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Catégorisation sémantique et effets poétiques

4. Hypothèses interprétatives et effets poétiques

4.3 Métonymie et métaphore

Si l’on adopte l’approche de Vaguer, dans un énoncé comme « dans le porche éventré sera sa mémoire » (l.11), la préposition devrait exprimer la coïncidence entre le porche éventré et la mémoire. Si l’on accepte le fait que le titre suggère que les lieux de la mémoire énumérés dans le poème sont à mettre en relation avec une expression, construite, de la révolte, alors notre énoncé exprimera par transitivité la coïncidence entre le porche éventré et la révolte en question. Plus concrètement, il nous faut déterminer les modalités selon lesquelles le GN peut coïncider avec le concept de révolte.

La fonction d’exemplification défendue jusqu’ici traduisait un premier type de coïncidence du GN avec le concept de révolte, réduite ici à cette fonction. En s’appuyant sur les travaux de Prandi (2002, 2013), on peut rapprocher l’opération d’exemplification utilisée plus haut de celle de métonymie. Comme dans la métonymie, la lecture va en effet reposer sur des « structures cognitives indépendantes de [leur] mise en place » linguistique (Prandi 2002 : 33). Ainsi, l’expression « le porche éventré » peut activer l’idée d’insoumission par la correspondance que l’on peut établir entre le fait d’éventrer un portail et le sentiment qui en serait à l’origine. De même, le fait que le mot porche soit fréquemment utilisé pour désigner l’entrée d’un édifice religieux peut activer l’idée que l’insoumission en question serait de nature antireligieuse. Dans le

10 Vaguer distingue notamment « coïncidence partielle » et « coïncidence totale ». La première traduit le fait que le sujet se trouve dans le lieu à l’issue du procès : elle serait caractéristique des énoncés contenant un verbe à sens résultatif, du type « Le garçon se coula dans la cale » où le garçon est dans la cale après s’y être coulé. La seconde « traduit le fait que le sujet se trouve dans le lieu tout le temps que dure le procès », comme dans la phrase « les enfants barbotent dans l’eau » (Vaguer 2006 : 5).

premier cas, la correspondance est réalisée depuis l’action vers l’état psychologique, dans le second du particulier vers le générique. Autre exemple, une lecture métonymique du vers « dans le jour du crachat sur l’offrande sera mémoire » consisterait à utiliser une structure cognitive disponible, permettant d’associer « crachat » et « révolte ». Le fait que les analyses précédentes ne permettent pas de faire l’hypothèse d’effet poétique est conforme avec la conception de la métonymie que propose Prandi, selon qui “[l]a métonymie dissout le conflit grâce à l’activation d’une relation cohérente entre les concepts hétérogènes.” (Prandi 2013 : 15)

Mais nous avons également formulé l’hypothèse que le potentiel interprétatif de certains énoncés du poème ne se limitait pas à la fonction d’exemplification. Tout d’abord, l’empilement des lignes invite à envisager chacun des GN dans sa spécificité, et donc à dépasser la simple instrumentalisation fonctionnelle du contenu des GN. Par ailleurs, certains concepts composés comme « porche éventré » ou « présence de la mer » nous paraissent trop peu prototypiques du faisceau d’isotopie /altération/ ou /révolte/ pour le premier, ou du faisceau /exploration/ pour le second, pour y être réduits.

A la métonymie, dans laquelle il n’y a pas de transfert (ibid. : 15), Prandi oppose la métaphore qui, au contraire, « transfère un concept dans un domaine étranger » (ibid. : 15). Prandi illustre cette opposition au moyen d’un énoncé emprunté au vers 12 du « Vin du solitaire » de Baudelaire (OC, 1 : 109) :

Observons l’énoncé Tu lui verses l’espoir. S’il est interprété comme une métonymie, l’objet du verbe verser n’est pas l’espoir, mais le vin qui donne l’espoir. Grâce à la relation cohérente entre le référent textuel pertinent visé – le vin – et l’espoir, le conflit est démantelé, et chaque concept reste ancré à son domaine d’appartenance. Dans la métonymie, donc, il n’y a pas de transfert. Si l’interprétation est métaphorique, par contre, le verbe verser est transféré du domaine des substances concrètes liquides dans le domaine des sentiments humains, où il reçoit comme objet pertinent l’espoir. Le transfert, à son tour, déclenche une interaction entre les deux concepts étrangers :: du fait qu’il est versé, l’espoir est vu comme s’il était une substance concrète et liquide. Grâce à l’interaction, le conflit se change en instrument de création conceptuelle. (Prandi 2013 : 15).

