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Concept ad hoc et effets poétiques

Catégorisation sémantique et effets poétiques

4. Hypothèses interprétatives et effets poétiques

4.1 Concept ad hoc et effets poétiques

Si nous faisons l’hypothèse d’un concept ad hoc de révolte, distinct du concept prototypique, il nous faut préciser si l’existence d’un tel concept serait responsable d’effets poétiques. Ainsi, la catégorisation associée à la notion de « ferment » repérée par Legallois (2015 : 37-53) chez Zola permet de problématiser la valeur axiologique de la notion d’argent, mais n’est pas en soi responsable d’effets poétiques. Pour le texte de Michaux, plusieurs éléments sont d’abord à considérer. Sur le plan idiosyncrasique, les extraits du recueil Poteaux

d’angle que nous avons cités montrent la stabilité de ce concept ad hoc dans la

poétique michaldienne. On peut donc faire l’hypothèse que pour un lecteur fidèle de l’œuvre de Michaux, la combinaison des traits /révolte/ et /altération/ sera perçue de manière moins conflictuelle que pour un lecteur lambda. Par ailleurs, au contexte proprement michaldien s’ajoutent des éléments culturels que l’on ne peut ignorer. La valorisation du faible n’est pas sans rappeler la figure christique (Dominicy 2001 : 147). Ainsi, la revendication de l’échec peut être perçue comme un indice de qualité morale, comme le suggère l’extrait suivant déjà cité :

Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais-tu ? (PA : 19)

.

La combinaison des notions de révolte et de faiblesse est d’ailleurs un élément du Nouveau Testament. L’échec (notamment social) est à plusieurs reprises présenté comme une condition nécessaire pour l’accès à un arrière-monde7, et la posture du personnage de Jésus consiste dans une certaine mesure à remettre en question un ordre (religieux, moral) établi8. Tout porte donc à croire que dans la rencontre de la posture du révolté et de la revendication de l’échec subsistent des éléments culturels inspirés de la tradition chrétienne, malgré la revendication d’impiété du vers 29. La conjonction de ces éléments idiosyncrasiques et culturels permet de rendre cohérente l’articulation de traits sémantiques au départ a priori incompatibles. Par là, ils concourent à atténuer les conflits sémantiques et représentationnels susceptibles d’émerger à la lecture, et ainsi à rendre axiologiquement co-orientés des vers comme :

dans l’âme de celui qui lave la dague

dans l’orgue en roseau qui pleure pour tout un peuple

7 De nombreux passage des Évangiles renversent l’échelle des hiérarchies et des valeurs. On pourrait citer par exemple « Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. » (Évangile

de Saint Matthieu, chapitre 16 : 25), ou encore « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. »

(Évangile de Saint Luc, chapitre 6 : 20).

Réfléchissons un instant à la façon dont est élaboré le concept ad hoc de révolte, qui pourrait être considéré comme une propriété d’ordre psychologique attribuable à l’actant « il » du titre. Dans les phrases contenant un stéréotype du concept habituel de révolte, comme dans le vers « dans l’impavide qui ose froisser le cimetière », le rapprochement entre le contenu de l’énoncé et le concept de révolte s’opère au moyen de la relation fonctionnelle d’exemplification, où ici le fait d’« oser froisser le cimetière » serait une exemplification de la révolte. Le fort degré de stéréotypie avec la notion de révolte du contenu du GN introduit par « dans » permet en effet de sélectionner ce contenu en tant qu’exemplification de la révolte. En revanche, si la recherche d’un trait qui viendrait exemplifier une idée de révolte ne ramène pas de résultat fortement stéréotypé, comme dans le vers « Dans celui qui s’élance et n’a de tête que contre les murs », l’interprétant cherchera alors des traits moins saillants. Comme nous l’avons suggéré, le contexte idiosyncrasique ou culturel pourra permettre d’élargir le contexte de la recherche.

Selon notre analyse, les incohérences susceptibles de résulter de l’interaction des contenus qui constituent le concept ad hoc s’atténuent si l’on prend en compte ces représentations idiosyncrasiques ou culturelles. On peut supposer que pour un lecteur coutumier de l’œuvre de Michaux, le rapprochement des isotopies de la révolte et de la faiblesse s’accompagnera d’une forme de rationalisation facilitant l’intégration des deux domaines. Si, à la suite de Dominicy, l’on raisonne en termes de champ sémantique, on pourra supposer que le champ sémantique correspondant au concept ad hoc de révolte – c’est à dire le concept révolte 2 du schéma précédent – figurera dans les entrées encyclopédiques ou sera reconstruit à partir de la mémoire épisodique du lecteur. Les différents éléments des domaines rapprochés n’entrant pas en conflit, on peut supposer que l’émergence du concept ad hoc sera peu propice à l’émergence de constituants inanalysés, dont nous avons vu au chapitre 1 qu’ils constituaient un facteur de poéticité. Afin d’étayer notre propos, nous proposons de nous appuyer sur la théorie de l’évocation de Dominicy, et en particulier sur la théorie des champs sémantiques telle qu’elle est utilisée par Dominicy (2011 : 232-233) à propos des concepts inanalysés.

