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La théorie de l’attention esthétique de Schaeffer

Effets poétiques et effets perlocutoires

1. La théorie de l’attention esthétique de Schaeffer

Dans L’expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer (2015) développe une approche multimodale, en ce sens qu’il se propose d’expliquer les spécificités de l’attention esthétique dans les arts en général : la peinture, la poésie, la musique y sont ainsi discutées. Le second chapitre, qui propose une réflexion sur « l’attention esthétique » nous intéressera particulièrement. Le propos y relève clairement de la psychologie cognitive, en ce sens qu’y sont discutés les mécanismes attentionnels spécifiques qui présideraient à l’expérience esthétique.

Le modèle sur lequel s’appuie Schaeffer repose sur une conception séquentielle, et en grande partie modulaire, du traitement de l’information, selon laquelle les stimuli sont traités par des dispositifs cognitifs organisés en série, du bas niveau vers les niveaux de représentation les plus élaborés (ibid. : 77, 92). Tout en bas de la chaîne se trouvent donc les inputs sensoriels, tandis qu’à l’autre extrémité se trouvent les représentations conceptuelles. Le résultat de la chaîne de traitement de l’information est transmis au système cognitif central. Cette orientation du traitement de l’information des signaux de bas niveau vers les niveaux les plus abstraits est généralement qualifiée de traitement ascendant :

La stratégie par défaut du traitement de l’information est le traitement ascendant (bottom up). C’est une stratégie pour la plus grande part automatisée et préattentionnelle. C’est elle par exemple que nous adoptons face à une tâche d’exploration visuelle familière. Dans le traitement ascendant, l’attention est activée de manière exogène et non volontaire : son activation est sous la dépendance du stimulus et est directement liée au caractère prégnant de ce dernier. L’information n’accède d’ailleurs pas toujours à l’attention, ou du moins pas toujours à l’attention explicite (overt attention) : parfois elle accède uniquement au niveau de l’attention implicite (covert attention). (Schaeffer 2015 : 326)

Pour transposer le propos au plan langagier, on peut imaginer l’exemple d’un usager des transports parisiens recevant de la part d’un agent l’information suivante : « Il y a un problème sur la ligne C aujourd’hui, le trafic est très perturbé en direction de Pontoise ». Afin d’interpréter le message, le cerveau de l’usager va donc effectuer une série de traitements successifs : reconnaissance des phonèmes de la langue, reconnaissance des structures syntaxiques et des éléments sémantiques, application des règles pragmatiques et inférentielles éventuelles, et enfin formation de la croyance dans le fait que le trafic est très perturbé sur l’ensemble de la ligne C du RER en direction de Pontoise. Le fait d’entretenir cette croyance pourra avoir des conséquences sur le comportement du voyageur, comme téléphoner à son employeur, et/ou emprunter un autre itinéraire. Pour parvenir à cette croyance, le voyageur aura donc, selon la conception ascendante du traitement de l’information, effectué une suite d’opérations disposées en série, et allant du plan sonore au plan conceptuel. Il est plausible de penser que, dans les minutes ou les heures qui suivent, l’usager des transports conservera le format conceptuel de l’information sans forcément garder de trace précise de sa forme linguistique (phonologique, grammaticale, voire lexicale). Contrairement à la syllabation, on sait que le niveau phonétique échappe généralement à la conscience de l’auditeur (Morais 1994). Mais il est également plausible de penser que même les niveaux plus abstraits – syllabique, grammatical, voire lexical – échapperont en partie à l’attention de cet auditeur. Au contraire, nous dit Schaeffer :

(...) lorsque nous nous engageons dans une expérience esthétique, nous infléchissons notre attention selon des voies tout à fait singulières. C’est la conjonction constante de certains types d’infléchissement et le fait qu’ils convergent et donc se renforcent l’un l’autre qui justifient qu’on parle d’un mode d’expérience particulière. (Schaeffer 2015 : 52)

En quoi cet infléchissement de l’expérience esthétique consiste-t-il ? S’éloignant de Goodman (1976 : 295-298), lequel définit le régime esthétique en termes d’indices repérés au sein de systèmes sémiotiques, Schaeffer propose de

lier les symptômes de l'esthétique à des stratégies de réception (Schaeffer 2015 : 53). Reprenant une expérience de psychologie cognitive basée sur l’utilisation de jeux vidéo qu’il est inutile de détailler ici, Schaeffer arrive à la conclusion que l’attention esthétique « privilégie les focalisations multiples et le traitement parallèle, alors que l’attention standard privilégie plutôt la monofocalisation et le traitement sériel » (ibid. : 76). La modification du caractère sériel du traitement de l’information est alors décrite en ces termes :

(...) un deuxième trait notable de l’infléchissement de l’attention lorsqu’elle passe en mode esthétique réside dans le fait que l’accent est moins mis sur le traitement sériel que sur le traitement parallèle. C’est ce déplacement de la stratification attentionnelle vers une importance accrue accordée aux traitements parallèles de l’information qui explique pourquoi l’attention en régime esthétique accorde moins d’importance aux dynamiques de schématisation (et donc de généralisation cognitive) qu’aux dynamiques horizontales d’enrichissement par élargissement contextualisant. (ibid. : 70)

