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L’écart entre la proposition des premiers Centres Sociaux et le modèle du Centre Social des années 70 se construit en une trentaine d’années. Au cours de cette période, les Centres Sociaux changent d’approche, s’éloignent de l’assistance et de la question ouvrière pour faire de l’animation sociale locale. Dans le même temps, ils se rapprochent de l’action publique autour d’une action familiale et de prestations de services. Cette période voit ainsi émerger deux dimensions des Centres Sociaux, l’action « institutionnalisée » et l’action militante.

1.1.2.a. De la question ouvrière à la politique familiale

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale des Centres Sociaux font partie des quelques équipements sociaux collectifs à être reconnus d’utilité sociale. Dès 1948, la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) adhère à la FCSF, crée de nouvelles structures ou attribue des financements à des structures existantes. À partir de 1964, les Centres Sociaux peuvent être gérés directement par des municipalités (Denieuil 2008).

En raison de l’investissement de la CNAF et de la question des grands ensembles (I.1.1.2.b.i), les Centres Sociaux s’éloignent de la question ouvrière. L’intérêt de la CNAF pour les Centres Sociaux fait écho à la dimension familiale dans leur approche. Dans leur article de 1927 présentant le Centre Social, Marie-Jeanne Bassot et Marie Diémer décrivent le Centre Social français comme « cherch [ant] en premier lieu à être un point d’appui pour la famille ». Une approche « de la question sociale par la famille qui n’est pas sans rappeler Leplay et les origines confessionnelles des Centres Sociaux » (Dessertine 2002).

Cette spécificité va en faire un acteur important de la politique familiale d’après-guerre. Cela s’illustre par le rôle important des CAF dans l’augmentation du nombre de Centres Sociaux dans les années 50. En 1955, on compte 103 centres en gestion directe par des CAF (sur environ 190 Centres Sociaux), 152 en 1963 (sur environ 223) (Eloy 2015). Durant la même période émergent des Centres Sociaux gérés par la MSA (mutualité sociale agricole). Ceci est un développement notable de la pratique des Centres Sociaux, jusqu’alors marqués par des problématiques urbaines. L’introduction de la MSA souligne l’éloignement de la question du prolétariat urbain avec l’émergence d’un prolétariat agricole.

À l’orée des années 60, les Centres Sociaux sont des structures à activités sanitaires, médicosociales et sociales. Une enquête réalisée en 1952 illustre ces orientations (voir figure 3). Avec la place importante que prennent les CAF, les Centres Sociaux apparaissent également comme relevant de la branche famille de la sécurité sociale. Ils relèvent de plus du Ministère de la Santé et de la Population.

Figure 3 : Activités les plus fréquentes dans les Centres Sociaux en 1951

Enquête réalisée sur 120 Centres Sociaux. Sources : Eloy 2015, d’après Arnion et Maze 1952

1.1.2.b. L’animation de la vie sociale locale

1.1.2.b.i Intervenir sur un secteur géographique

Ce n’est qu’en 1952, dans un rapport de l’ONU, qu’est finalement formulée une définition du Centre Social français :

« On entend par Centre Social une organisation qui, avec la collaboration des usagers, s’efforce de résoudre les problèmes propres à la population d’un quartier ou d’un secteur géographique, en mettant à sa libre disposition, dans un local approprié, un ensemble de services et de réalisations collectives de caractère éducatif, social ou sanitaire, animé par une assistante sociale responsable de la marche générale du centre, qui doit y assurer des permanences régulières et si possible y résider. » (Arnion et Maze 1952 cités par Dessertine 2002)

Plusieurs éléments de cette définition soulignent l’évolution du Centre Social. Le principe de résidence n’est plus obligatoire et la différence de classe entre la personne résidente et les personnes accueillies, bien que supposée, n’est pas constitutive de la démarche. L’objet n’est plus de mettre en présence des classes sociales distinctes pour construire un nouveau rapport social, mais d’associer des usagers collaborant avec un professionnel (ici une assistante sociale).

