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Examen de quelques modèles théoriques

1. La poétique jakobsonienne et les approches post- post-jakobsoniennes

1.1 La poétique de Jakobson

Nous présentons ici les principales notions développées par Jakobson, en rappelant brièvement les enjeux théoriques et épistémologiques de son approche.

1.1.a La poétique s'appuie sur la linguistique comme théorie descriptive

Jakobson commence par asseoir la légitimité de la poétique dans les études littéraires :

(…) L'objet de la poétique, c'est, avant tout, de répondre à la question :

Qu'est-ce qui fait d'un message verbal une œuvre d'art ? Comme cet

objet concerne la différence spécifique qui sépare l'art du langage des autres arts et des autres sortes de conduites verbales, la poétique a droit à la première place parmi les études littéraires. (Jakobson 1963 : 210)

L'étude de la littérarité d'un texte est donc, d'après Jakobson, le projet de recherche fondamental de la poétique1. Pour cela, il convient de mobiliser les méthodes descriptives appropriées. Pour Jakobson, ces méthodes sont disponibles au sein de la linguistique :

1 Ce n'est pas le seul objet possible. Par exemple, une partie importante de la poétique, illustrée notamment par les travaux de Genette sur l’architextualité, consiste à adopter une approche générique : des questions comme la

différence entre poésie et roman y sont au centre des réflexions (cf. Genette 2004). On trouvera une vue

(…) La poétique a affaire à des problèmes de structure linguistique, exactement comme l'analyse de la peinture s'occupe des structures picturales. Comme la linguistique est la science globale des structures linguistiques, la poétique peut être considérée comme faisant partie intégrante de la linguistique. (Jakobson 1963 : 210)

L'apport qui nous paraît le plus fondamental aujourd'hui est non seulement le statut scientifique octroyé à la poétique, mais surtout l'annexion de la poétique à la linguistique. La poésie est censée se manifester par le biais de phénomènes langagiers, au même titre que les autres phénomènes de la communication verbale. La linguistique est donc – au même titre que d'autres sciences ajoutons-nous – une discipline appropriée pour décrire ces phénomènes. On peut contester aujourd'hui le caractère exclusif octroyé par Jakobson à la linguistique dans le champ de la poétique. Un certain nombre de travaux s'appuyant sur le champ interdisciplinaire des sciences cognitives ont acquis leur pleine légitimité dans l'étude du fonctionnement des phénomènes poétiques (Voir par exemple Tsur 1996 ; Schaeffer 2010 ; Dominicy 2011). La poétique est ainsi vouée à s'approprier les concepts et méthodes de disciplines a priori conçues pour d'autres fins que l'étude des textes poétiques. Cette annexion de la poétique à une ou plusieurs disciplines dont les objets ne sont pas spécifiquement littéraires va donc nécessiter une reconceptualisation partielle de certaines notions du domaine cible ou source, à des fins descriptives. Nous allons voir que c'est précisément la démarche adoptée par Jakobson, avec la notion de fonction poétique.

1.1.b La fonction poétique de Jakobson

La stratégie adoptée par Jakobson pour fonder sur la linguistique l'étude des phénomènes relevant de la poéticité des textes consiste à sélectionner ces phénomènes au sein d'un modèle fonctionnel de la communication verbale. Ce modèle est bâti sur un inventaire des « facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale (...) » (Jakobson 1963 : 213) :

CONTEXTE

DESTINATEUR MESSAGE DESTINATAIRE CONTACT

CODE

Figure 1. D'après Jakobson (1963: 214)

Selon Jakobson, trois éléments sont indispensables pour que l'émetteur (le

destinateur) transmette un message au récepteur (destinataire) : (1) le contexte,

qui sert de base à ce dont on parle, (2) le contact, qui est à la fois le canal de communication et son fonctionnement, (3) et enfin le code, constitué d'un système de conventions partagées entre le destinateur et le destinataire. A chacun de ces six facteurs de la communication verbale, Jakobson associe ensuite six fonctions fondamentales. La fonction associée au contexte est appelée référentielle – ou

dénotative. Elle est selon Jakobson « la tâche dominante de nombreux messages »

