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L'illocutoire assertif et l’intention perlocutoire

Effets poétiques et effets perlocutoires

3. La théorie des actes de langage de Kissine

3.2 L'illocutoire assertif et l’intention perlocutoire

L’on pourrait supposer que le but d’un acte assertif, dans lequel la proposition p est affirmée, serait équivalent à produire l’effet consistant à amener l’interlocuteur à adopter la croyance que p. Cette hypothèse, très intuitive, peut être illustrée au moyen de l’exemple précédent. Pour un locuteur arrivant de l’extérieur un jour de pluie, l’énonciation de la phrase « il pleut » semble en effet viser la production de l’effet perlocutoire qui consiste à faire adopter à l’interlocuteur la croyance dans le fait qu’il pleut. Mais, comme le remarque Kissine, cette conception de l’illocutoire assertif en termes d’adoption de croyances se heurte à un certain nombre de contre-exemples. Il donne ainsi celui d’un individu 1 défendant un principe néo-darwinien face à un individu 2, partisan du créationnisme religieux (Kissine 2013 : 87-88). Imaginons par exemple que l’individu 1 soutienne l’idée que, chez l'humain, la faculté de raisonner résulte du développement de la fonction argumentative, laquelle vise à optimiser le calibrage de la réciprocité dans la communication (Mercier & Sperber 2011). Dans pareille situation, l’on ne pourrait nier le fait que l’individu 1 a en effet réalisé une (ou plusieurs) assertion(s). Mais, en toute connaissance de cause, il serait peu plausible d’affirmer qu’en produisant son assertion, l’individu 1 a cherché à faire adopter à l’individu 2 la croyance dans le fait que la pensée spéculative dont dispose l'humain aujourd'hui est le produit d'un processus évolutionniste. De même, citant Stalnaker (1999 : 87), Kissine donne l’exemple du Congrès américain proposant une loi sachant pertinemment qu’elle se verra opposer un veto. Pour résoudre le problème, Stalnaker propose de considérer que le but ultime du Congrès résiderait dans les effets secondaires de la proposition de loi plutôt que dans son adoption. Autrement dit, le locuteur a bien eu l’intention d’asserter la proposition p, mais non de faire adopter la croyance dans le fait que

p par l’interprétant. Pour Kissine, plutôt que de rechercher un effet perlocutoire

secondaire, il est préférable de distinguer l’intention illocutoire de l’effet perlocutoire lui-même. La solution finalement adoptée par Kissine consiste à

définir l’illocutoire assertif non pas en termes d’effets perlocutoires, mais à partir de la relation de l’énoncé aux effets perlocutoires :

The solution to the problems faced by perlocutionary theories that I now want to put forward consists in shifting attention from an utterance’s effects on s [the conversational background] (and/or A’s beliefs) to the relation the utterance bears to s. The main idea is that a successful constative speech act with the content p is not an attempt to make A believe that p, or to add p to s, but a reason to believe that p, with respect to s. (Kissine 2013 : 89)2

Kissine définit donc l’acte illocutoire assertif, où la proposition p est assertée, comme le fait, par l’énonciation de p, de donner à l’interlocuteur des raisons de croire que p. L’accomplissement de l’acte illocutoire entraîne alors la réussite ou l’échec de l’acte perlocutoire, que la définition de Kissine permet de bien séparer de l’illocutoire. Le niveau perlocutoire consiste pour les actes assertifs à amener l’interlocuteur à adopter la croyance que p. Pour reprendre notre exemple d’un locuteur arrivant de l’extérieur un jour de pluie, l’énonciation de la phrase « il pleut » consistera à accomplir des actes phonétiques et phatiques, puis un acte locutoire grâce auquel est exprimée la croyance dans le fait qu'il pleut. Sa réalisation entraîne alors l'accomplissement de l'acte illocutoire, dont le principe est de donner à l’interlocuteur des raisons de croire qu’il pleut. En cas de réussite, l'effet perlocutoire consistera pour l'interlocuteur à adopter à son tour la croyance qu’il pleut.

