• Aucun résultat trouvé

L'approche énonciative de Michèle Monte

Examen de quelques modèles théoriques

2. L'approche énonciative de Michèle Monte

Toutefois, demeure la question des phénomènes poétiques qui ne relèveraient pas de tels parallélismes. A la fin de son chapitre sur la fonction poétique, Jakobson (1963 : 243-244) évoque certains phénomènes poétiques comme la métonymie, et ses liens privilégiés avec l'écriture en prose6. Mais c'est surtout avec Monte (2002a, 2003) que l'importance de phénomènes a priori étrangers à l’organisation poétique, comme le niveau énonciatif, qui relève donc des niveaux sémantique (notamment référentiel) et pragmatique, a été mise en évidence dans certains textes post-45, et notamment dans le corpus jaccottien. Elle

a en effet montré que son approche permettait de mettre au jour certaines spécificités de l'énonciation dans le discours poétique. Dans son article « Essai de définition d'une énonciation lyrique », elle étudie le marquage actanciel et temporel dans la poésie de Jaccottet. Concernant le marquage de la personne, elle s'inspire de la théorie actancielle de Molinié en dégageant deux grands niveaux : un premier niveau qui est celui du « locuteur patent, obvie du discours » (Monte 2003 : 160), et un second niveau qui correspond au monde « des personnages-objets du discours littéraire » (Molinié 1986 : 178). La possibilité de distinguer entre eux ces deux niveaux, variable d'un discours à l'autre, est particulièrement difficile dans le discours poétique :

La distinction entre le niveau I et le niveau II, relativement aisée dans le cas de l'écriture décalée dans le temps, ou lorsque le scripteur met en scène d'autres personnes que lui, s'avère délicate dans des poèmes où le poète parle de lui-même au présent sans qu'aucun intervalle temporel ne semble s'interposer entre le vécu et sa mise en mots, dans l'illusion d'une coïncidence entre l'expérience et l'écriture. (Monte 2003 : 161)

Dans son article, Monte montre que la perméabilité entre les deux niveaux actanciels va avoir des conséquences au plan interprétatif. Considérons l'extrait suivant du recueil Chants d'en bas :

Si la vue du visible n'est plus soutenable, si la beauté n'est vraiment plus pour nous – le tremblement des lèvres écartant la robe –, cherchons encore par-dessous,

et où nous mène, aveugle, on ne sait quelle ombre ou quel chien couleur d'ombre, et patient (p. 587)

La porosité entre les niveaux actanciels va permettre au lecteur d'analyser « les impératifs comme des conseils éthiques ou bien des auto-injonctions du scripteur concernant sa propre écriture » (Monte 2003 : 163). On est ici en présence d'un effet spécifique du texte littéraire, perceptible à la lecture, et qui manifestement participe de la poéticité du texte. Or cet effet n'est pas à strictement

parler subordonné à des parallélismes – même si le passage en comporte –, comme le montre la version tronquée et en prose, où l'effet reste très perceptible8 :

Si la vue du visible n'est plus soutenable – le tremblement des lèvres écartant la robe –, cherchons encore où nous mène, aveugle, on ne sait quelle ombre ou quel chien couleur d'ombre.

La nature des phénomènes analysés relève donc cette fois non de l'organisation poétique, mais de l’organisation linguistique.

Le second aspect de l'énonciation poétique étudié par Monte porte sur le marquage temporel du présent de l'indicatif. Si ce tiroir verbal se prête en principe à différents emplois9 – présent déictique, présent historique, passé, futur, présent gnomique – l'étude du corpus jaccottien révèle une prépondérance des présents déictiques et gnomiques, dont l’ambiguïté va être exploitée par certains textes. Pour le montrer, considérons le poème « La promenade à la fin de l'été » du recueil L'Ignorant :

Nous avançons sur des rochers de coquillages, sur des socles bâtis de libellules et de sable,

promeneurs amoureux surpris de leur propre voyage, corps provisoires, en ces rencontres périssables.

Repos d'une heure sur les basses tables de la terre. Paroles sans beaucoup d'écho. Lueurs de lierre.

Nous marchons entourés des derniers oiseaux de l'automne et la flamme invisible des années bourdonne

sur le bois de nos corps. Reconnaissance néanmoins à ce vent dans les chênes qui ne se tait point.

En bas s'amasse l'épaisseur des morts anciens, la précipitation de la poussière jadis claire,

8 La version tronquée produit d’autres effets, parmi lesquels l’impression d’un texte produit artificiellement -comme dans certaines productions de l’Oulipo -, que ne déclenche pas le texte original.