Schaeffer s’appuie notamment sur l’exemple du film Playtime de Jacques Tati, dans lequel « l’attention du spectateur est très fortement mobilisée quant à sa capacité de traiter simultanément – dans un même cadre – des cibles visuelles différentes. Les plans de Playtime sont très souvent le lieu de plusieurs événements se déroulant simultanément à des endroits différents de l’écran. » (ibid. : 68) Ces remarques entrent en écho avec les analyses du chapitre 2, selon lesquelles les conflits d’incidence favoriseraient la multiplication de parcours interprétatifs concurrents au processus interprétatif principal. Ce résultat est donc compatible avec l’hypothèse que la présence de processus parallèles dans le traitement de l’information constitue une propriété du traitement de l’information en régime esthétique.

Afin de préciser le rôle que jouent la présence massive de processus parallèles en régimes esthétiques, Schaeffer a recours à la notion de polyphonie. Empruntée à Ingarden (1983 [1931]), la notion doit être distinguée de celle de polyphonie linguistique, laquelle sert à décrire les paramétrages des différentes instances énonciatives et des points de vue exprimés. Au contraire, le terme renvoie ici à la notion d’attention, et désigne les interactions de plusieurs

processus attentionnels portant sur des couches différentes de la stratification langagière. Ingarden distingue en effet quatre niveaux langagiers différents : le niveau des « formations sonores » linguistiques, celui des « unités de signification », le niveau des « objectités représentées », que l’on peut assimiler au niveau référentiel, et enfin celui des « vues schématisées », qui permet les représentations mentales. Chez Ingarden (ibid.) et Schaeffer (2010 ; 2015 : 92) le terme de polyphonie va donc désigner certains effets attentionnels inédits, produits à un niveau donné de la stratification langagière, mais surtout les interactions qui s’établissent entre des traitements attentionnels relevant chacun de strates langagières différentes :

Certes, chacune des strates – chacun des niveaux de traitement cognitif attentionnel – a son propre matériau et son propre rôle, et chacune possède donc aussi ses potentialités esthétiques propres. Mais les potentialités les plus fortes sont celles de leurs interactions, donc de la polyphonie. (Schaeffer 2015 : 99)

Afin d’illustrer son propos, Schaeffer évoque le travail de Tsur (1996) à propos de la rime :

Reuven Tsur, dans son travail consacré aux rimes, mais dont les conclusions intéressent plus généralement la compréhension de l’attention esthétique comme telle, montre que pour comprendre les potentialités esthétiques de la rime, il faut partir de la distinction entre le mode de traitement linguistique et le mode de traitement non linguistique des stimuli sonores. En imposant une récurrence régulière à certains agglomérats (clusters) sonores sans jouer sur la récurrence de la même unité phonético-lexicale (du même mot), la rime devient ainsi le lieu d’une dissociation (suivie d’une éventuelle réassociation) ente le mode de traitement linguistique et le mode de traitement non linguistique. Lorsqu’une incarnation sonore est perçue comme phonème (ou chaîne phonétique), l’expérience sonore n’est pas similaire à l’information auditive : l’information que traite le sujet est la catégorie phonétique abstraite véhiculée par le matériau sonore qui est l’objet de son expérience (auditive). L’information proprement sonore qui est le véhicule concret de cette information abstraite ne se manifeste alors que sous la réverbération préattentionnelle. En revanche, lorsque nous adoptons le style cognitif propre à l’attention esthétique, ce qui est le cas en général lorsque nous rencontrons un texte dont la réalité sonore est mise en avant (foregrounded) par des techniques comme la rime et le mètre, notre attention se focalise sur cette réverbération ou,

pour être plus précis, l’exploite attentionnellement. (Schaeffer 2015 : 106-107)

L’exploitation attentionnelle de la réalité sonore du message linguistique décrite dans ce passage relève bien de la polyphonie au sens de Schaeffer et Ingarden, dans la mesure où elle engendre des interactions entre plusieurs couches de la stratification langagière :

La rime apparaît ainsi comme le matériau idéal pour une attention polyphonique, puisque pour en exploiter les potentialités esthétiques il faut prêter attention à la fois à la figure métrique globale sous-jacente (le schéma des rimes), à la substance sonore (la rime valant aussi pour ses propriétés vocaliques pures), à la syntaxe (la rime est souvent un marqueur soit de pause phrastique, soit de clôture phrastique) et à la sémantique (à travers l’équivalence sonore, la rime ouvre l’espace d’une relation possible entre la signification des éléments linguistiques qui la portent). (Schaeffer 2015 : 106-107)

Pour résumer, en régime esthétique, le traitement sériel de l’information, qui constitue l’architecture standard du traitement de l’information, se double de traitements parallèles. Ces processus, qui peuvent relever de n’importe quel niveau de la stratification langagière, interagissent ensuite avec les contenus du traitement sériel : on peut en ce sens parler d’architecture distribuée et d’attention polyphonique.

Tentons à présent de reprendre les résultats de nos précédentes analyses de corpus à l’aune de ces notions.

2. Retour sur les observations de corpus de la première