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de Jacques Roubaud

2. Présentation du classement et analyse des phénomènes

2.2 La présence de sauts de ligne

2.2.a Sauts de ligne qui segmentent des portions d'énoncés avec le contexte gauche

(6) Par manière de dire, région [1], sentir qu'une accalmie [2] transperce.

S'aplanit, s'érode, se banalise. jusqu'à ce qu'une bêche, lumière, la

retourne au plus profond. (Qcn : 110)

Dans cet extrait, la mise en page est responsable d’un saut de ligne et d’un alinéa entre une partie du matériel linguistique autonome référentiellement et un segment non autonome, puisqu'il s'agit d'une suite de verbes pronominaux. La

présence d'un point à la fin de la première ligne suggère de ne pas prolonger le GV au-delà de “transperce”. Pourtant, la substitution du saut de ligne et des points par une ponctuation faible rétablirait l'univocité du lien syntaxique, la suite de verbes relevant dans ce cas de la logique de l'énumération : « Par manière de dire, région, sentir qu'une accalmie transperce, s'aplanit, s'érode, se banalise, jusqu'à ce qu'une brèche, lumière, la retourne au plus profond ». Le fait que les verbes « s'aplanir », « s'éroder », et « se banaliser » entrent en effet en relation pléonastique avec le sujet « accalmie » pourrait inciter à adopter cet appariement. Mais ces mêmes verbes entrent par ailleurs en relation d'opposition avec le premier verbe conjugué « transperce », qui possède les traits /résultatif/, /intensité/ et /violence/. Les conflits sémantiques qui en résultent invitent donc le lecteur à opter pour des scenarios interprétatifs conformes avec la mise en page.

Le saut de ligne, en segmentant les verbes pronominaux du constituant [2] renforce l'hypothèse d'un sujet grammatical alternatif, dont l'occurrence la plus proche serait le nom « région ». Sans cette segmentation, pareille hypothèse serait inconcevable : les contraintes relevant du liage étant obligatoires, la gestion du conflit sémantique aurait été à la charge du lecteur. Le lecteur est alors invité à s'appuyer sur « la présence dans la mémoire discursive d'informations préalables » (Neveu 2011 : 224). Ici, l'essentiel de la topique du texte est concentré sur le terme « région » : il constitue le titre du poème, et se trouve repris à trois reprises en tête de paragraphe par l'anaphore « Cette région : ». Si les deux premiers verbes « S'aplanit, s'érode » sont bien conformes au domaine de la topographie, le dernier terme – « se banalise » – peut renvoyer au domaine psychologique, comme le suggère l'expression « paysage moralisé » du septième paragraphe. Dans cette perspective, le terme « région » renverrait à un lieu plus abstrait et problématique, en rapport possible avec l'événement de la mort. Les verbes « s'aplanir » et « s'érode » auraient alors un sens métaphorique, probablement lié à la diminution de la souffrance du deuil. Si nos interprétations sont correctes, le principal effet produit par cet extrait est de contraindre, en présentant un présupposé construit par le texte, une forte accessibilité de la topique du texte par le lecteur.

2.2.b Sauts de ligne qui segmentent des portions d'énoncés avec le contexte droit

Dans les cas présentés ici, les mots soulignés peuvent faire l'objet de deux traitements différents, selon que l'on décide de les interpréter indépendamment de la ligne qu'ils précèdent, ou au contraire de les y intégrer.

(7) Cherchée [1] qui ?

es-tu [2] ? (Qcn : 30)

(8) Endormie de son absence absolue éveillée dans son absence intermittente [1] (...)

La musique [2], tout de suite nue : sa chemise, ses seins, son jean, ses fesses, ses chaussettes, ses baskets [1] (...)

Docilement, mais totalement par hasard Dormir, jouir, parler nue [3], peut-être

Inaudible

(Qcn : 69)

(9) Tu m'as laissé une image empreinte de toi, dans le rectangle de réel qu'elle présente, et tu y apparais à l'endroit où seule tu es absente. ainsi [0]

Du révolu je me fais une vérité [1] (Qcn : 84)

Dans l’extrait (7), l'isolement du mot interrogatif « où » du reste de l'énoncé conduit, par la linéarité de la lecture, à envisager dans un premier temps un appariement avec le participe « Cherchée ». L’énoncé pourrait être paraphrasé ainsi : où la recherche doit-elle porter ? La troisième ligne, en rétablissant le terme interrogatif en tête d'une prédication principale provoque une rupture d’ordre syntaxique, et oblige l’interprétant à envisager la combinaison “où es-tu ?” Mais en raison de la mise en page, rien n'interdit ensuite de lire la troisième ligne indépendamment de la précédente, et donc de considérer le segment “es-tu” comme un énoncé complet. Le jeu de la mise en page provoque donc un

va-et-vient entre les mécanismes interprétatifs du détachement et ceux de la microsyntaxe, ce qui a pour effet d'aboutir à deux textes sensiblement différents :

1) Cherchée qui, où ? Es-tu ? 2) Cherchée qui ? Où-es-tu ?

Un effet notable en termes interprétatifs est de faire coexister au centre de l’attention focale du lecteur la question de l’absence la disparue avec celle de son statut ontologique.

Dans l’extrait (8), La position en début d’alinéa de l’adjectif « Inaudible » l’éloigne des constituants supports candidats. Trois parcours sont envisageables. Le premier consiste à l’apparier au contrôleur du participe « Endormie » qui ouvre le poème. Le second revient à rattacher l’adjectif au GN « La musique », également positionné en début de ligne. Le sémantisme de « Inaudible » rend plausible ces deux interprétations, puisqu’il peut être conçu comme une conséquence de la mort, et une propriété de la musique. Enfin, une troisième possibilité, serait de considérer que l’adjectif « nue » est attribut du contrôleur des trois infinitifs. Cette interprétation serait en termes référentiels cohérente avec le premier appariement.

Dans l’extrait (9), « l'image » évoquée par le locuteur fait probablement référence à la photographie décrite au début de la partie suivante du recueil (« Cette photographie, ta dernière », p.91), et supposée représenter A.C.R. devant la fenêtre où est censée figurer la photographie au moment de l'écriture du poème. L'adverbe « ainsi », précédé d'un ponctuation forte, se trouve, d'un point de vue microsyntaxique, coupé de son contexte gauche. Comment convient-il de traiter le contexte droit ? La présence du saut de ligne doit être prise en compte. A l'exception de la première ligne du poème, l'absence de point à la fin des paragraphes de ce poème et la présence du saut de ligne, sont autant d'arguments pour une interprétation de l'adverbe indépendamment du contexte droit. Pareille lecture octroierait à l'adverbe une valeur illustrative de manière, représentable par les deux points dans la reformulation suivante : Et tu y apparais à l'endroit où

seule tu es absente : ainsi... L'adverbe jouerait alors le rôle de déictique

(symbolisé par l'indice [0]), et serait supposé renvoyer au contexte d'énonciation du locuteur, c'est à dire à la fenêtre près de laquelle figure la photographie en question. Mais l'on peut également faire l'hypothèse d'un rattachement du terme à la ligne suivante – « Du révolu je me fais une vérité » –, ce qui modifierait l'acception de l'adverbe, alors en emploi conjonctif, à contenu consécutif et conclusif. Ces deux interprétations sont donc parfaitement concurrentes, et constituent une bifurcation interprétative. Ici à nouveau, une version sans saut de ligne ni alinéa aurait limité l’interprétation au second parcours, et aurait donc permis d’éliminer l’ambiguïté constatée dans la version du recueil.