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Au terme de cette partie, en quoi avons-nous avancé dans notre enquête sur les effets poétiques ? Dans le premier chapitre, nous avons examiné quatre types d’approches des faits poétiques : la poétique de Jakobson et sa continuation par Nicolas Ruwet, l’approche énonciative de Michèle Monte, la théorie de l’évocation de Marc Dominicy, et la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson. En dotant la théorie du langage d'une fonction poétique propre, dont l'activation suffirait à expliquer les phénomènes de poéticité, Jakobson inaugure l’approche linguistique en poétique. Ses conceptions s’avéreront cependant trop générales. Les réflexions sur les parallélismes développées par Ruwet puis Dominicy prônent une discontinuité entre discours poétique et discours non poétique, et postulent un accès différent au sens. L'hypothèse d'une organisation poétique hétérogène au niveau sémantico-référentiel, proposée par Ruwet, ouvre la voie à une conception dualiste de la poéticité. Avec Dominicy, les notions d’organisation linguistique et poétique, fondées sur une analyse fine des parallélismes poétiques, viennent préciser l’appareil notionnel des approches dualistes. La théorie de l'évocation de Dominicy, en définissant le traitement symbolique comme un accès différent à la mémoire épisodique ou encyclopédique, confère à la poétique une assise cognitive. Elle fournit en outre un certain nombre de notions opératoires pour approcher la spécificité du sens poétique. Parallèlement à ces théories, l'approche énonciative menée par Monte nous a permis de repérer des phénomènes susceptibles de conférer au texte un fort potentiel poétique, sans corrélation nécessaire avec une organisation poétique. En particulier, elle offre un éclairage original sur l'existence de parcours interprétatifs concomitants. Enfin, les analyses que nous avons proposées de la théorie de la pertinence ont permis de montrer que son cadre conceptuel rend très peu plausible l’hypothèse d’implicitations faibles comme phénomènes liés à la poéticité.

A l’issue de ce tour d’horizon de quelques théories poétiques, nous avons progressé dans notre enquête. La notion d’effets poétiques définie en introduction demeure l’axe central de notre recherche. Au niveau de son mécanisme général, l’hypothèse de constituants inanalysés proposée par Dominicy offre l’avantage de décrire de manière unifiée l’ensemble des phénomènes liés à la poéticité. Au contraire, la notion d’organisation poétique propre aux théorie post-jakobsonniennes nous paraît peu opératoire, en ce qu’elle implique un dualisme des phénomènes poétiques eux-mêmes. Enfin, parmi les phénomènes liés à la production d’effets poétiques, l’on peut retenir certains faits de langue corrélés à l’existence de conflits interprétatifs, comme les phénomènes d’ambiguïté verbo-aspectuelle.

Le second chapitre nous a d’abord permis de souligner la représentativité des phénomènes de conflit d’incidence et de portée indistincte dans le texte de Roubaud. Dans la totalité des exemples étudiés, nous avons souligné l’importance et le rôle de la segmentation. Selon nous, l’insertion d’une segmentation entre les constituants apport et support a pour effet d’affaiblir les relations de concaténation entre les constituants. Cet affaiblissement est selon nous compensé par un basculement de l’interprétation vers un guidage macrosyntaxique. La macrosyntaxe étant régie par des contraintes non obligatoires, plusieurs interprétations deviennent alors possibles. In fine, les conflits d’incidence ont donc pour conséquence de multiplier les parcours interprétatifs plausibles. Nous avons proposé l’hypothèse que la multiplication des parcours interprétatifs créait des effets de sens résiduels venant s’ajouter à la solution interprétative choisie par l’interprétant, Ces effets de sens, qui selon nous ont un potentiel de poéticité élevé, constituent un processus parallèle au processus interprétatif principal.

L’objectif du troisième chapitre était de proposer une description des phénomènes sémantiques de catégorisation à l’origine de possibles effets poétiques dans ce poème d’Henri Michaux. Nous nous sommes focalisés sur l’hypothèse d’un concept ad hoc de la « révolte », résultant de la construction « dans » + GN + « sera sa mémoire ». Nous avons identifié une triple isotopie dans ce texte. Afin de faire converger ces trois axes thématiques avec le titre du poème, nous avons d’abord fait l’hypothèse d’un concept ad hoc de la révolte et

conclu en faveur d’une lecture métonymique des énoncés. Cette hypothèse s’appuie également sur une connaissance des postures d’auteur adoptées dans l’œuvre de Michaux. Outre les parcours interprétatifs permettant de fonder la relation fonctionnelle exemplification / notion abstraite, l’analyse de la préposition « dans » nous a permis d’envisager une lecture métaphorique de ces énoncés. L’approche microsémantique développée par Rastier nous a alors aidés à mettre en évidence l’existence de phénomènes de collisions de sèmes incompatibles entre eux. Ce type de phénomènes est propre à déclencher des conflits sémantiques, au sens de Prandi (2002), et constitue vraisemblablement des déclencheurs plausibles d’effets poétiques.

Les analyses qui précèdent ont donc permis de dégager deux types de mécanismes complémentaires. Dans le premier cas, le conflit est dû à une bifurcation interprétative, laquelle est génératrice de parcours parallèles et concomitants. Dans le second cas, le conflit consiste en une collision, au sein d’un même sémème, de traits incompatibles entre eux (sachant qu’il peut y avoir plusieurs conflits simultanés au sein du même contenu). Ces deux mécanismes constituent d’excellents candidats au rôle de déclencheurs d’effets poétiques. Le problème qui se pose à présent porte sur le statut linguistique de l’information responsable d’effets poétiques. Afin de répondre à cette question, il nous faut réussir à intégrer ces mécanismes au sein d’un modèle linguistique qui en expliquerait le fonctionnement.

PARTIE II : UN MODÈLE POUR L’EFFET