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Discussion : la théorie de l'évocation et les phénomènes énonciatifs

Examen de quelques modèles théoriques

3. La théorie de l'évocation de Marc Dominicy

3.3 Discussion : la théorie de l'évocation et les phénomènes énonciatifs

La question qu’il nous faut traiter à présent consiste à vérifier si la théorie de l'évocation permet à elle seule d'offrir une description unifiée des phénomènes liés aux parallélismes et des faits énonciatifs décrits par Monte. Reprenons, à titre

d'exemple, la première strophe de « La promenade à la fin de l'été » du recueil

L'Ignorant de Jaccottet :

Nous avançons sur des rochers de coquillages, sur des socles bâtis de libellules et de sable,

promeneurs amoureux surpris de leur propre voyage, corps provisoires, en ces rencontres périssables.

L'expression « promeneurs amoureux », ainsi qu'un certain nombre de termes singularisants dans les strophes suivantes invitent à lire ces lignes comme le récit d'une expérience singulière partagée par le locuteur et l'être aimé. Mais, comme l'a montré Monte, l'emploi du pronom de première personne du pluriel, de termes plus abstraits, ou encore la mise à distance par le possessif « leur » au lieu de « notre » rend plausible l'hypothèse d'une lecture du tiroir verbal en présent gnomique. L’on conviendra que dans la communication ordinaire, l’on ne saurait produire un énoncé dont le statut spécifique ou générique reste indéterminable18. L'analyse proposée par Monte, nous l'avons vu, consiste à considérer que les deux valeurs du présent sont activées simultanément. En estimant « qu'à propos d'une promenade particulière à laquelle il ne cesse pas complètement de se référer, le poème prétend aussi évoquer le parcours d'une vie parvenue à la fin de sa maturité, prenant la mesure du temps (…) » (2003 : 176), elle paraît suggérer que la lecture singularisante est dominante sur la lecture généralisante. C'est donc au niveau de ce dernier sens que l'on situera le concept inanalysé responsable du traitement symbolique. Pour reprendre le formalisme de Dominicy, on pourra dire que le concept PRÉSENT GNOMIQUE est inanalysé dans le champ SENS SINGULARISANT = {PRÉSENT DÉICTIQUE, PASSE COMPOSE, DÉICTIQUES...}. La lecture à partir du sens gnomique va donc être prise en charge par un traitement évocatif. Mais à quoi correspondrait ce contenu dans la mémoire épisodique ou encyclopédique ? Dominicy (2007 ; 2011 : 243) qualifie d'opportuniste la stratégie évocative du discours poétique. Étudiant l'apposition, il

18 Pour des formes sous-déterminées comme le présent, c’est le contexte qui désambiguise : quelqu’un téléphone, je lui réponds « rappelle-moi plus tard, je joue du violon » (déictique) ; dans une soirée : « tu joues d’un instrument ? oui je joue du violon » (présent étendu).

rappelle qu'une représentation peut très bien ne pas figurer dans la mémoire épisodique ou encyclopédique, mais être présentée comme telle, l’évocation poétique permettant de « créer des catégorisations qu’elle nous présente pourtant comme déjà disponibles » (2007 : 24). Ainsi en est-il du début des « Phares » de Baudelaire :

Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, (Baudelaire, OC, I : 13)

qui présente au lecteur une partie du sens – à savoir que Rubens serait un fleuve d'oubli – comme étant disponible en mémoire épisodique ou encyclopédique, bien qu'il ne soit que reconstruit par l'interprétant. Si l'on revient à l'exemple de Jaccottet discuté par Monte, il faudrait donc envisager que la conception généralisante d'une vie parvenue à son terme soit présentée comme familière au lecteur, même si elle ne l'est pas en réalité.

