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Examen de quelques modèles théoriques

1. La poétique jakobsonienne et les approches post- post-jakobsoniennes

1.2 Les poétiques post-jakobsoniennes

Dans ce qui suit, nous proposons d’examiner comment la corrélation entre parallélismes et organisation poétique s’est développée au sein de la poétique post-jakobsonienne. Cette section ne répond à aucune volonté d’exhaustivité ni de synthèse, mais se limite à l’examen des concepts utiles à notre propos. Pour un panorama plus ambitieux et plus systématique, nous renvoyons à Aroui (1996), Dominicy (1991 ; 2011 : 33-78), et bien sûr à l’ensemble des travaux de Jakobson.

1.2.a L’approche de Nicolas Ruwet

Dans son article « Parallélismes et déviations en poésie », Ruwet commence par constater que le principe d’équivalence tel qu'il a été défini par Jakobson s’avère trop général, en ce sens qu’il inclut des phénomènes dénués de poéticité, tels que les anaphores linguistiques, ou encore la mise en relief :

On sait toutefois que la proposition de Jakobson ne va pas sans problèmes (…) La notion d’équivalence entre divers éléments d’un texte est tellement générale — tant qu’on ne spécifie pas plus précisément à quels points de vue ces éléments doivent être tenus pour équivalents — qu’il ne va pas de soi, à première vue, qu’elle permette vraiment de rendre compte de la spécificité des textes poétiques. La formule de Jakobson met en évidence, de manière frappante, un point commun à la rime, au mètre, au parallélisme syntaxique, etc., mais rien ne dit, par exemple, qu’on ne pourrait pas également subsumer à cette formule d’autres principes d’organisation du discours, qui seraient donc à l’œuvre dans d’autres types de textes, considérés comme non-poétiques. En fait, comme je le signalais dans l’article cité (Ruwet, [1972], p. 215), si on prend au sérieux les études d’analyse du discours de Zellig Harris (cf. Harris, 1952, et surtout 1963), la spécificité des textes poétiques semble s’évanouir complètement. Pour Harris, en effet, il est possible de décrire la structure de n’importe quel texte suivi — nouvelle, article scientifique, article de journal, conversation, etc. — sous la forme de systèmes d’équivalences, représentables par des tables à deux dimensions4. (Ruwet 1975 : 307-308)

Afin d’illustrer son propos, Ruwet discute les exemples suivants, inspirés des travaux de Bellert :

(a) Picasso a quitté Paris.

(b) Le grand peintre s'est rendu à sa villa de la Côte d'azur. (c) Il aime beaucoup cet endroit.

Ruwet remarque que les termes « Picasso », « le grand peintre », et « il » constituent une classe d'équivalence, « dans la mesure où ils sont tous deux des éléments implicatifs d'un même type, et qu'ils entraînent certaines conséquences communes (…) » (Ruwet 1975 : 315). Le même commentaire vaut pour les expressions « villa de la Côte d'azur » et « cet endroit ». Pour conserver l'hypothèse de Jakobson, mais exclure le type de phénomènes précités de la fonction poétique, Ruwet propose de distinguer le niveau sémantico-référentiel, d’un second niveau qu’il qualifie de « superficiel ». Il fait en effet le constat que dans les exemples précédents, c'est le premier niveau qui se trouve mobilisé,

tandis que dans les exemples étudiés par Jakobson, les phénomènes de parallélismes relèvent d'un niveau strictement formel, et sont irréductibles à l'organisation linguistique régissant le discours :

(…) les types d’équivalence en question [ceux des énoncés (a), (b), (c)] mettent tous en jeu essentiellement les aspects sémantique, référentiel, pragmatique, des énoncés; ils jouent au niveau de l’interprétation des énoncés, et ne sont liés que de manière indirecte à leur syntaxe. D’un autre côté, ils sont pratiquement indépendants des aspects morphologique, phonologique et phonétique. Or, parcourons le riche catalogue de procédés poétiques que donne Jakobson (1963). Qu’il s’agisse de la rime, des différents systèmes de mètres, des parallélismes syntaxiques, etc., ces procédés se situent précisément – et exclusivement – à ces niveaux « superficiels » dont le rôle est négligeable ou secondaire dans la structuration habituelle du discours. Une syllabe est mise en équivalence avec une autre syllabe, un groupe de phonèmes avec un autre groupe de phonèmes, un accent de mot avec un autre accent de mot, une pause syntaxique avec une autre pause syntaxique, une structure syntaxique superficielle avec une autre structure syntaxique superficielle, et cela indépendamment des règles sémantico-pragmatiques qui opèrent dans le segment de discours concerné. Chaque fois qu’il s’agit d’un système codifié, les règles par lesquelles on peut le représenter se situent à d’autres niveaux, et sont indépendantes des règles d’organisation du discours « à la Bellert » ; un sonnet, par exemple, est ainsi soumis à deux types d’organisation distincts, situés sur deux plans différents. (Ruwet 1975 : 315-316)

L'essentiel de l'hypothèse de Jakobson se trouve donc conservé, mais les parallélismes relevant spécifiquement de la fonction poétique sont limités à une gamme restreinte de phénomènes linguistiques :

Il nous est donc possible maintenant de reformuler le principe de Jakobson, en lui donnant un contenu plus spécifique : les textes

poétiques se caractérisent par le rétablissement, codifié ou non, de rapports d'équivalence entre différents points de la séquence du discours, rapports qui sont définis aux niveaux de représentation

« superficiels » de la séquence — où, par superficiel, il faut entendre phonétique, phonologique, morphologique, et/ou syntaxique superficiel. (Ruwet 1975 : 316)

Il reste cependant à définir plus précisément ce qu'entend Ruwet par « superficiel ».

