. D’où viennent alors les discordes entre les hommes ?

L’auteur de l’Ethique reste convaincu que les désaccords surviennent dans l’hu-manité quand l’esprit, distrait par les passions, s’éloigne de la connaissance intuitive de Dieu menant à la béatitude. À son avis, si l’homme n’est influencé que par les affections extérieures, c’est alors qu’il se détourne de lui-même, de la nature et de sa perfection. Pour illustrer son propos, Spinoza donne l’exemple de l’amour sexuel ou, comme il l’appelle, l’appétit de s’accoupler aux corps pour engendrer. Pour lui, si cet amour sexuel naît de l’apparence, il finira par se changer en haine, parce que fondé sur l’illusion et nourri de flatteries, ce qui renforce l’orgueil. Mais s’il naît de la liberté de l’âme, il devient un « Désir de procréer des enfants et de les éduquer sagement »110 ce qui participe à la conservation de l’être.

Le philosophe va plus loin dans son analyse de la source de discorde entre les hommes, en comparant l’état naturel et l’état civil. À l’état naturel, soutient-il, l’homme dispose d’un droit souverain et c’est par ce droit souverain que chacun juge de ce qui est bien, c’est-à-dire ce qui peut accroître sa puissance et celle de l’humanité. Parce que seule la nécessité s’impose dans la nature, par conséquent il n’y a ni injustice, ni péché. Ce n’est qu’avec l’institution de la Cité que l’on peut parler de péché et d’injustice car, remarque-t-il, c’est là « qu’il est décidé d’un commun accord de ce qui est bien

et de ce qui est mal, et où chacun est tenu d’obéir à la Cité »111. Autrement dit, c’est dans la société civile où l’homme est soumis aux causes extérieures, que se modifient ses dé-sirs. Les lois civiles l’exposent au mérite ou au blâme, suivant son obéissance ou sa désobéissance à ces lois, ce qui engendre la peur et la déviation qui l’éloigne de sa nature. Or, tout dans la nature concourt à la béatitude de l’homme qui connaît la réalité telle que conçue par Dieu. Et le mal n’est qu’une apparence pour celui qui voit

107 Cf. Ibid., p. 397. 108 Ibid., p. 477. 109 Ibid., p. 411. 110 Ibid., p. 487. 111 Ibid., p. 419.

l’univers hors de Dieu. Spinoza pense même que l’idée du mal est plutôt destinée à maintenir l’homme dans la peur et le faux zèle. Aussi se veut-il son libérateur de l’igno-rance et lui redonner confiance à soi pour vivre pleinement.

En conclusion, la métaphysique spinoziste offre une unité de pensée qui englobe une théorie de la connaissance, une théorie de l’amour et une éthique. Par ailleurs, ce qui nous importe le plus c’est la conciliation entre la pensée et le sentiment. Si, comme il le confesse, Bergson peine à se départir de l’Éthique, ouvrage dans lequel Spinoza réunifie la pensée et le sentiment, c’est justement à cause de cette conciliation que nous retrouverons au cœur de sa métaphysique de l’amour. Certes le philosophe fran-çais rejette ouvertement la conception de la durée spinoziste qu’il qualifie de temps irréel, cependant il passe sous silence sa théorie de l’amour. Est-ce là une manière pour lui d’approuver la métaphysique spinoziste du sentiment ?

Ce qui est sûr c’est que Bergson trouve toute sa place, aux côtés de Spinoza, parmi les philosophes du sentiment. Vu le nombre considérable de ces philosophes, le temps de les parcourir tous nous fait défaut, aussi un choix s’impose à nous. En partant de l’intérêt de notre auteur, une figure nous semble incontournable : celle de Jean Jacques Rousseau.

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