• Aucun résultat trouvé

de Jacques Roubaud

1. Introduction et notions théoriques

Dans cette partie, nous limiterons les faits de langue observés à la classe des phénomènes de conflits d'incidence et de portée indistincte. Ces phénomènes ont déjà fait l'objet d'analyses en site littéraire, en particulier par Neveu, dont nous reprendrons ici l'essentiel de l'appareil notionnel et analytique (1998 ; 2000a : b1-b2 ; 2000b ; 2000c ; 2006 ; 2011 : 194-195, 283-285). Le cadre général dans lequel s'inscrit l'approche du texte poétique proposée par Neveu est celui de la théorie sémantique de l'évocation développée par Dominicy (2011). En effet, parmi les phénomènes favorisant le traitement évocatif figure l’affaiblissement de la détermination sémantique des contenus :

La spécificité de la modalité poétique, selon Marc Dominicy, est de présenter des marques d'une absence de contrôle de cette indétermination [du sens], suscitant par là même une interprétation équivoque. On parvient ainsi à dégager une intention communicationnelle propre à l'énoncé poétique, qui n'est pas de décrire le monde mais d'énoncer des représentations mentales préalables par l'évocation de prototypes relevant d'un savoir partagé constitué d'entités préformées (ou présentées telles), et réactualisées par le texte (…). (Neveu 2000a : b1)

Le lien avec l'approche syntaxique s'opère au moyen des notions d'incidence et de

L'incidence sera prise au sens d'une mise en rapport syntactico-sémantique d'un terme apport et d'un terme support. Par distinction avec la portée, qui est à proprement parler dénuée de réalité formelle en ce qu'elle ne saurait être identifiée à partir de faits d'ordre morphosyntaxiques, et qu'elle résulte pour l'essentiel d'un choix de parcours interprétatif (…), l'incidence est déterminée par des marques rectionnelles car les contraintes qui la manifestent sont liées au groupement syntagmatique des constituants de l'énoncé. (ibid. : b2)

Pour bien comprendre la distinction opérée entre les deux notions, nous reproduisons l'analyse d'un exemple par Neveu :

[D]ans l'énoncé Insouciante, Caroline retourne à l'hôtel du roi Léon, le segment détaché Insouciante ne manifeste pas d'autre valeur circonstancielle que celle d'une caractérisation d'attitude exprimée par le seul signifié du constituant qui sature cette position, et que pourrait exprimer tout prédicat qualificatif du même ordre (…)

Dans Insouciante, Caroline n'a pas vu venir l'accident, en revanche, cette caractérisation comportementale marquée par la construction détachée s'enrichit d'une circonstance de cause (« c'est parce qu'elle était insouciante que Caroline n'a pas vu venir l'accident »). La circonstance ne peut donc être décrite ici comme une valeur sémantique intégrée à la construction, elle est construite par le contexte de l'énoncé, dont l'interprétation sélectionne naturellement la causalité, parmi les valeurs possibles, comme relation sémantique entre le segment détaché et la prédication principale. Dans les deux cas, l'incidence de la construction détachée n'a pas varié. Elle a pour support syntaxique

Caroline. Mais, dans le second cas, la portée de cette construction

s'exerce sur l'ensemble de la prédication principale, puisque c'est le syntagme verbal de cette prédication qui appelle une interprétation causale du procès. (Neveu 2011 : 284-285, nous surlignons)

Dans les deux cas, l'incidence de l'adjectif « insouciante » au support « Caroline » permet l'application des règles d'accord. Mais dans le second cas, la relation d’incidence est enrichie d'une relation causale qui relève de la portée. Les notions d'incidence et de portée s'appuient en réalité sur la distinction entre microsyntaxe et macrosyntaxe, qu'à la suite de Berrendonner (1990), Neveu formule en ces termes :

Le niveau microsyntaxique décrit l'articulation des morphèmes et des syntagmes, c'est à dire des unités qui sont des segments de chaîne de

rang inférieur à ou égal à la proposition. Ces segments sont réputés entretenir : (I) des relations de concaténation, reposant sur des contraintes marquées par l'enchaînement ordonné des unités linguistiques signifiantes dans l'énoncé (…) ; (II) des relations de rection, marquées par le phénomène d'implication d'occurrences, du type accord, liage, etc. (…) A ce niveau, aucune raison cognitive particulière ne semble motiver les relations entre les segments de chaîne. Elles résultent globalement de contraintes d'ordre distributionnel.

(…) Le niveau macrosyntaxique, quant à lui, décrit l'organisation des grandes unités discursives. Les relations qui s'établissent entre les unités sont ici de nature sémantique et pragmatique : (I) relations de présupposition, (…) impliqu[ant] la présence dans la mémoire discursive d'informations préalables ; (II) relations de production, car (…) peut être inféré un nouveau savoir partagé. (Neveu 2011 : 223-224)

Comme cela a été démontré par Neveu (2000a; 2006), la régulation du sens dans le texte littéraire « peut tendre, comme on sait, à exercer un contrôle incidenciel moins serré « (Neveu 2000c : 2). A la suite de Neveu (2000a), nous emploierons l'expression de conflit d'incidence lorsque les contraintes morphosyntaxiques permettent d'envisager au moins deux supports pour l'appariement d'un unique constituant. De même, nous parlerons de portée

indistincte lorsque plusieurs « coulissages interprétatifs » (2000a : 2) seront

envisageables pour un même segment de phrase. En termes interprétatifs, les notions d'incidence et de portée ont donc des statuts différents. Dans le premier cas, le terme de conflit est justifié par le fait que « chaque solution sémantique est

en principe exclusive de toutes les autres » (Ibid. : b2), dans la mesure où « la

plurivocité ne peut recouvrir que des alternatives syntaxiques » (Fuchs 1993 : 283). Au contraire, les phénomènes de portée indistincte, parce qu'ils sont « indexé[s] par l'interprétation » (Neveu 2000a : b2), permettent d'envisager la construction de solutions non exclusives l'une à l'autre.

Les phénomènes de conflits d'incidence et de portée indistincte constituent pour nous des phénomènes particulièrement intéressants : bien que ressortissant au niveau syntaxique, ils ne sont pas sans rappeler, dans leur principe, les conflits verbo-aspectuels relevés par Monte ou Dominicy dans les textes poétiques. On peut supposer que certains textes littéraires induisent l'émergence de combinaisons interprétatives ou de représentations sémantiques parallèles et

concomitantes, dont le statut diffère probablement de celui que l’on peut observer dans la communication non poétique. Ils constituent en cela des pistes intéressantes dans notre recherche d'une définition des effets poétiques.

Ce chapitre comporte deux volets. Dans la première partie, nous présentons les différents phénomènes de conflit d'incidence et de portée indistincte identifiés dans l'ensemble du recueil Qcn. Notre objectif consistera alors à montrer la représentativité de ces phénomènes dans le corpus roubaldien. Nous proposons d''ordonner l'analyse des extraits en fonction des causes ou facteurs de conflits d’incidence ou de portée. Pour chaque extrait sélectionné, nous analysons les différents parcours interprétatifs plausibles. Dans la seconde partie, nous discutons de l’impact de ces phénomènes sur le plan interprétatif.