D’après les analyses qui précèdent, les deux vers suivants actualisent le concept RÉVOLTE 1 :

Dans l'impavide qui ose froisser le cimetière sera sa mémoire. (...)

Dans le jour du crachat sur l’offrande sera sa mémoire.

Il est en principe possible de considérer les reformulations (1) et (2) comme acceptables :

(1) Un impavide qui ose froisser le cimetière est une exemplification de la révolte, en ce sens qu'être impavide et froisser le cimetière sont des manifestations possibles de révolte.

(2) Un crachat sur une offrande est une exemplification de la révolte, en ce sens que cracher sur une offrande est un symptôme possible de révolte.

La plausibilité de (1) et (2) repose sur le fait que le concept de « crachat », et le concept composé « impavide qui ose froisser le cimetière » possèdent dans leur entrée sémantique9 des règles telles que :

(a) [« crachat » → SIGNE DE RÉVOLTE 1]

(b) [« impavide qui ose froisser le cimetière » → SIGNE DE RÉVOLTE 1]

qui permettent d’assujettir à la fonction d’exemplification de la révolte le contenu des GN. En revanche, si l’on considère le vers “Dans ce qui cherche et ne trouve pas”, il paraît difficile, en faisant appel au concept RÉVOLTE 1, d’analyser l’énoncé sous la forme (3) :

9 La mémoire sémantique, parfois également nommée “sémantico-encyclopédique”, est constitué “(i) des mots et autres symboles verbaux; (ii) de leur sens et leurs référents; (iii) des relations que ceux-ci entretiennent entre eux; et enfin, (iv) des règles, formules et algorithmes nécessaires à la manipulation des symboles, des concepts et des relations.” (Delvenne, Michaux, Dominicy 2005 : 54 ; voir également Tulving 1972 : 386).

(3) * Ce qui cherche et ne trouve pas est une exemplification de la révolte, en ce sens que le fait de chercher et ne pas trouver est une exemplification possible de RÉVOLTE 1.

En effet, il n’y a pas, dans le chef de l’interprétant, de règle permettant d’assujettir le contenu du GN à la fonction d’exemplification, et telle que :

(c) [« ce qui cherche et ne trouve pas » → SIGNE DE RÉVOLTE 1]

Pour rendre acceptable l’analyse de l’énoncé, il est nécessaire d’élargir le contexte de recherche au concept ad hoc RÉVOLTE 2 :

(3’) Ce qui cherche et ne trouve pas est une exemplification de la révolte, en ce sens que pour l’être michaldien, le fait de chercher et ne pas trouver est une exemplification possible de RÉVOLTE 2.

L’explication consiste alors à dire que l’interprétant recourt à la règle : (d) [« ce qui cherche et ne trouve pas » → SIGNE DE RÉVOLTE 2]

On peut affirmer que les règles (a) et (b) s’expliquent si l’on admet que les concepts de « crachat » et d’« impavide qui ose froisser le cimetière » peuvent être analysés dans un champ <C1, SIGNE DE RÉVOLTE 1>, en général accessible à l’esprit d’une personne ayant grandi au sein d’une culture de langue française, et où :

- C1 = {« crachat », « impavide qui ose froisser le cimetière », …}, SIGNE DE RÉVOLTE 1 n'appartenant pas à C1 ;

- pour tout i Є C1, [C1i → SIGNE DE RÉVOLTE 1] est une règle sémantique. La règle (d) s’explique uniquement si l’on admet que, pour l’être michaldien, le concept de « celui qui cherche et ne trouve pas » peut être analysé dans un champ <C2, SIGNE DE RÉVOLTE 2>, et où :

- C2 = {« celui qui cherche et ne trouve pas », …}, SIGNE DE RÉVOLTE 2 n'appartenant pas à C2 ;

- pour tout i Є C2, [C2i → SIGNE DE RÉVOLTE 2] est une règle sémantique. Si les analyses qui précèdent sont justes, on peut raisonnablement penser que la formation du concept ad hoc RÉVOLTE 2 ne sera pas en soi responsable de concepts inanalysés. Si des effets poétiques sont produits dans ce texte, on peut supposer que la présence du concept ad hoc de révolte n’en constitue pas l’élément principal. Il nous faut donc explorer d’autres pistes.

Jusqu’ici, nous nous sommes concentrés sur l’exploration des domaines notionnels associé aux GN dans la structure « dans » + GN + « sera sa mémoire ». Dans les analyses qui précèdent, nous avons privilégié l’idée selon laquelle la relation entre le GN et le concept « révolte 2 » s’établissait sur la base d’une fonction d’exemplification.

Nous souhaitons défendre ici l’hypothèse que la relation établie entre le syntagme « dans » + GN et le groupe verbal « sera sa mémoire » ne se réduit pas à cette seule fonction d’exemplification. Nous pensons que la préposition « dans » joue un rôle particulier dans la manière dont l’interprétant associe les contenus des GN au concept « révolte 2 », et que selon le type d’association sélectionné des effets poétiques sont envisageables. Afin d’être en mesure de préciser la nature de cette relation, il est nécessaire de bien saisir le rôle sémantique joué par cette

préposition. Aussi, la section qui suit propose une brève mise au point de quelques travaux portant sur cette préposition.