1.2.b Les parallélismes poétiques selon Dominicy

C'est justement ce qu'entend préciser Dominicy (2011 : 54-78), lorsqu'il propose de distinguer les parallélismes a priori des parallélismes a posteriori. Un parallélisme a priori est défini comme une « équivalence (...) indépendante de toute combinaison syntagmatique » (Dominicy 2011 : 59), et peut donc relier entre elles des unités appartenant ou non au même parallélisme a posteriori sur le plan grammatical. A contrario, un parallélisme a posteriori sera défini comme une équivalence dépendant d’une combinaison syntagmatique, qu’elle qu’en soit la nature, grammaticale, ou séquentielle, comme dans une liste. Ainsi dans le slogan publicitaire « Du pain, du vin, du Boursin », le fait que les différents membres de l’énumération exhibent la même combinaison grammaticale [partitif] + [nom] est un parallélisme potentiellement constitutif de toute liste de courses, parce qu’il répond – du moins à l’oral – à la question « Que faut-il acheter pour le dîner ? » : (« il faut » +) article partitif + N. En revanche, la réitération de la nasale /ɛ̃/ à la fin de chaque item lexical énuméré sera qualifié de parallélisme a priori, dans la mesure où elle ne dépend d’aucune organisation syntagmatique. Dans cet exemple, nous dirons donc que le parallélisme grammatical (article partitif + N) relève de l’organisation linguistique, tandis que le parallélisme phonique a pour corollaire la présence – du moins potentielle – d’une organisation poétique. Les parallélismes a posteriori seront donc par principe exclus de la classe des « parallélismes éligibles » au statut de parallélismes poétiques. Afin de préciser la classe des parallélismes a priori éligibles au statut de parallélisme poétique, Dominicy (2011 : 64-65)propose de faire peser quatre contraintes5, chacune étant nécessaire mais non suffisante :

1. Ne sera pas éligible un parallélisme a posteriori – étant entendu que deux unités unies par un parallélisme a priori peuvent aussi l’être par un parallélisme a posteriori. C'est d'ailleurs le cas de la suite « Du pain, du vin, du Boursin » étudiée précédemment.

5 Les contraintes sont reproduites telles qu'elles sont présentées dans Dominicy (2011 : 64-65). Les commentaires et les exemples sont de nous.

2. Ne sera pas éligible un parallélisme (a priori) où l’équivalence ne s’établit que sur le plan sémantico-pragmatique.

3. Ne sera pas éligible un parallélisme (a priori) dont l’existence s’avère hautement prédictible, compte tenu des règles générales qui président à la construction du discours dans la langue envisagée.

4. Si deux unités de la hiérarchie segmentale-sémantique sont unies par un parallélisme a

priori lié à leur structure interne – comme cela peut se passer pour deux (membres de)

phrases qui partagent le même arbre syntaxique, abstraction faite de leur matériel lexical –, ce parallélisme doit, pour être éligible, s’accompagner d’au moins un parallélisme (a priori) éligible entre certaines des unités de rang inférieur qui composent l’une et l’autre unités. Imaginons par exemple l’incipit suivant d’un roman : « Des adultes

regardent des enfants. » Il pourrait exhiber un parallélisme poétique. Si l’on considère en

effet que la reprise de l'article indéfini n’est pas contrainte par la construction du discours – comme elle le serait pour la description d’un tableau, qui transgresserait alors la condition (3) -, le parallélisme pourra être considéré comme éligible : les termes partagent bien le même arbre syntaxique, mais la relation qui s'établit entre eux opère à partir de chacun des GN des S et GV.

Les parallélismes éligibles ainsi définis, la distinction entre structure superficielle et organisation linguistique devient opératoire. L'on peut à présent distinguer avec plus de précision les phénomènes qui ressortissent à l'une ou l'autre des deux organisations. Nous parlerons, à la suite de Dominicy (2011), d'organisation poétique et d'organisation linguistique. Ce dernier a beaucoup insisté sur le fait que les deux organisations cohabitaient et fonctionnaient « en tandem » (2011 : 253-255). Ainsi, dans « Du pain, du vin, du Boursin », l'organisation linguistique permet à l'interprétant de se représenter les référents associés à chacun des GN énumérés. Dans le même temps, le parallélisme phonique suggère une impression d'harmonie suscitée par l'association des référents, ce que confirme la suite du message publicitaire « je vais bien ». Les deux organisations se déroulent donc bien de manière concomitante, et leurs effets

respectifs interagissent. Pareille approche permet de corroborer les intuitions de Benveniste (2011 : 600) sur le fait que le message poétique, en sus de ses propriétés phonétiques, sémantiques, syntaxiques ou rythmiques, est susceptible de produire des effets additionnels, de type émotionnel selon lui, qui viennent interagir avec son contenu conceptuel et référentiel.

Nous sommes donc parvenus à dégager un certain nombre de points que nous résumons ici :

 Les textes poétiques se caractérisent par un recours massif à la fonction poétique.

 Celle-ci n'est pas restreinte au(x) genre(s) de la poésie. Les messages publicitaires, ou encore les slogans y ont souvent recours. Rien n'interdit à un texte en prose, y compris romanesque, d'y recourir.

 La fonction poétique se caractérise par la production de parallélismes poétiques.  Un parallélisme poétique consiste à relier deux unités indépendamment de toute

combinaison syntagmatique.

 L'organisation poétique, constituée par les parallélismes poétiques, cohabite avec l'organisation linguistique, elle-même régie par les règles d'organisation du discours.