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Retour sur les observations de corpus de la première partie

Effets poétiques et effets perlocutoires

2. Retour sur les observations de corpus de la première partie

2.1 Les conflits d’incidence

Dans la première partie, nous avons vu que l'introduction d'espaces, alinéas et sauts de ligne était responsable d’un affaiblissement des relations de concaténation entre certains constituants. Afin de reconstruire les liens menant à

la localisation du segment support, le lecteur doit alors recourir à des stratégies interprétatives qui seront celles de la macrosyntaxe. Afin d’illustrer notre propos nous nous appuierons sur l’exemple (16) du second chapitre :

(16) Je [2] laisse le soleil [1] s'approcher, me recouvrir, s'éteindre,

laissant sa chaleur un moment, pensant, sans croire, ta chair remise au

monde. (Qcn : 37)

Comme nous l’avons vu, les contraintes syntaxiques qui régissent le participe présent (Halmøy 2008 : 50-54), ainsi que l’emploi du verbe « laisse » dans la proposition principale invitent à apparier le constituant « laissant » avec le pronom personnel sujet « Je ». Au contraire, le contenu sémantico-pragmatique du syntagme « laissant sa chaleur un moment » suggère le rattachement du constituant au GN « le soleil ». La contradiction entre deux niveaux d’analyse par nature hétérogènes introduit une ambiguïté constitutive dans l’énoncé. Comme nous l’avons vu, la résolution de l’ambiguïté va consister à mettre au premier plan soit la sphère actancielle du locuteur – représentée par « Je » – soit le groupe actanciel représenté par le GN « le soleil ». S’il est raisonnable de penser que la solution interprétative sélectionnée par l’interprétant prévaudra sur l’autre, nous avons considéré comme plausible le fait que le parcours non sélectionné reste perceptible à l'interprétant. Bien que les parcours soient a priori de poids interprétatif différent, nous sommes bien en présence de deux parcours parallèles. Est-on pour autant autorisé à parler de polyphonie ?

L’on admettra pour commencer qu’en régime esthétique le traitement linguistique standard, c’est à dire sériel, n’est pas inexistant, faute de quoi le message linguistique se verrait dénué de toute intelligibilité. Schaeffer rappelle à ce propos qu’il n’existe pas « deux modes de traitement différents », mais « un déplacement de la visée » :

Lors de la présentation des symptômes de l’esthétique distingués par Nelson Goodman, j’avais introduit l’hypothèse que, par rapport aux modalités de l’attention pragmatique, l’attention en contexte esthétique impliquait une minorisation de la montée en généralité schématique et donc de la sélectivité, hypothèse renforcée par l’importance des processus d’attention distribuée dans la conduite esthétique. Il ne faut

cependant pas lire cette distinction comme une distinction entre deux modes de traitement différents mais bien comme un déplacement relatif de la visée : l’expérience esthétique s’enfonce davantage dans la richesse potentielle des différents niveaux d’ancrage attentionnel que cela n’est le cas en contexte pragmatique. L’organisation hiérarchique du traitement est en effet une détermination structurelle de la cognition et de l’attention. L’idée d’un traitement qui serait purement « horizontal », qui opérerait dès lors uniquement par des associations de même niveau, est donc irréaliste. D’ailleurs, cela serait contre-productif du point de vue de la richesse de l’expérience esthétique : en l’absence d’un traitement hiérarchique nous serions incapables par exemple de traiter à la fois la dimension formelle et la dimension représentationnelle et symbolique d’un tableau, de même que nous serions incapables d’élaborer un récit intégré à partir des phrases qui le composent ou d’apprécier le rôle structurel des cellules de base mélodiques ou harmoniques d’une pièce musicale par rapport à la structure globale. (Schaeffer 2015 : 90-91)

Dans des termes différents, Dominicy affirme des choses très similaires lorsqu’il parle d’un fonctionnement en tandem entre le traitement linguistique et le traitement évocatif d’un message donné :

Les traitements évocatifs de l’organisation poétique se déroulent, je l’ai déjà précisé, en tandem (...) Cela veut dire que, dès la prise en charge des inputs inanalysés, et tout au long du processus interprétatif, les informations issues de chacun de ces niveaux ont la capacité d’interagir sans jamais être éliminées par un mécanisme d’économie cognitive. (Dominicy 2011 : 253)

L'exemple (16) offre un exemple riche de cette organisation « polyphonique ». Dans cet énoncé, en dehors de la gestion problématique de l’appariement syntaxique du constituant « laissant », des phénomènes de différents niveaux sont à souligner. Au niveau phonétique, on relève une assonance en /ʃ/ entre « chaleur » et « chair ». Au niveau grammatical, il existe des parallélismes résultant des appositions successives. Au niveau sémantique, le participe « laissant » est polysémique, et peut signifier en fonction de l'appariement choisi « quittant, s’éloignant de » si le segment support est « je », ou « cédant» dans le cas de « soleil ». Enfin, le segment « ta chair remise au monde » évoque la figure christique (« ceci est ma chair »). Cet exemple présente donc un nombre important de phénomènes relevant a priori de l'attention esthétique. Mais

