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Examen de quelques modèles théoriques

3. La théorie de l'évocation de Marc Dominicy

3.1 La théorie du symbolisme de Sperber

Le champ épistémologique dans lequel la théorie du symbolisme de Sperber a été conçue est celui de la critique du structuralisme en anthropologie. La grande majorité des données qui ont conduit à son élaboration ressortissent à l'étude de mythes parfois articulés sous forme de rituels non langagiers. L'argument principal de Sperber consiste à faire l'hypothèse, dans certaines circonstances, d'un traitement particulier de l'information, qu'il qualifie de « symbolique ». Le traitement symbolique ne relève pas exclusivement de la poésie, ni du langage, mais plus largement du domaine des « représentations conceptuelles » (Sperber 1974 : 124), qui, comme nous le verrons, peuvent être liés au langage comme aux percepts. Sperber part du constat qu'il n'existe pas, dans le domaine conceptuel des odeurs, de champ clairement structuré qui permettrait d'identifier et de discriminer les différentes odeurs, ce qui expliquerait qu'aucun terme spécifique ne soit disponible pour les qualifier en propre. Au contraire, l'on a recours à des termes empruntés à des champs issus d'une autre modalité perceptive. On qualifiera en effet une odeur par « ce dont elle est la cause (odeur âcre) ou l’effet, au moins potentiel (odeur de brûlé) » (Dominicy 2007 : 8). L'idée poursuivie par Sperber consiste à dire que lorsqu'un stimulus associé à une odeur est analysé par le cerveau, le traitement standard échoue, et se trouve relayé par un dispositif alternatif qualifié de symbolique.

Afin d'étayer son approche, Sperber s'appuie sur un modèle cognitif du traitement de l'information et des représentations mentales basé sur une

organisation fonctionnelle tripartite. Ce type d'architecture cognitive envisage l'organisation mémorielle et attentionnelle de l'appareil cognitif humain à partir des trois composantes fonctionnelles que sont l'attention focale, ou focus, la mémoire à court terme, ou mémoire de travail, et enfin la mémoire à long terme, ou mémoire passive13 :

A un moment donné, les informations mémorisées par un individu sont réparties en deux groupes : les unes sont mobilisées par son activité intellectuelle et constituent la mémoire active ; les autres, beaucoup plus nombreuses, n'interviennent pas dans cette activité et constituent la mémoire passive. Les informations de la mémoire active, si elles restent inutilisées, retournent à la mémoire passive ou bien disparaissent au bout de quelques heures. Les informations stockées dans la mémoire passive peuvent au contraire y demeurer indéfiniment. (Sperber 1974 : 132)

Sperber décrit ensuite le traitement standard d'une information nouvelle :

Une information nouvelle est présentée. Par exemple, j'entends nommer quelqu'un que je connais. Les informations stockées dans la mémoire passive et qui concernent directement cette personne, bref, le contenu de l'entrée encyclopédique que j'ai constituée sur elle, passent en partie, de la mémoire passive à la mémoire active. Une information nouvelle mobilise ainsi le savoir encyclopédique directement lié aux concepts qui la décrivent.

Le travail intellectuel consiste donc à faire le lien entre la représentation de l'information nouvelle et la mémoire active, bref à rendre tout d'abord l'information nouvelle assimilable à la mémoire active, pour le cas échéant, la stocker dans la mémoire passive.

Une représentation conceptuelle prend donc une forme que l'on pourrait dire conique : au sommet les propositions qui décrivent l'information nouvelle et qui focalisent l'attention. A la base, la mémoire active. Entre les deux, des propositions auxiliaires qui peuvent être déduites de la conjonction des propositions focales et des propositions mémorisées. Ces propositions auxiliaires font le lien entre la mémoire active et l'information nouvelle et permettent d'intégrer celle-ci à celle-là. (Sperber 1974 : 132)

13 L'hypothèse d'une organisation tripartite est toujours défendue actuellement (Oberauer 2001, 2002), même s'il existe un débat avec les tenants d'une architecture bipartite, fondée sur le focus attentionnel et la mémoire passive uniquement (McElree 2001, 2006).

Selon Sperber, lorsque le traitement échoue à intégrer une information nouvelle aux représentations stockées en mémoire active, un traitement de type symbolique prend le relais :

Il peut arriver cependant que le travail du dispositif conceptuel échoue à rendre ainsi pertinente l'information nouvelle. Par exemple – et c'est ce qui se passe dans le cas des odeurs – l'information nouvelle peut n'avoir été qu'insuffisamment analysée si bien que la mémoire active n'a pas été complétée par la mobilisation d'entrées encyclopédiques supplémentaires. Ou bien (…) les propositions auxiliaires qui établiraient la pertinence de l'information nouvelle ne peuvent pas être déduites de celles que contient la mémoire active, voire entrent en contradiction avec elles. Dans tous les cas une des conditions nécessaires à ce que la représentation nouvelle soit intégrée à la mémoire n'a pas été satisfaite et le travail du dispositif conceptuel a avorté. Reste donc une représentation conceptuelle inassimilable, qui est mise entre guillemets14 pour faire l'objet d'une seconde représentation, symbolique cette fois. (Sperber 1974 : 132-133)

Est ensuite décrit le mécanisme conçu comme constitutif du traitement symbolique. Pour Sperber, lorsque le traitement standard d''une information n'aboutit pas, le « défaut » d'analyse passe au centre de l'attention15. Le nouveau traitement, « symbolique », va alors consister à rechercher dans la mémoire passive des entrées permettant de réévaluer le défaut d'analyse du premier traitement de l'information nouvelle :

Ceci posé, je précise mes hypothèses sur la focalisation et sur l'évocation. Premièrement, le foyer de l'attention passe des propositions focales, du « sommet du cône » à la condition insatisfaite. Ainsi dans le cas des odeurs, l'attention passe du stimulus olfactif au fait qu'ayant cru le reconnaître, le souvenir manque qui aurait permis de l'identifier. Deuxièmement, cette condition insatisfaite devient elle-même le sommet d'un cône dont la base, cette fois-ci, est dans la mémoire passive. Cette base est un champ dont l'étendue varie et qui contient toutes les informations à partir desquelles la condition insatisfaite peut être réévaluée et le cas échéant remplie. L'évocation consiste à passer en revue et à éprouver les informations contenues dans ce champ. (Sperber 1974 : 133)

14 Sperber finira par qualifier ces représentations de croyances réflexives, par opposition aux croyances intuitives (Sperber 1996 : 97-102, 118-135 ; sur les variations terminologiques chez Sperber, voir Dominicy (1999).

Le traitement symbolique décrit par Sperber prend donc en input le résultat d'un traitement inabouti, et effectue ensuite une recherche en mémoire passive. La théorie du symbolisme esquissée par Sperber « détermine donc un second mode d'accès à la mémoire : une évocation, adaptée là où la convocation échoue » (Sperber 1974 : 134). Sperber paraît donc suggérer que l'évocation consiste pour la conscience à accéder directement à une représentation en mémoire passive, sans passer par la mémoire active. Si l'on reprend l'exemple des odeurs, lorsqu'un stimulus associé à une odeur de brûlé est perçu par le sujet, ce dernier étant dans l'incapacité de l'analyser en transférant des représentations disponibles de la mémoire passive vers la mémoire active, va parcourir plus ou moins aléatoirement la mémoire passive à la recherche de représentations associables. Des situations où il aurait déjà perçu pareille odeur pourront donc servir au traitement de l'input. Incapable de convoquer un concept spécifique de l'odeur en question, le sujet va donc devoir se remémorer une expérience où ce type de stimulus a déjà été perçu.