(ibid. : 214), et permet d'associer le message linguistique au monde et aux choses. La fonction émotive ou expressive consiste à orienter la communication sur le destinateur du message. La classe des interjections en serait une réalisation exemplaire. La fonction conative est quant à elle orientée vers le destinataire, « et trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l'impératif » (ibid. : 216). L'orientation vers le canal et sur sa qualité correspond à la fonction

phatique. Elle sert « essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la

communication, à vérifier si le circuit fonctionne (…), à attirer l'attention de l'interlocuteur ou à s'assurer qu'elle ne se relâche pas (...) » (ibid. : 217). Enfin, lorsque le discours est centré sur le code, il remplit une fonction métalinguistique qui permet notamment aux protagonistes d'un échange de « vérifier s'ils utilisent bien le même code ». Enfin, la dernière visée envisagée par Jakobson, réalisée lorsque « l'accent [est] mis sur le message pour son propre compte » (ibid. : 218) correspond à la fonction poétique. Le schéma suivant résume l’ensemble des fonctions répertoriées par Jakobson :

REFERENTIELLE

EMOTIVE POETIQUE CONATIVE PHATIQUE

METALINGUISTIQUE

Figure 2. D'après Jakobson (1963: 220)

Avant de revenir sur la fonction poétique, il convient de rappeler comment fonctionne le cadre présenté ici. Selon Jakobson :

(…) il serait difficile de trouver des messages qui rempliraient une seule fonction. La diversité des messages réside non dans le monopole de l'une ou l'autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie entre celles-ci. La structure verbale d'un message dépend avant tout de la fonction prédominante. (ibid. : 214)

Cela implique que dans la poésie, l'on puisse trouver plusieurs fonctions fortement actualisées au côté de la fonction poétique : par exemple les fonctions émotive et

conative dans les poèmes lyriques. Corollairement, l'on doit concevoir à la suite

de Jakobson que la fonction poétique peut s'actualiser hors du genre de la poésie :

Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie à la fonction poétique, n'aboutirait qu'à une simplification excessive et trompeuse. La fonction poétique n'est pas la seule fonction de l'art du langage, elle en est seulement la fonction dominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne joue qu'un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets. Aussi, traitant de la fonction poétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la poésie. (Jakobson 1963 : 218)

En définissant la fonction poétique comme l'orientation de la communication sur le message lui-même, Jakobson en fait une fonction comme

une autre de la communication. Les phénomènes poétiques sont donc potentiellement, au même titre que les autres phénomènes langagiers, des objets d'étude de la linguistique. Le prix à payer d'une telle conception est que, bien que la fonction poétique soit dominante dans le discours poétique, elle est néanmoins susceptible d'apparaître dans d'autres types de discours, comme par exemple dans le discours électoral, comme le montre l'exemple désormais célèbre du slogan I

like Ike (ibid. : 219). La notion de dominante invoquée par Jakobson suggère ainsi

qu'entre un texte poétique, dans lequel la fonction poétique serait prépondérante, et un slogan politique, dont la fonction poétique serait sans doute subordonnée à la fonction référentielle ou conative, tout est affaire de proportion et de hiérarchie dans la répartition des fonctions du langage. En plus d'en faire un objet scientifique susceptible d'être décrit par des disciplines plus générales, Jakobson fait donc de la fonction poétique un phénomène transversal à une typologie des textes envisagée comme potentiellement graduelle. Mais avant de poursuivre, il nous faut décrire ce qu'entend Jakobson par « l'orientation du discours sur le message lui-même ». Cette définition suscitera nous le verrons un certain nombre de critiques.