Cependant, si l'on conserve l'hypothèse que les deux valeurs du présent sont réalisées de manière concomitante, quelle description peut-on proposer ? Pour traiter ce cas, tout en restant dans le corpus jaccottien, nous nous appuierons sur les remarques de Michèle Aquien dans son article « Poétique du suspens » (Aquien 2004). Cette dernière met en évidence la présence dans la poésie de Jaccottet de « phénomènes d'ambiguïté, ou simplement d'indécision, dans le sémantisme, dans la morphologie, dans la syntaxe, pour soutenir cet effet de suspens du sens qui caractérise sa tonalité propre » (Aquien 2004 : 50). Nous citerons à titre d'exemple l'analyse qu'elle propose du premier vers de la seconde section de la Semaison, « Je suis la ligne indécise des arbres » :

L'équivoque de je suis permet de renvoyer simultanément au verbe

suivre ou au verbe être. Dans le premier cas, on est dans la description

d'une promenade, et donc dans ce que ménage la parole de lien avec une réalité (peu importe qu'elle soit ou non fictive) ; dans l'autre, il s'agit d'une métaphore, où se dit la projection d'un intérieur (le moi) vers un extérieur, le paysage (ou le contraire), en tout cas où se désigne un au-delà du sens. Il n'y a pas à choisir dans ce cas entre l'une ou l'autre interprétation, il y a à laisser, entre les deux, exister un lieu de la poésie, un lieu qui est ce flottement entre une réalité possible (suivre la ligne des arbres) et quelque chose qui est de l'ordre de l'étrange (être la ligne des arbres). (Aquien 2004 : 51)

Si l'on analyse en termes évocatifs les phénomènes d’ambiguïté soulignés par Aquien, l’on peut, comme précédemment, considérer que l'emploi de « suivre » possédera un poids interprétatif supérieur, assurant son statut de concept analysé dans son champ propre (par exemple MOUVEMENT), et rendrait par voie de conséquence le seul concept « être » inanalysé dans le champ MOUVEMENT. Cela serait cohérent avec l'idée qu'en suivant la ligne des arbres le locuteur devient la ligne des arbres, ce que suggère d'ailleurs par hypallage l'adjectif « indécise ».

Mais si, comme l'affirme Aquien, les deux options sur le sens du verbe occupent le même poids interprétatif, lequel déclenchera le processus évocatif ? On obtiendrait ainsi deux concepts inanalysés, au sens défini par Dominicy (2011 : 232-233). Quel serait alors l’impact en termes de recherche en mémoire épisodique ou encyclopédique ? Doit-on envisager un double parcours pour chacun des items inanalysés ? De plus, pareille situation contraindrait à imaginer un champ sémantique Événement = {SUIVRE, ÊTRE, …}, où la possibilité d'employer les deux termes entrerait en contradiction avec le fait que les concepts SUIVRE et ÊTRE doivent avoir un sens différent dans le champ Événement (ibid. : 232).

Selon nous, le problème ne provient pas uniquement d'une difficulté de traitement d'un sens ou de l’autre, mais de la perception d'une alternative interprétative non résolue par la lecture. Dans ce cas, le phénomène susceptible de déclencher l'évocation ne doit pas être considéré comme uniquement perceptuel ou conceptuel, mais fonctionnel ou procédural, les deux parcours interprétatifs potentiels entrant en concurrence.

Ces phénomènes ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la poésie de Jaccottet19. L'analyse du poème « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »

de Baudelaire proposée par Dominicy nous fournira un dernier exemple :

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,

19Dans la suite de cette thèse (voir en particulier les chapitres 2, 5 et 7), nous étudierons en effet un certain nombre de phénomènes qui concourent à créer des effets d'ambiguïté ou d'indécision.

