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Examen de quelques modèles théoriques

4. Effets poétiques et théorie de la pertinence

4.2 La théorie de la pertinence

Dans leur livre La Pertinence, Sperber et Wilson (1989) partent du constat que les énoncés produits lors de la communication verbale sont la plupart du temps sous-déterminés par rapport à ce qui est effectivement communiqué. Ainsi, dans l’échange suivant, la réponse de Marie s’appuyant sur de l’implicite, ce qui est communiqué par elle – « Je ne veux pas de café » – diffère de ce qui est codé par la langue – « le café m’empêche de dormir » :

Pierre : Veux-tu du café ?

Marie : Le café m’empêche de dormir.

Pour expliquer ce type de phénomènes, Sperber et Wilson vont développer une approche pragmatique autour de l’hypothèse d’un dispositif inférentiel qui permet de calculer le sens de ce qui est communiqué à partir du matériel linguistique et des contextes accessibles aux protagonistes de l’échange. Pour décrire cet outil inférentiel, Sperber et Wilson vont réduire l’ensemble des règles conversationnelles à une seule maxime, le principe de pertinence, selon lequel “[t]out acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale” (Sperber et Wilson 1989 : 237). Selon les auteurs, ce principe suffirait à lui seul à expliquer la sous-détermination des énoncés, en permettant de guider le travail de désambiguïsation. Si l’on reprend l’exemple de l’échange précédent, le fait que Marie prétende que le café l’empêche de dormir est présenté comme suffisamment pertinent comme réponse à la question de Pierre. Si le contexte permet d’envisager l’idée que Marie souhaite pouvoir s’endormir sous peu, alors l’inférence la plus simple et la moins coûteuse consistera à dériver de cette réponse que Marie ne souhaite pas boire de café. En effet, en vertu des prémisses :

2) Marie ne souhaite pas être empêchée de dormir.

le locuteur pourra inférer que Marie ne souhaite pas boire de café.

Comme les maximes conversationnelles de Grice, le principe de pertinence, qui reprend les hypothèses de Grice sur la reconnaissance d’intentions, résulte de la disposition à reconnaître des intentions chez autrui. En particulier, l’hypothèse qu’un interlocuteur souhaite communiquer une information par le biais de la reconnaissance de cette intention va se trouver formalisée ici au moyen d’un dispositif composé de deux niveaux d’intentionnalité. Sperber et Wilson distinguent en effet l’intention informative, qui consiste pour un locuteur à entretenir l’intention de communiquer une information, de l’intention

communicative, qui consiste pour ce même interlocuteur à chercher à ce que son

intention de communiquer une information soit reconnue de son interlocuteur. C’est la raison pour laquelle ce dispositif à deux niveaux, qui repose sur le caractère public de l’intention informative, va être qualifié de communication

ostensive.

Sperber et Wilson définissent le concept théorique de pertinence à partir du rapport entre l’effort de traitement demandé à l’interprétant pour calculer le sens de ce qui est communiqué, et les effets contextuels obtenus à l’issue de cet effort :

Condition comparative 1 : une hypothèse est d’autant plus pertinente

dans un contexte donné que ses effets contextuels y sont plus importants.

Condition comparative 2 : une hypothèse est d’autant plus pertinente

dans un contexte donné que l’effort nécessaire pour l’y traiter est moindre.

(Sperber et Wilson 1989 : 190)

Autrement dit, plus un parcours interprétatif sera peu coûteux en termes d’efforts et riche en effet contextuels, plus il sera considéré comme pertinent. Enfin, Sperber et Wilson reformulent la notion d’hypothèse à partir de celle d’implicitation :

Une implicitation est une hypothèse faisant partie du contexte ou contextuellement impliquée, hypothèse qu'un locuteur, voulant que son énoncé soit manifestement pertinent, voulait manifestement rendre manifeste à l'auditeur. (Sperber et Wilson 1989 : 290).

Sperber et Wilson distinguent ensuite plusieurs types d'implicitations :

Nous distinguerons deux types d'implicitations : les prémisses implicitées et les conclusions implicitées. (…) Les prémisses implicitées doivent être fournies par l'auditeur, qui les retrouve dans sa propre mémoire, ou les construit en développant des schémas d'hypothèses retrouvées en mémoire. Ce qui permet de reconnaître que ces prémisses sont implicitées, c'est le fait qu'en les adoptant l'auditeur parvient à une interprétation cohérente avec le principe de pertinence, et que ce sont bien les prémisses qui le plus manifestement mènent à une telle interprétation. Les conclusions implicitées sont déduites des explicitations de l'énoncé et du contexte. Ce qui permet de reconnaître que ces conclusions sont implicitées, c'est le fait que le locuteur ne peut vouloir que son énoncé soit manifestement pertinent pour l'auditeur que s'il escompte que l'auditeur aboutira précisément à ces conclusions, ou au moins à certaines d'entre elles. Ainsi les prémisses et les conclusions implicitées sont les unes et les autres reconnaissables à ceci qu'elles font partie de la première interprétation inférable qui soit cohérente avec le principe de pertinence. (Sperber et Wilson 1989 : 290-291)

Considérons l’échange suivant, emprunté à Sperber et Wilson (1989 : 294) :

Pierre : Conduirais-tu une Mercedes ?

Marie : Jamais je ne conduirai de voiture de luxe.

La prémisse la plus forte implicitée par la réponse de Marie serait en principe (Sperber et Wilson 1989 : 289-290) :

A travers la réponse de Marie, cette hypothèse est présentée comme entièrement assumée par elle. Si Pierre parvient à accéder à cette hypothèse, alors il pourra considérer la conclusion suivante comme faisant partie de ce qui a été communiqué par Marie :

Conclusion 1 : Marie ne conduirait pas une Mercedes.