L’hypothèse que nous proposons consiste à dire que la série énumérative « dans » + GN + « sera sa mémoire » peut recevoir à la fois une interprétation métonymique et une lecture métaphorique. Comme nous l’avons vu, l’interprétation métonymique consiste à gérer la relation conflictuelle entre le GN et le concept de révolte (qu’il soit prototypique ou non) au moyen de la relation fonctionnelle d’exemplification. Le foyer11 de la métonymie est alors le GN. La lecture métonymique correspondrait ici au sens de coïncidence par exemplification. L’interprétation métaphorique consisterait quant à elle à faire interagir le concept de révolte avec le contenu du GN en focalisant cette fois l’attention sur l’expression relationnelle « sera dans », qui en deviendrait le foyer. Dans cette lecture, la coïncidence interne du contenu du GN avec le concept de révolte n’est plus réduite à la fonction d’exemplification, mais s’apparie au concept de révolte au sein d’une relation d’analogie. Potentiellement, l’intégralité du contenu du GN peut être mise à contribution. En ce sens, elle exploite bien le sens de coïncidence de la préposition. Ainsi, dans le syntagme « Dans la présence de la mer », la totalité du contenu du GN « la présence de la mer » est transférée vers le contenu du concept de révolte.

Si, comme précédemment, l’on cherche à caractériser en termes de champ sémantique les relations régies par la relation métaphorique, il nous faut formaliser le remplacement de la fonction d’exemplification par la relation analogique. Comme nous l’avons dit, la notion de coïncidence implique de transférer tout ou partie du contenu du GN dans celui du concept RÉVOLTE 1 ou RÉVOLTE 2. Dans ce cas, le contenu du concept de révolte, qu’il soit réduit au sens conventionnel ou élargi au sens étendu (ad hoc), ne pourra pas être déduit d’une règle sémantique, mais constituera un élément parmi d’autres d’un champ, ici noté C3, posé par le texte :

C3 = {« Dans la présence de la mer », RÉVOLTE 1, RÉVOLTE 2, …};

11 Chez Prandi, le terme « foyer » désigne le ou les constituants à l’origine du processus métonymique ou métaphorique. A côté du « thème » (ce qui est illustré), il correspondrait au « phore » (ce qui sert à illustrer).

Pour l’interprétant, la difficulté consistera à interpréter l’existence du champ C3 sous l’angle du rapprochement analogique de chacun de ses membres. Or, si la relation d’analogie entre les membres du champ est bien présupposée par les énoncés en « dans » + GN + « sera sa mémoire », les règles sémantiques permettant de fonder l’existence du champ lui-même ne sont pas disponibles dans le répertoire logique et conceptuel de l’interprétant. On peut donc supposer que les membres du champ ainsi présupposés par la relation analogique resteront inanalysés dans ce champ, au sens que Dominicy (2011 : 232-234) donne à cette notion. Or, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, le caractère inanalysé d’un concept donné est corrélé à la présence d’effets poétiques. L’adoption d’un parcours interprétatif reposant sur un transfert métaphorique obéissant aux mécanismes décrits ci-dessus constitue donc un facteur de poéticité plausible.

Afin de décrire plus précisément la corrélation entre la lecture métaphorique et la production d’effets poétiques, il est préférable d’utiliser un modèle linguistique dédié à l’analyse sémantique. Une théorie qui nous paraît adéquate, en raison de la précision de son grain descriptif, est la sémantique interprétative de Rastier, à partir de laquelle nous proposons à présent un rapide réexamen de nos hypothèses. Cette analyse devrait nous permettre d’approcher de plus près les phénomènes responsables d’effets poétiques.

4.4 Analyse de la métonymie et de la métaphore sous le prisme de