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L’une des problématiques relevées dans l’application d’une approche argumentée est le risque de présenter une carte figée des relations, voire de proposer des représentations simplifiées de ces réseaux. Il serait alors important de baser les recherches sur ces questions sur des théories des lieux et des espaces qui se présentent comme dynamiques, fluides et non hermétiques (Jones 2009). Steven Cummins (2007) propose ainsi de se baser sur la théorie non représentationnelle (TNR) (Thrift 1997, 2007).

Le développement de la TNR, repose sur le constat que la géographie humaine anglo-saxonne des années 90 et début des années 2000 est largement empreinte du paradigme « représentationnel » du constructivisme social (Skinner, Cloutier et Andrews 2014). Le constructivisme social comprend la connaissance comme construite, c’est-à-dire que « la connaissance des phénomènes résulte d’une construction effectuée par le sujet » (Besnier 2005). Une approche constructiviste s’intéresse dès lors à la nature et la manière dont se crée la connaissance sur un phénomène et porte peu sur l’ontologie, la compréhension de ce qu’est le phénomène (T. Andrews 2012). Les recherches portent sur le sens et la signification via des interprétations ancrées dans des théories sociales particulières. Pour Louisa Cadman (2009), cela constitue un frein à l’intégration de recherches empiriques sur la construction de l’espace. En alternative, la TNR tente de reporter l’attention sur les formes non formulées, souvent méconnues, de pratiques qui contribuent à la reproduction des lieux, des espaces et de la vie sociale (Cadman 2009 ; Cummins, Curtis et Diez-Roux 2007 ; Skinner, Cloutier et Andrews 2014). Comme le montre le tableau 9, une approche qui combinerait TNR et approche argumentée permettrait de changer de perspective sur la lecture géographique des espaces des personnes âgées au travers de l’exemple des services. À noter que

ce tableau présente principalement les évolutions d’une géographie culturelle (« les services sont culturellement construits », « les usagers âgés et des cultures particulières »…). Dans une géographie sociale, il conviendrait d’ajouter les dimensions de conflit, de pouvoir et de domination dérivés, entre autres, de l’école marxiste.

Tableau 9: Perspectives traditionnelles et TNR sur les services proposés aux personnes âgées

Perspectives géographiques traditionnelles Perspectives relationnelles et TNR

– Les services pour les personnes âgées sont la manifestation locale de structure régionale et nationale – Les services pour les personnes âgées ont des aires marchandes définies et des juridictions avec des frontières sur une seule échelle

– Les services pour les personnes âgées sont culturellement neutres ou servent un groupe culturel spécifique

– Les usagers âgés des services de culture et groupes sociaux particuliers ont des besoins et des opinions communs

– Les services utilisés par les personnes âgées sont sujets à des évaluations linéaires comme un gradient de distance

– Les usagers âgés distants des services et des autres membres de la société par une distance physique doivent être guidés

– Les personnes âgées ont des connexions sociales et formelles avec les autres personnes

– L’expérience des lieux se crée in situ pour les personnes âgées

– L’expérience des lieux en général est importante pour les personnes âgées : identité, attachement et sens sont créés in situ

– Les personnes âgées ont des opinions spécifiques et tranchées sur les lieux. Ces opinions sont plutôt cohérentes entre les personnes âgées.

– Les services pour les personnes âgées sont créés simultanément par des idées et des structures à des échelles multiples

– Les services pour les personnes âgées ont des nœuds et des réseaux d’usagers et de contacts qui vont de l’échelle locale à globale

– Les services pour les personnes âgées sont culturellement construits, proposés et mis en place – Les usagers âgés de cultures particulières ont différents besoins et opinions. Leurs points communs peuvent prendre forme.

– Les services ont différents types de compétence qui peuvent être accessibles de différentes manières dans le temps et l’espace

– Les personnes âgées sont distantes des services et des autres membres de la société par une distance socio relationnelle

– Les personnes âgées existent au sein d’un réseau large et immédiat de famille, amis et services

– L’expérience du lieu est cocréée par les personnes âgées, d’autres personnes et d’autres objets

– Le moment sensoriel importe aux personnes âgées, les lieux qu’ils fréquentent ont des configurations temporaires et des énergies qui, dans des situations immédiates, sont émotionnelles

– Des variations quasiment infinies existent quant à la manière dont les lieux sont vécus et donc vus par et entre les personnes âgées. Chaque personne âgée peut avoir des relations complexes et souvent conflictuelles du même lieu.

Sources : Adapté de Cummins et al. (2007) dans Skinner, Cloutier et Andrews (2014) – réalisation Juliette Michel 2019

L’application de la TNR aux études sur le vieillissement a conduit l’émergence de ritiques. On reproche notamment une portée universaliste (Tolia-Kelly 2006) puisque l’on différencie assez peu les individus et identifie les personnes au travers de grandes catégories comme le genre, le handicap et, ici, l’âge (Jacob et Nash 2003). La TNR se distancie des aspects plus sentimentaux, des affects ou de la manière dont les personnes donnent du sens à leur existence, qui sont des éléments centraux d’autres approches sur les

questions du vieillissement, notamment l’approche biographique, ou encore la question du corps comme un construit social par lequel s’inscrive des notions d’identité, de pouvoir ou de préjugé. De fait, en développant la TNR, Nigel Thrift (2007) se positionne volontairement à distance des approches existantes, définissant la TNR comme clairement « anti-biographique » (Skinner, Cloutier et Andrews 2014). D’autres auteurs, comme Rachel Colls (2012) répondent que ces problèmes n’en sont pas nécessairement, car une approche TNR ne suppose pas de se faire à l’exclusion d’autres approches. Elle considère au contraire que des approches traditionnelles et TNR peuvent se développer parallèlement, voir simultanément si le sujet le permet.

Avant de présenter l’approche de la thèse et la manière dont elle se situe par rapport à ces héritages (I.3.3.), il est nécessaire de compléter cette présentation des approches géographiques du vieillissement par un regard sur les approches francophones.

2. Géographie et vieillissement : l’approche francophone

Introduction

L’approche des dimensions spatiales du vieillissement dans la géographie francophone ne s’est pas faite par un rapprochement avec la gérontologie comme discipline du vieillissement, mais par une réflexion au sein de la géographie de la santé. Cela est à rapprocher de ce qui a été évoqué dans l’introduction de ce chapitre quant à la gérontologie comme science de la santé.

Ainsi, cette entrée par la géographie de la santé permet d’apporter des éléments de compréhension quant à la différence des approches anglophone et francophone, la seconde se caractérisant par l’émergence du territoire (I.3.2.1). Il s’agit également de comprendre en quoi le vieillissement se présente comme un objet géographique particulier (I.3.2.2) et quelles sont les approches pour s’en saisir (I.3.2.3).