Juste après les implicitations les plus fortement implicitées, Sperber et Wilson distinguent les implicitations fortes :

Les implicitations fortes sont les prémisses et les conclusions (…) que l'auditeur est encouragé à concevoir, sans y être pour autant obligé. (ibid. : 297)

Imaginons avec Sperber et Wilson d’autres prémisses possibles, auxquelles Pierre est susceptible d’accéder à partir de la réponse de Marie :

Prémisse 2 : Une Rolls-Royce est une voiture de luxe. Prémisse 3 : Une Cadillac est une voiture de luxe.

A partir des Prémisses 2 et 3, il est possible pour Pierre d’inférer les conclusions

2 et 3 :

Conclusion 2 : Marie ne conduirait pas de Rolls-Royce. Conclusion 3 : Marie ne conduirait pas de Cadillac.

Les conclusions fortes envisagées par Pierre ont un statut intermédiaire en ce sens qu’elles ne correspondent pas à une intention informative spécifique de la part de Marie, mais « (...) ne sont pas non plus des conclusions que Pierre tire sous sa

seule responsabilité sans que Marie ait le moins du monde voulu qu'il les tire » (ibid. : 295-296).

Enfin, à côté des implicitations fortes, on trouve les implicitations faibles qui consistent en la production de prémisses ou de conclusions sans que celles-ci soient encouragées par le locuteur (Sperber et Wilson 1989 : 297). Par exemple :

Prémisse 4 : Quelqu'un qui ne conduirait pas une voiture de luxe ne partirait pas

non plus en croisière.

Conclusion 4 : Marie ne partirait pas en croisière.

Ici, la prémisse ne découle pas directement de l'échange entre Pierre et Marie. Mais une fois celle-ci admise par Pierre, la conclusion est néanmoins implicitée par la réponse de Marie. On peut donc considérer que les implicitations faibles sont non seulement non nécessaires, et, à un niveau ou un autre, ne sont pas encouragées par le locuteur.

Pour résumer, Sperber & Wilson font l’hypothèse d’une gradualité d’implicitations, ordonnées selon leur coefficient de prise en charge par le locuteur. A l'extrême bout de la chaîne, les implicitations faibles représentent donc un point limite de la communication lorsque les croyances activées par l’interprétant ne peuvent plus être considérées comme relevant de la responsabilité du locuteur :

Plus l'encouragement est faible et plus l'éventail des inférences suggérées est ouvert, plus les implicitations sont faibles. On finit par atteindre un point (…) où l'auditeur ne reçoit du locuteur plus aucun encouragement à retenir telle prémisse ou telle conclusion particulière, et où, s'il les retient quand même, c'est sous sa seule responsabilité. (ibid. : 297)

A ce point de la réflexion, on peut se poser la question de savoir quel mécanisme permet de réguler la communication. En effet, si l’interprétant d’un message est en droit d’inférer tout une gamme d’implicitations, des implicitations les plus fortes aux implicitations faibles, existe-t-il un mécanisme permettant de

réguler l’interprétation en sélectionnant certaines implicitations aux dépens d’autres ? En effet, dans l’exemple précédent, s’il est possible que les conclusions 2 et 3 – Marie ne conduirait jamais de Rolls-Royce –, ou la conclusion 3 – elle ne

conduirait jamais de Cadillac – viennent à l’esprit de Pierre à l’issue de l’échange

précédent, il est en revanche peu plausible qu’elles soient considérées par lui comme appartenant à ce que Marie a cherché à communiquer. Le principe de pertinence peut-il expliquer cela ? Telles qu’exposées précédemment, les conditions comparatives nous permettent d’analyser les différentes implicitations en termes de pertinence. Le travail qui mène aux conclusions 2 et 3 est en principe plus coûteux en termes d’efforts car il nécessite de la part du locuteur d’accéder à un concept – le concept encyclopédique ROLLS-ROYCE ou CADILLAC – qui n’appartient pas à la mémoire conversationnelle. Au contraire, le concept MERCEDES est thématisé dans l’échange entre Pierre et Marie. En principe, l’effort cognitif pour accéder au concept devrait être facilité. Si l’on raisonne en termes d’architecture mémorielle tripartite (voir supra, III(1) et note 13), l’on peut faire l’hypothèse que le concept MERCEDES se trouve en mémoire active, et donc facilement accessible, tandis que les concepts ROLLS-ROYCE ou CADILLAC se trouvent en mémoire passive, et par conséquent plus difficiles d’accès. Jusqu’ici, ce que permettent les notions théoriques présentées plus haut est d’ordonner les implicitations selon leur degré de pertinence. Rien ne permet en revanche de sélectionner une hypothèse aux dépens d’une autre.

Afin de d’opérer une sélection sur les éléments de l’échelle scalaire obtenue à partir des conditions comparatives, Sperber et Wilson introduisent la notion de présomption de pertinence optimale, définie comme suit :

Présomption de pertinence optimale

a) L’ensemble des hypothèses I que le communicateur veut rendre manifestes au destinataire est suffisamment pertinent pour que le stimulus ostensif mérite d’être traité par le destinataire.

b) Le stimulus ostensif est le plus pertinent de tous ceux que le communicateur pouvait utiliser pour communiquer I.

En particulier, la propriété (b) va permettre de sélectionner l’implicitation la plus pertinente, et surtout de stopper la recherche d’hypothèses supplémentaires, dont le degré de pertinence serait plus faible. Le fait que la recherche d’implicitations s’arrête dès qu’on accède à l’hypothèse dont le degré de pertinence est le plus élevé, apparaît donc comme une conséquence de la présomption de pertinence optimale. Comme nous allons le voir, elle va jouer un rôle déterminant dans la suite de cette discussion.