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La théorie de l'évocation de Dominicy

Examen de quelques modèles théoriques

3. La théorie de l'évocation de Marc Dominicy

3.2 La théorie de l'évocation de Dominicy

Dominicy va reprendre et développer les hypothèses de Sperber sur l'existence d'un traitement alternatif au traitement standard de l'information. Pour Dominicy, les phénomènes qui sont à l'origine de la poéticité des textes sont fondés sur ce mécanisme particulier d'accès au sens. Dominicy distingue l'évocation cognitive, propre à l'espèce, non spécifique au langage et, comme le montre l'exemple des odeurs, multimodale16, de l'évocation discursive qu'il qualifie de :

stratégie « opportuniste », en ce sens qu’afin d’élaborer des procédés aptes à déclencher des effets intentionnellement produits, elle exploite la conscience, parfois diffuse et même trompeuse, que l’être humain peut avoir de sa propre vie mentale, des phénomènes qui s’y déroulent et des mécanismes qui la régissent. (Dominicy 2007 : 1)

Ceci posé, Dominicy va préciser les mécanismes sur lesquels est fondée l'évocation cognitive. Nous ne reproduirons pas ici les critiques adressées aux hypothèses de Sperber, peu utiles à notre propos, et nous contenterons d'en formuler les principales conclusions. Pour Dominicy, « l’évocation cognitive opère sur un input « inanalysé », lequel peut être de nature perceptuelle ou conceptuelle » (Dominicy 2007 : 6).

Les percepts sont définis comme le produit de l'aspectualisation de stimuli. En principe, un percept est analysé au sein d'un domaine conceptuel. Par exemple, le percept associé à la couleur jaune pourra être analysé au sein du domaine

COULEUR suivant, et dans lequel chaque couleur est analysée comme distincte des autres éléments du domaine : COULEUR = {JAUNE, ROUGE, BLEU}. Au contraire, un percept sera inanalysé lorsqu'il ne trouvera aucun champ accessible au sein duquel chaque item est clairement distinct des autres items. L'hypothèse, défendue par Sperber, qu'un tel champ n'existe pas dans le cas des odeurs a pour conséquence que tout percept lié à un stimulus olfactif aboutira à l'échec de l'analyse de ce percept. De manière quelque peu différente, un concept sera qualifié d'inanalysé lorsque le sujet sera en mesure de l’associer à un champ donné, mais sans pouvoir le distinguer clairement des autres items de ce champ. Un exemple, qui a servi lors de la discussion avec Recanati (1997 : 4), consiste à imaginer le cas d'une personne qui « posséderait le concept SYNECDOQUE, mais ne disposerait d’aucune information sur les synecdoques en dehors de l’hypothèse que ce sont, comme les métaphores ou les métonymies, des figures rhétoriques » (Dominicy 2007 : 7). Son contenu ne permettant pas de le différencier des concepts METAPHORE ou METONYMIE, le concept SYNECDOQUE sera inanalysé dans le champ FIGUREDERHÉTORIQUE.

Une fois définies les notions de percept et concept inanalysés, Dominicy précise ses hypothèses sur le mécanisme d'évocation. Mais auparavant, il nous faut présenter rapidement l'architecture cognitive, et notamment mémorielle, sur laquelle la théorie de l'évocation s'appuie.

Nous l'avons vu, le modèle sur lequel repose la théorie du symbolisme de Sperber est une architecture tripartite, composée du focus attentionnel, de la mémoire de travail et de la mémoire passive. Ce modèle n'est pas remis en question dans la théorie de l'évocation de Dominicy, mais la notion de mémoire à long terme utilisée par Sperber va être enrichie, principalement à partir de la conception développée par Tulving (1972, 1983, 1993).

Il faut d'abord distinguer une mémoire procédurale, qui regroupe le savoir sur les compétences sensori-motrices ou cognitives, de la mémoire déclarative, qui contient les connaissances non-procédurales. Cette dernière peut à son tour être divisée en deux composantes : une mémoire sémantique, et une mémoire épisodique. La première encode les connaissances sur les mots et symboles verbaux, leur sens et référents, ainsi que les relations qu'ils entretiennent entre eux. Dominicy propose de requalifier cette catégorie de « mémoire sémantico-encyclopédique » (Dominicy 2005 : 55). La mémoire épisodique, quant à elle, « contient les expériences personnelles, uniques, concrètes, et temporellement datées, qui constituent le passé de l'individu. C'est le système qui stocke l'information à propos d'événements situés à l'intérieur de la chronologie subjective » (Dominicy 2005 : 55). Pour bien montrer qu'il s'agit de souvenir d'expériences du sujet sur son environnement, et non d'une connaissance acquise sur cet environnement, il convient de préciser que « [p]our qu'un événement s'inscrive dans la mémoire épisodique, il faut que l'individu ait entretenu avec lui un rapport perceptuel » (Dominicy 2005 : 56). Comme nous allons le voir à présent, les mémoires épisodique et encyclopédique vont jouer un rôle central dans l'évocation cognitive.