On pourrait envisager une interprétation d'inspiration gricéenne (Grice, 1989 : 86-116) de l’illocutoire assertif. Elle consisterait à définir l’illocutoire assertif, correspondant à une proposition p, comme une tentative d’amener l’interprétant à croire que le locuteur entretient la croyance dans le fait que p. Nous l’avons vu au chapitre 1, cette approche, qui accorde une place centrale à la faculté des humains à attribuer à autrui et à soi-même des états mentaux, est communément appelée Théorie de l'Esprit en psychologie cognitive (voir par

2 La solution aux difficultés rencontrées par les théories perlocutoires que je souhaiterais présenter à présent consiste à déplacer l'analyse des effets produits par un énoncé sur s [le contexte conversationnel] (et/ou les croyances de A) vers l'examen de la relation qu'entretient l'énoncé avec s. L'idée principale consiste à dire qu'un acte de langage assertif réussi, de contenu propositionnel p, ne vise pas l'adoption par A de la croyance que p, mais constitue pour A une raison de croire que p, eu égard au contexte s. [nous traduisons]

exemple Baron-Cohen et al. : 2000). Pareille conception de la communication verbale humaine est par exemple exposée dans Dan Sperber (1994 ; 2000 : 119-128) et Sperber & Origgi (2005 : 236-253). La théorie de la pertinence est à de nombreux égards une transposition paradigmatique de ces idées. Cette solution consisterait donc à définir l’illocutoire assertif en termes d’attribution d’états mentaux, et en l’occurrence de croyances. Kissine prend des distances avec cette conception mentaliste de la communication verbale, et considère que l’illocutoire n’est pas directement lié aux capacités mentalistes des sujets. Afin d’étayer son propos, Kissine oppose des arguments expérimentaux et évolutionnistes (Kissine & Klein2014 : 139-154 ; voir aussi Recanati 2002 : 105-126), ainsi que sur l'observation des capacités langagières et mentalistes chez les individus autistes (Kissine 2007 : 315-328; Kissine 2013 : 150-172) qui l'amènent à exclure l'attribution complexe d'états mentaux de la définition de l'illlocutoire.

On peut à présent préciser le type de conditions reliant les différents niveaux décrits précédemment. S'’inspirant de Searle (2001), Kissine (2007 : 92-93, 185) distingue, pour un acte de langage, entre le fait d’être constitué par et celui d’être accompli au moyen de. Cette distinction est pertinente pour différencier les conditions de réalisation des actes illocutoires de celles des actes perlocutoires :

(...) quelle que soit la définition que l’on adopte de l’illocutoire, tous les actes illocutoires ordres, promesses, baptêmes, assertions, etc. sont constitués par la production d’objets sonores (acte phonétique) qui ont une signification et une structure syntaxique dans la langue de communication (acte phatique). A l’opposé, la notion d’acte perlocutoire fait référence aux effets produits par n’importe quel aspect de l’acte d’énonciation "sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore” (Austin, 1970, 114). (Kissine 2007 : 92)

En bref, les niveaux phonétiques/graphiques et phatiques servent de support au niveau locutoire, lequel est indispensable à la réalisation de l’acte illocutoire. Ces

quatre niveaux décrivent donc une séquence où chaque acte est constitutif du niveau suivant :

Actes phonétiques/graphique → Actes phatiques → Acte locutoire → Acte illocutoire3

Au contraire, la relation qui unit les différents actes aux effets perlocutoires est purement causale et non nécessaire. Le fait que l'effet perlocutoire puisse être causé par un acte illocutoire, sans cependant en être constitué, autorise donc en principe la production d'effets perlocutoires dénués de visée illocutoire4. Un effet perlocutoire pourra donc être causé par des actes phonétiques, phatiques, locutoire(s) ou illocutoire(s) :

Actes phonétiques/graphique > effets perlocutoires Actes phatiques > effets perlocutoires

Acte illocutoire > effets perlocutoires5

Nous verrons que cette conception du perlocutoire sera centrale dans les développements ultérieurs. Le schéma fonctionnel suivant, emprunté à Kissine (2013 : 29) représente l’enchaînement des différents niveaux de traitement de la communication verbale :

3 Le symbole « → » représente pour le terme de droite le fait d’être constitué par le terme de gauche.

4 Un peu plus bas, nous donnons des exemples d’énoncés dénués de force illocutoire, et produisant des effets perlocutoires.

Figure 4. Les différents niveaux de la communication linguistique (traduit de Kissine 2013 : 29)