en dépit du caractère massif des phénomènes relevant de la modalité poétique, une partie importante du matériel linguistique de l'énoncé relèvera du traitement standard. Dans cette perspective, on a donc une polyphonie potentielle entre le traitement standard de l’énoncé et les traitements spécifiques relatifs aux différents phénomènes accompagnant le conflit de portée. Si l’on cherche à décrire les phénomènes poétiques en termes de polyphonie à la Schaeffer, l’on se heurte cependant à la question du statut de l’information en sortie du processus d’interprétation. Doit-on parler de sens « communiqué » (Recanati 2004 : 15-40), de représentations mentales (Sperber et Wilson 1989) ? Les phénomènes polyphoniques sont définis en termes d’interaction (Schaeffer 2015 : 97) et de « relations entre les différentes couches ». Décrire cette interaction nécessite d’abord de clarifier le statut de l’information qui se trouve en sortie à la fois des traitement sériels du message, mais également des traitements qualifiés de parallèles par Schaeffer. Nous retrouvons à nouveau la nécessité de disposer d’un modèle linguistique (cf. chapitre 1) qui nous permette non seulement de préciser ce statut, mais également de rendre compte de la spécificité fonctionnelle des traitements parallèles mis en évidence par Schaeffer.

2.2 La métaphore

Le second type d’analyse que nous avons menée dans la première partie concernait la formation du concept ad hoc de révolte. Comme support pour la discussion, reprenons le vers suivant :

Dans le porche éventré sera sa mémoire. (LVDP : 197)

Nos analyses nous ont amené à formuler l’hypothèse d’un appariement métaphorique, c’est à dire d’un rapprochement en termes d’équivalence, entre les deux constituants entourant le verbe « être » que sont « porche éventré » et « mémoire » dans un premier temps, puis entre « porche éventré » et « révolte », introduit dans la représentation à partir du titre. Selon cette perspective, la lecture métaphorique invite le lecteur à rapprocher entre eux les sémèmes des deux GN

« porche éventré » et « révolte ». Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu’il pouvait en résulter une concomitance entre deux sèmes incompatibles : par exemple /abstrait/ pour « révolte » et /concret/ pour « porche éventré ». Selon le modèle de l’évocation de Dominicy, cette incompatibilité serait susceptible de rendre inanalysable le concept complexe résultant du couplage des sémèmes des deux GN. Mais dans quelle mesure ces phénomènes plaident-ils pour un modèle distribué et une attention polyphonique, au sens de Schaeffer, en régime poétique ?

Si l’on revient à notre énoncé, on peut d'abord faire l’hypothèse qu’un traitement standard produira en sortie des contenus propositionnels analysés du type « La mémoire de sa révolte et un porche éventré sont équivalents ». Mais, comme nous l’avons vu, l’affirmation de cette équivalence générera des effets de sens inanalysables, qui pourront faire l’objet d’un processus second, évocatif, au sens de Dominicy. On retrouve bien l’hypothèse de traitements parallèles. Ici cependant, et à la différence de la rime ou même des conflits d’incidence syntaxique, le phénomène est strictement sémantique et ne relève pas en son principe de la chaîne segmentale. Mais comme pour l’analyse des phénomènes de conflits d’incidence, si l’on cherche à qualifier les phénomènes poétiques à l’aune de la notion de polyphonie et décrire les interactions qui en découlent, on retrouve la nécessité de clarifier le statut de l’information en sortie.

A nouveau, Schaeffer peut nous mettre sur la voie lorsqu’il décrit l’information en sortie du processus sériel en termes de fixation de croyance(s) :

(...) notre esprit se met en mode de traitement sériel essentiellement lorsqu’il veut aboutir le plus rapidement possible à la fixation d’une croyance, et donc lorsqu’il privilégie la sélectivité des traits pris en compte et la montée rapide vers des niveaux d’interprétations élevés. A l’inverse le mode de traitement parallèle est privilégié chaque fois que la richesse contextuelle et les connexions horizontales entre informations acquièrent plus d’importance, comme dans l’attention esthétique. (Schaeffer 2015 : 70)

Si l’on suit Schaeffer, les croyances formeraient donc le but ultime du traitement standard (ou sériel) :

Il faut rappeler qu’en général le traitement attentionnel répond à des tâches assignées, par exemple la fixation d’une nouvelle croyance. Dès lors que le but aura été atteint, l’attention se détournera de l’objet traité. (...) Dans la relation esthétique en revanche, l’activité cognitive ne vise pas à la fixation de croyance (...) (Ibid. : 91)

Un modèle possible compatible avec notre recherche pourra donc posséder les propriétés suivantes : (1) être compatible avec un principe général de traitement sériel, et permettre d’envisager des traitements parallèles ; (2) produire en sortie des représentations mentales comme les croyances, les désirs ou les intentions, et laisser la possibilité de produire des effets de sens non corrélés à des croyances, désirs ou intentions. Un modèle qui possède ces propriétés est la version fonctionnelle de la théorie des actes de langage proposée par Kissine.