3.2.b L'évocation poétique

Cette conception de l'organisation mémorielle du système cognitif humain permet de mieux comprendre l'exemple des odeurs utilisé par Sperber. Lorsqu'un individu est exposé à un stimulus olfactif, il se trouve, d'après Sperber, confronté à un percept inanalysé. L'esprit va alors rechercher dans la mémoire une situation qui pourrait être la cause du stimulus olfactif. De manière générale, la présence

d'un concept ou d'un percept inanalysé va déclencher une recherche en mémoire, épisodique ou encyclopédique, d'une situation liée au percept ou concept en question en termes de causalité naturelle17(Grice 1989 [1957]). Dans le cas de l'évocation poétique, le mécanisme général reste le même, si ce n'est qu'il serait exploité plus ou moins consciemment à des fins esthétiques.

Nous avons vu que les parallélismes poétiques tels que définis précédemment constituaient une organisation poétique distincte de l'organisation linguistique. La théorie de l'évocation poétique permet de mieux cerner les effets interprétatifs produits par la perception de l'organisation poétique. Commentant le poème « This Is Just to Say » de William Carlos Williams, Dominicy remarque que « chaque strophe possède quatre accents métriques, à l'instar d'un vers traditionnellement attesté dans les nursery rhymes » (Dominicy 2011 : 76) :

I have eaten the plums that were in the icebox

and which

you were probably saving

for breakfast

Forgive me

they were delicious so sweet

and so cold

Ce type d'organisation peut, selon Dominicy, évoquer chez un auditeur anglophone un vers des nursery rhymes qui serait stocké dans sa mémoire épisodique, voire dans un second temps dans la partie encyclopédique. Dominicy

17 Pour Grice, la signification naturelle s’appuie sur la reconnaissance de relations de causalité comme les symptômes ou les effets. Au contraire, dans la signification non naturelle, l’accès à la signification se réalise par le biais d’un jeu de reconnaissance d’intentions publiques (cf. Grice 1989 : 213-223).

cite ainsi Jack | and Jill | went up | the hill ou encore Humpty | Dumpty | sat | on a

wall. Le processus évocatif serait déclenché par la perception des parallélismes

poétiques dans chacune des strophes, qui conduirait chez l'interprétant à la formation d'un percept inanalysé – noté « p » –, lui-même susceptible de constituer l'entrée du traitement évocatif suivant :

LES PROPRIÉTÉS ASPECTUELLES DE P POURRAIENT SIGNIFIER (POURRAIENT ÊTRE CAUSÉES PAR LE FAIT) QUE J'ENTENDS / JE LIS « JACK AND JILL WENT UP THE HILL » (Évocation de niveau I)

(Dominicy 2011 : 247)

On a donc un premier niveau de processus évocatif basé sur la seule organisation poétique, et qui oriente la lecture du texte en déclenchant un souvenir épisodique de chansons enfantines ou de comptines. Ce souvenir épisodique peut ensuite donner lieu à une évocation de niveau II, qui s’appuierait sur la mémoire encyclopédique cette fois.

La notion de concept inanalysé permet également de décrire le traitement évocatif de l'organisation linguistique. Dominicy s'appuie notamment sur l'exemple suivant :

{Contexte : Pierre a affronté, tout seul, un groupe de hooligans} (a) Pierre s'est battu, tout seul, contre un fleuve.

(b) Et Pierre s'est battu, lui tout seul, contre un fleuve.

Dans le contexte proposé, l'énoncé (a) contiendra, selon Dominicy, le concept (composé) inanalysé « se battre contre un fleuve », puisqu'il n'existe aucun champ accessible au sein duquel ce concept soit susceptible d'être décrit. Si l'interprétant possède dans sa mémoire, épisodique ou encyclopédique, un contenu correspondant au combat d'Achille et du Scamandre, il pourra, par évocation, former la croyance suivante :

LE FAIT QUE PIERRE « SE SOIT BATTU » (LUI) TOUT SEUL, « CONTRE UN FLEUVE » POURRAIT SIGNIFIER (POURRAIT ÊTRE CAUSÉ PAR LE FAIT) QU'ACHILLE S'EST BATTU CONTRE LE SCAMANDRE.

L'énoncé (b) conduit à l'apparition du même concept inanalysé, mais peut également s'appuyer sur la reconnaissance d'un alexandrin, responsable de la formation d'un percept inanalysé, qui viendrait renforcer l'évocation conceptuelle précédente.

Pour résumer, la théorie de l'évocation fait l'hypothèse d'un traitement alternatif au traitement habituel, lors duquel l'existence d'un percept ou d'un concept inanalysé donnerait lieu à un traitement qualifié de symbolique, qui consisterait à parcourir la mémoire encyclopédique ou épisodique à la recherche d'une représentation susceptible d'entretenir des liens de causalité naturelle avec le concept ou percept en question. L'évocation poétique serait une stratégie opportuniste, qui instrumentaliserait ce mécanisme à des fins esthétiques.

La théorie de l'évocation offre donc un cadre théorique suffisamment riche pour décrire des phénomènes poétiques fondés sur l'organisation poétique et sur l'organisation linguistique. Elle permet d'inclure, en les optimisant, les recherches de Jakobson et de Ruwet sur les parallélismes, mais ne limite pas la poéticité des textes à son versant strictement formel. L'existence d'effets spécifiques fondés sur des « anomalies » sémantiques y est également prédite.

3.3 Discussion : la théorie de l'évocation et les phénomènes