1.1.c Le principe d'équivalence ou la projection de l'axe paradigmatique sur l'axe syntagmatique

La formule, désormais célèbre, consistant à définir la fonction poétique comme « la projection du principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison » nécessite quelques éclaircissements. Les notions clés de combinaison et de sélection sont illustrées par Jakobson dans l'exemple suivant :

Soit « enfant » le thème d'un message : le locuteur fait un choix parmi une série de noms existants plus ou moins semblables, tels que enfant, gosse, mioche, gamin, tous plus ou moins équivalents d'un certain point de vue ; ensuite, pour commenter ce thème, [il peut faire choix d'un des verbes (sémantiquement apparentés entre eux) – dort, sommeille, repose, somnole]2. Les deux mots choisis se combinent dans la chaîne parlée. La sélection est produite sur la base de l'équivalence, de la similarité, de la dissimilarité, de la synonymie et de l'antonymie, tandis

2 Nous reproduisons entre crochets droits la traduction proposée par Dominicy (2011 : 56, note 5), plus fidèle au texte original de Jakobson : « He may select one of the semantically cognate verbs - sleeps, dozes, nods, naps » (Jakobson 1981 : 27).

que la combinaison, la construction de la séquence repose sur la contiguïté. (Jakobson 1963 : 220)

Selon Jakobson, lorsque la fonction poétique est réalisée, les équivalences de l'axe de la sélection – qui unissent les termes « gamin », « mioche », « enfant » de l'exemple précédent – sont projetées sur l'axe de la combinaison. Cela signifie que des éléments qui entretiennent des relations de contiguïté vont être traités par le destinataire en termes de similarité, dissimilarité, synonymie, antonymie. L'unité privilégiée de ce principe sera le niveau phonétique pour les systèmes de rimes, et syllabique pour la métrique :

En poésie, chaque syllabe est mise en rapport d'équivalence avec toutes les autres syllabes de la même séquence3; tout accent de mot est censé être égal à tout autre accent de mot ; et de même, inaccentué égale inaccentué ; long (prosodiquement) égale long, bref égale bref ; frontière de mot égale frontière de mot, absence de frontière égale absence de frontière ; pause syntaxique égale pause syntaxique, absence de pause égale absence de pause. Les syllabes sont converties en unités de mesure, et il en va de même des mores ou des accents. (Jakobson 1963 : 220)

Dans cette perspective, les phénomènes relatifs au vers relèvent donc par excellence de la fonction poétique. Par extension, tout parallélisme, qu'il soit phonique, syllabique, lexical, syntaxique ou strophique relèvera de la fonction poétique. L'on doit donc admettre que les textes, et en particulier les productions poétiques, peuvent exhiber des classes d’équivalence aussi diverses que la rime, le mètre, les formes strophiques ou encore les parallélismes syntaxiques (Ruwet 1975 : 307). A titre d'exemple, dans le slogan « I like Ike », la répétition de la diphtongue, ainsi que du phonème /k/ constituent des parallélismes phoniques qui relèvent de la fonction poétique. Autre exemple, proposé par Dominicy (2011 : 51-52) : dans la formule de Jules César Veni, vidi, vici, chacun des mots commence par le phonème /w/ et se termine par /i/. A nouveau, ces phénomènes ressortissent à la fonction poétique. Enfin, dans le poème suivant de Michaux, que nous analyserons au chapitre 5, la réduplication du segment « Emplie de », et la

3 Sur l’importance et le rôle de la syllabe lors de tâches non linguistiques comme le comptage, voir Dominicy (2011: 65-71).

proportion élevée d'occurrences du phonème /i/ dans l'économie du texte sont également des manifestations de la fonction poétique :

EMPLIE DE

Emplie de moi Emplie de toi.

Emplie des voiles sans fin de vouloirs obscurs. Emplie de plis.

Emplie de nuit.

Emplie de plis indéfinis, des plis de ma vigie. Emplie de pluie.

Emplie de bris, de débris, de monceaux de débris. De cris aussi, surtout de cris.

Emplie d’asphyxie. Trombe lente. (LVDLP : 184)