• Aucun résultat trouvé

2.1. L ES SOURCES DE LA THEORIE BERGSONIENNE

2.1.1. Dialectique de l’amour et morale chez Platon

2.1.1.2. L’Éros comme principe moral

Dans la pensée platonicienne, l’amour, le bien et le bonheur sont indissociables. Parce que le bien suprême que désire tout homme correspond à son propre bonheur, Platon fait de ce bonheur la finalité de toute vie. Ne met-il pas dans la bouche de Socrate cette affirmation : « L’objet de l’amour c’est, en somme, d’avoir à soi ce qui est bon,

toujours »14 ? Ce bonheur platonicien coïncide avec la contemplation de la vérité qui permet d’enfanter la vertu. Aussi comprenons-nous pourquoi Socrate associe le mal et la méchanceté à l’ignorance car, celui qui ne possède pas l’amour des réalités intel-ligibles orientant vers la quête du vrai, est involontairement porté vers les illusions et les actes immoraux. Ainsi l’Éros devient un principe moral pour l’humanité.

Le passage de la métaphysique à l’éthique chez Platon se donne à voir avec plus de clarté, si nous considérons la place de l’éducation dans les deux dialogues sur l’amour. La question de la morale et celle de l’éducation des jeunes garçons s’y retrou-vent en toile de fond. Héritage socratique, préoccupation commune du maître et du disciple ou les deux à la fois ; de toute évidence, la théorie platonicienne de l’amour répond à un problème moral. Si Platon, à la suite de son maître Socrate, s’en prend implicitement aux sophistes c’est parce qu’il les tient pour responsables des maux dont souffre la cité grecque, notamment de l’injustice qui a coûté la vie à Socrate. Il voit en eux de mauvais amoureux qui corrompent les athéniens avec leur rhétorique en les détournant de la quête du Bien. Ce souci moral se dévoile toutes les fois où, dans le

Banquet et le Phèdre, l’auteur oppose l’amoureux digne d’éloge et l’amoureux blâmable,

l’amant véritable et l’amant imposteur ou opportuniste, le bon et le mauvais parte-naire. Ces deux amoureux sont le philosophe et le sophiste, l’amant véritable étant le philosophe et l’amant opportuniste, le sophiste. Ce dernier accusé de nourrir des illu-sions et promouvoir des ambitions démagogiques aurait largement contribué à la dé-stabilisation de la Cité. Vu le danger qu’il représente, il s’avère nécessaire de le démas-quer, car la cité a davantage besoin de l’éros qui procure le bonheur, et donc de l’amour socratique menant au Bien. D’où l’urgence de l’éducation qui apparaît comme le prin-cipal enjeu de ses discours sur l’amour.

Le dualisme platonicien de l’amour permet de choisir l’amour dont il faut aimer les jeunes garçons pour réussir leur éducation : entre l’amour matériel qui corrompt la jeunesse et l’amour supérieur qui participe à la morale. Cette dernière forme d’amour représente le principe de vie et d’action, « la source des biens les plus grands »15, correspondant aux qualités qu’Agathon énumère16 : délicatesse, justice, modération, courage, bonheur, créativité, sagesse. Toutes ces qualités, l’amour les inspire autant aux hommes qu’aux dieux qui s’ouvrent à lui.

Cette fonction morale accordée à l’amour nous fait dire que Platon propose une authentique métaphysique de l’amour, car il l’élève au rang de principe universel ins-pirant la bonne conduite de l’amant et de l’aimé, ce qui favorise le discernement entre l’amant et le courtisan. Si l’homme aspire aux réalités supérieures dans sa quête, il demeure raisonnable et modéré. Par contre, s’il aspire au plaisir charnel ou matériel, il se livre à ses désirs avec démesure. Or, la démesure ne convient ni au sage ni au philosophe parce qu’elle n’engendre que la honte et le blâme.

Dans son discours, Aristophane revient sur la proximité et la force morale d’Éros que lui valent sa grandeur : « Parmi les dieux en effet, nul n’est mieux disposé à l’égard des

humains : il vient à leur secours, il est leur médecin, les guérissant de maux dont la guérison constitue le bonheur le plus grand pour le genre humain »17. Contrairement aux divinités qui châtient l’homme depuis sa création, raison pour laquelle elle souffre de plusieurs maux, l’amour cherche à le combler de bonheur ou de plaisir, même s’il lui faut beaucoup de temps. Platon décrit l’orgueil comme la plus grande faute capitale qui a poussé l’humanité à défier les dieux, attitude qui lui a coûté le châtiment divin : la coupure des androgynes, les êtres humains primitifs qui disparurent. Ils furent remplacés par une espèce nouvelle portant les séquelles de leur orgueil sans parvenir à s’en défaire, ce qui l’affaiblit. C’est pour cette raison, souligne Platon, que les hommes et les femmes ne peuvent se passer du désir de s’unir avec l’autre moitié perdue. Ce désir devient pour eux un obstacle car, tant qu’ils ne la satisfont pas, ils ne pourront s’oc-cuper d’autre chose.