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs, Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres, Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,

De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, Tandis que, dévorés de noires songeries,

Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries, Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille

Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir, Calme, dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir, Si, par une nuit bleue et froide de décembre, Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, Grave, et venant du fond de son lit éternel Couver l'enfant grandi de son œil maternel, Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse, Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ? (Baudelaire, OC, I : 100)

Dominicy (2011 : 136-138) montre que, dans la seconde strophe de ce poème, les deux conditionnelles « si le soir » et « Si, par une nuit bleue et froide de décembre » ne partagent pas la même valeur aspectuelle : la première est itérative, et renvoie à tous les soirs, tandis que l'indéfini de la seconde appelle une situation unique. Or, elles ont la particularité de partager la même conséquente, ce qui crée potentiellement un conflit d'aspect. Ce cas diffère donc quelque peu des deux situations précédentes dans la mesure où les deux valeurs sont ici instanciées par des unités segmentales distinctes, mais partagent le même support. Le lecteur se trouve donc partagé entre lecture générique ou singularisante, sans pouvoir en éliminer une au profit de l'autre. La lecture générique, qui bénéficie de la

distribution en début de strophe à la fois de la conditionnelle définie et de la proposition temporelle « Lorsque la bûche siffle et chante », est concurrencée par l’aspect singulier conféré par la question finale. En termes interprétatifs, le lecteur pourra éprouver une « impression obsédante d'une scène identique qui se répéterait indéfiniment » (Dominicy 2011 : 138). Pour expliquer le mécanisme cognitif sous-jacent, l'on peut à nouveau considérer avec Dominicy que l'évocation présente comme familier à l'esprit quelque chose qui ne l'est pas forcément. Toutefois, les mécanismes linguistiques à l’origine de ce processus évocatif demeurent imprécis.

Notons pour terminer que certaines analyses de Ruwet, pourtant étroitement liées aux parallélismes, entrent en écho avec les remarques qui précèdent. Dans l'étude qu'il propose du poème « Parfum exotique » des Fleurs du

mal, Ruwet (1975 : 330-332) propose une analyse syntaxique des deux premiers

quatrains :

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne. (…) (Baudelaire, OC, I : 25)

Sans reprendre à notre compte l'analyse de Ruwet en termes de concurrence entre structure syntaxique et structure poétique, nous retiendrons qu'il propose trois interprétations différentes des vers 3 à 8. La première consiste à apparier à « se dérouler » les segments « des rivages heureux qu'éblouissent (...) », « Une île paresseuse où (...) » et « Des hommes dont (...) ». Plusieurs facteurs viennent appuyer l'hypothèse de cet appariement comme la présence d'un point-virgule aux

vers 4 et 6, la distribution des syntagmes en début de vers, ou encore la structure interne des segments (déterminant indéfini et proposition relative). Toutefois note Ruwet, « Des hommes (…) Et des femmes » constituent une « violation des restrictions de sélection ». Ils s'articulent en effet difficilement à « se dérouler » comme le montre la phrase « Les femmes se déroulaient devant nos yeux ». Cette anomalie conduit alors Ruwet à envisager deux hypothèses alternatives. Les vers 7 et 8 « Des hommes (…) / Et des femmes (…) » peut d'abord être lu comme objet de « je vois ». Selon Ruwet (ibid. : 332), cette hypothèse est affaiblie par la difficulté en langue de coordonner deux constructions objets différentes avec « voir ». Mais la reprise du verbe « voir » au vers 10 rend rétrospectivement cette hypothèse plausible, ou invite tout du moins le lecteur à l'examiner. Enfin, seconde alternative interprétative, Ruwet (ibid. : 333) propose d'analyser « Des hommes (…) / Et des femmes (…) » comme objet de « la nature donne », c'est à dire au même niveau syntaxique que « des arbres singuliers et des fruits savoureux », ce que viennent confirmer plusieurs parallélismes. La solution proposée par Ruwet consiste à ne pas trancher entre ces différentes alternatives, mais à les considérer comme plausibles :