9 Bien qu'il n'existe pas de consensus à ce sujet, de nombreuses analyses font l'hypothèse d'un tiroir verbal non marqué, ce qui permettrait d'expliquer sa polysémie. Voir par exemple les articles de Serbat (1980) et de Mellet (1980 ; 2001 ; 2006).

la pétrification des papillons et des essaims, en bas le cimetière de la graine et de la pierre […]

Plus haut tremble ce qui résiste à la défaite […]

des martinets fulgurent au-dessus de nos maisons. […] (p.8610)

Monte remarque que ce poème « peut être tout à fait lu à la fois comme une évocation de la destinée humaine en général et comme une promenade très particulière faite par deux amoureux11 » (Monte 2003 : 175). L'ambiguïté est ici entretenue par la présence d'un certain nombre de facteurs linguistiques. Nous citerons par exemple le statut problématique du « nous », qui peut « représenter le locuteur en tant que sujet d'expérience et la personne qu'il aime (niveau II), mais peut s'élargir à l'ensemble de la communauté humaine si rien dans les prédicats ne vient le particulariser » (Monte 2003 : 175-176). Ou encore, l'alternance d'expressions particularisantes comme « ce vent », « des martinets », « les propos d'un homme évoquant sa jeunesse », avec des expressions génériques comme « la graine », « la pierre », « la défaite », etc.12. Plutôt que d'opter pour une stratégie interprétative basée sur l'exclusivité mutuelle des deux valeurs du présent, où le lecteur serait sommé de choisir entre une lecture actualisante ou générique, Monte propose d'inclure la double valeur du présent dans le processus interprétatif :

(…) le présent se définit par sa non-spécialisation temporelle qui autorise souvent une double lecture ou, peut-être plus exactement, la perception d'une situation d'énonciation particulière qui n'est ni tout à fait celle du discours interactif, ni tout à fait celle des maximes. (Monte 2003 : 175)

Pour revenir au poème de Jaccottet, l'effet produit par l'ambiguïté du présent de l'indicatif consiste à donner « l'impression qu'à propos d'une promenade

10 La pagination renvoie à l’édition de 1971 de Poésie 1946-1967, Paris, Gallimard, coll. «Poésie».

11 Ce type d’exemple plaide en faveur de la thèse de Lakoff et Turner (1989) selon laquelle la poésie exploiterait des métaphores quotidiennes comme “La vie est un voyage”. Voir également Lakoff & Johnson (1985 [1980]) ou encore Legallois (2015 : 165-166).

particulière à laquelle il ne cesse pas complètement de se référer, le poème prétend aussi évoquer le parcours d'une vie parvenue à la fin de sa maturité, prenant la mesure du temps (…) » (Monte 2003 : 176).

Les phénomènes mis en évidence par Monte forment une classe d'équivalence constituée par les différentes valeurs attribuables à une même occurrence du tiroir verbal du présent de l'indicatif : cette classe est constituée par les valeurs /particularisante/ et /générique/, et relève exclusivement du niveau sémantico-pragmatique. Or, si l'on se réfère à la seconde contrainte proposée par Dominicy, les parallélismes au sein desquels l’équivalence ne s’établit que sur le plan sémantico-pragmatique ne sont pas éligibles au statut de parallélisme poétique. Si l'on conserve cette définition, il faut en conclure que les phénomènes décrits ici n'instancient aucun parallélisme poétique. L'effet produit est donc fondé sur la seule organisation linguistique. Si, à la suite de Monte (2003), on considère que ces phénomènes participent pleinement de la poéticité des textes, l'on se doit de reconnaître qu'ils sont fondés sur un niveau qui échappe à la définition des parallélismes poétiques. A côté de l'organisation poétique, un travail sur l'organisation linguistique produit donc également des effets qui ressortissent à la poéticité.

Parce qu'elles se limitent aux phénomènes de parallélismes, les approches (post-)jakobsonienne sont donc trop limitées dans leur pouvoir descriptif. Si elles permettent de bien décrire les phénomènes rimiques, ou certains parallélismes syntaxiques, tout un pan de la poéticité, en particulier contemporaine, semblerait leur échapper. Nous devons donc disposer d'un modèle plus souple, incluant des phénomènes qui reposent sur la présence d'une organisation poétique, mais aussi ceux qui sont fondés sur la seule organisation linguistique. La théorie de l'évocation de Dominicy est compatible avec ce constat. Nous allons donc consacrer la partie suivante à un bref examen de cette approche, et montrer dans quelle mesure elle permet d'éclairer les phénomènes poétiques reposant sur un traitement particulier de l'organisation linguistique.