Ainsi le désir de jouissance devient un autre mal auquel l’humanité doit faire face. Somme toute, l’impudence, le manque de respect et d’amitié entre les hommes sont les conséquences de l’orgueil humain qui les a mis en conflit avec la divinité et dont

15 Le Banquet 178 c dans Ibid., p. 111. 16 Le Banquet 195e ss dans Ibid., p. 128 ss. 17 Le Banquet 189d dans Ibid., p. 121‑ 122.

l’humanité souffre encore. À cette liste de maux, il faut ajouter ceux mentionnés par les intervenants des dialogues platoniciens : injustice, agressivité, malveillance, avidité de biens, méchanceté, etc. Tous ces maux, contraires à la bonté qu’inspire Éros, sont nourris par des préjugés et des illusions, en un mot par l’ignorance des hommes qui est à l’origine de leur manque d’amour. D’ailleurs Agathon définit l’amour comme étant « ce dieu qui nous vide de la croyance que nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, tandis

que c’est lui qui nous remplit du sentiment d’appartenir à la même famille ».18

Conscient du rôle éminent de l’amour, Aristophane préconise comme solution de revenir à l’Éros pour se laisser inspirer par lui. Ainsi, ce retour à l’amour stimulera l’humanité à vivre dans l’amitié, la solidarité, le respect et la piété. C’est ce que donne à entendre sa conclusion : « Notre espèce peut connaître le bonheur, si nous menons l’amour à

son terme »19. Cette invitation à revenir à l’amour véritable sera relayée par plusieurs philosophes dont Plotin et Bergson.

En définitive, l’amour platonicien se présente d’une part comme une réalité mé-taphysique qui introduit l’âme dans la sphère divine, une réalité humaine et divine ; d’autre part, comme un moyen de communion avec autrui qu’il soit homme ou divi-nité. De ce fait, il établit la communication entre les dieux et les hommes, puisqu’il a l’avantage d’appartenir aux deux sphères, céleste et terrestre. Il devient par là même une passion qui unit les dieux et les humains, les mortels et les immortels, idée que confirme Eryximaque quand il décrit l’astrologie comme la science chargée de veiller et de soigner cet Éros qui unit la divinité et les hommes.

« La divination, écrit-il, a pour métier d’établir un lien d’amour entre les dieux et les hommes,

parce qu’elle sait quels sont chez les hommes tous les rapports amoureux qui tendent à assurer l’ob-servation des lois divines, c’est-à-dire la piété ».20

Ces propos introduisant le discours de Socrate sur l’amour révélé par la prêtresse Diotime pratiquant de la divination, semblent lui donner plus de poids. En se cachant derrière le personnage de Diotime pour exposer sa métaphysique de l’amour, Platon donne l’impression d’être l’interprète d’une théorie dont il est bien l’auteur. C’est le lieu de remarquer que les personnages mythiques, qui foisonnent dans les dialogues platoniciens sur l’amour, rendent parfois la compréhension de sa théorie de l’amour difficile. Pourtant sa métaphysique de l’amour reste cohérente, le mythe ne servant que de socle pour la porter. Nous dirons même qu’elle est la première métaphysique de l’amour, celle que Socrate cherchait déjà à mettre en application dans sa propre vie et dans l’éducation des jeunes. L’expérience socratique fait de lui un philosophe ver-tueux et sage aux yeux de Bergson. À ce titre Socrate était le mieux disposé pour élaborer la vraie théorie morale, mais il a échoué parce qu’il s’est enfermé dans l’intel-lectualisme pur. Cet intell’intel-lectualisme, héritage du platonisme, sera-t-il corrigé dans la métaphysique de l’amour de Plotin qui se veut pragmatique ?

18 Le Banquet 197c dans Ibid., p. 130. 19 Le Banquet 193c dans Ibid., p. 162. 20 Le Banquet 188 d Ibid., p. 120‑ 121.

Documents relatifs