Ma thèse est la suivante : en un sens, ces trois analyses possibles sont toutes correctes ; si on veut, la phrase (15) est ambiguë, ou plus exactement, différents syntagmes nominaux, en particulier des hommes

et des femmes..., sont pris dans divers réseaux de parallélisme, qui

créent entre eux une série d'équivalences plus ou moins nettes – de telle sorte que la structure syntaxique précise de la phrase perd de son importance. Les structures de parallélisme viennent relayer le flou de la syntaxe. (Ruwet 1975 : 332)

L'analyse de Ruwet consiste à mettre en regard l'interaction entre l'organisation poétique des parallélismes et l'organisation linguistique de la syntaxe. La difficulté de l'analyse de Ruwet réside dans le fait qu'il est difficile de comprendre si ce sont les parallélismes qui sont responsables du flou de la syntaxe (« de telle sorte que la structure syntaxique précise de la phrase perd de son importance ») ou si c'est plutôt le flou de la syntaxe qui fonde la présence des parallélismes

poétiques (« Les structures de parallélisme viennent relayer le flou de la syntaxe »).

En réalité, le cas de figure envisagé par Ruwet ici, fondé sur des éléments de syntaxe, est très proche des phénomènes mis en évidence par Monte, lesquels reposaient sur des éléments énonciatifs. Dans les deux cas, il semble difficile de sélectionner un parcours interprétatif aux dépens des autres. C'est la concurrence même entre plusieurs alternatives interprétatives qui confère au texte sa richesse poétique. Selon nous, ce rapprochement permet d'entrevoir la possibilité d'une même classe de phénomènes, qu’ils reposent ou non sur une organisation poétique.

Si notre raisonnement est correct, dans la mesure où certains phénomènes poétiques ne seraient pas régis par l’organisation poétique, les notions d’organisation poétique et linguistique pourraient selon nous induire, à l’intérieur d’un premier dualisme entre phénomènes poétiques et non poétiques, un second dualisme des phénomènes de poéticité eux-mêmes, ainsi répartis entre les faits reposant sur une organisation poétique et ceux reposant sur une organisation linguistique :

Communication verbale

Organisation linguistique Organisation poétique Phénomènes non poétiques Phénomènes poétiques

Tableau 1. Le dualisme des phénomènes poétiques

Comme nous l’avons annoncé en introduction, notre objectif est de décrire les conditions d'émergence du « sens poétique » à partir d’un principe commun, au sein d’un modèle général de la communication verbale. Si nous acceptons le premier dualisme entre phénomènes poétiques et phénomènes non poétiques comme hypothèse de travail, notre projet est de dépasser le second dualisme en proposant une approche unifiée.

La notion de constituant inanalysé proposée par Dominicy serait compatible avec un tel dépassement, car elle permet de regrouper sous un même principe l’ensemble des phénomènes poétiques envisagés jusqu’ici. Elle semble donc plus appropriée à notre objectif qui est d’analyser de manière unifiée les phénomènes qui sont à la base de la poéticité des textes :

Phénomènes langagiers

Constituants analysés Constituants inanalysés Phénomènes non poétiques Phénomènes poétiques

Tableau 2. Représentation non dualiste des phénomènes poétiques

L’objectif que nous poursuivons consistant à proposer une description linguistique des phénomènes liés à la poéticité, il nous faut donc choisir une approche au sein de laquelle les phénomènes associés à l’existence de constituants inanalysés pourront être décrits. Dans les sections précédentes, nous avons vu que certains phénomènes liés à la poéticité impliquaient, pour un même texte, plusieurs interprétations parfois incompatibles. Comment deux options textuelles mutuellement incompatibles peuvent-elles cohabiter au sein d'une même lecture ? Quels mécanismes de la communication verbale, laquelle exclut habituellement pareils cas de figure, sont mobilisés ici ? Quel cadre théorique adopter ? La théorie de la pertinence, développée par Sperber et Wilson (1989), prétend précisément offrir un cadre théorique susceptible de rendre compte de ce type de phénomènes. Nous allons donc présenter et évaluer cette théorie.