Surtout, le Centre Social s’intéresse à des problèmes spécifiques d’une population qui ne se définit plus par sa classe sociale, mais par son appartenance géographique. Ce changement est lié au contexte social de l’époque. La « question sociale » dans l’après-guerre et durant la période suivante des Trente Glorieuses n’est plus la question ouvrière. Les besoins de reconstruction, le développement et la tertiarisation de l’industrie et l’exode rural sont autant de facteurs qui aboutissent à la construction des grands ensembles. Ces nouveaux espaces n’accueillent pas seulement des ouvriers, mais aussi des employés, etc. La question n’est donc plus la marginalisation d’une classe sociale mais le manque d’équipements dans ces nouveaux quartiers en matière de services ou d’espaces publics. Cela combiné au développement du temps libre crée une demande en termes de vie sociale locale (Maguin 2004).

116 88 75 69 79 0 20 40 60 80 100 120 140 Permanences sociales Cours d'enseignement ménager Services de soins dispensaires Consulations de protection maternelle et infantille Bibilothèques Nom br e de C ent re s Soci aux p sent an t l'a ct iv it é

« L’image du grand ensemble est aux yeux du grand public celle d’une organisation conçue par une administration anonyme et lointaine où l’individu n’est pas en mesure d’exercer sa liberté de choix, ses facultés d’initiative, son désir d’appréciation et de participation. » (Extrait du Chapitre I objectifs généraux : les villes neuves de la république, cité dansClaude 200620)

Les Centres Sociaux vont rapidement se rapprocher des discours et des activités socioculturelles qui

« apparai [en] t alors plus en mesure que l’éducation populaire d’accompagner localement les désirs de

liberté, de promotion et de vie sociale partagée exprimés par les habitants » (Eloy 2015 p. 37-38). La dimension socioculturelle apparait comme un mode d’action naturelle pour répondre au besoin d’animation de la vie sociale des grands ensembles. Le Centre Social s’oriente vers la réponse à cette nouvelle problématique. Il offre la possibilité de participer à des « réalisations collectives de caractère éducatif, social ou sanitaire » (Arnion et Maze 1952) à l’échelle du quartier. En associant les usagers, l’approche des Centres Sociaux se rapproche d’une ambition d’endogénéité. On ne fait plus pour, on fait avec.

1.1.2.b.ii Le tournant socioculturel

La dimension socioculturelle est un moyen d’inciter à la participation de la population et l’expression des besoins d’un groupe au travers leur implication dans des activités. Elle est mise en avant par les directives des politiques familiales et la FCSF. L’union nationale des caisses d’allocations familiales (UNCAF) en 1958 exprime que, en plus des services actions déjà mis en place, « d’autres activités d’ordres éducatifs et culturels […] peuvent intéresser la population du secteur géographique et qu’il parait naturel d’offrir aux groupements ou personnes responsables de ces activités de faire fonctionner celles-ci dans les locaux du Centre Social » (UNCAF 1958, p.227-228).

La FCSF incite à l’intégration de porteurs bénévoles d’activités socioculturelles au sein des locaux et dans les programmes d’activité du centre. Elle se rapproche du secrétariat d’État à la jeunesse et aux sports, reçoit un agrément d’association nationale d’éducation populaire en 1964 et devient en 1967 la « fédération des Centres Sociaux et socioculturels de France » (Eloy 2015). Bien que les activités de loisirs et culturelles aient toujours fait partie de la proposition des Centres Sociaux, l’inflexion rapide de cette tendance, passant d’une dimension mineure au mode de fonctionnement principal témoigne de l’adaptation des Centres Sociaux au contexte social, aux besoins des populations qui les côtoient et aux évolutions institutionnelles.

La FCSF va également encourager le développement de Centres Sociaux associatifs, particulièrement dans les nouveaux quartiers (Maguin 2004). En 1969, les Centres Sociaux associatifs viennent égaler le nombre de centres en gestion directe par les CAF ou les CMSA (caisses de mutualité sociale agricole),

20 Issue des archives départementales du Val d’Oise. Reference AD 95, 1382W-174W40. D’après Claude (2006), il pourrait s’agir du

faisant de l’investissement des Centres Sociaux par les habitants une des évolutions majeures de la période.

1.1.2.b.iii L’animation globale

L’ouverture des prestations de service21 de la CNAF aux Centres Sociaux amorce l’idée d’agréer les

structures pour distinguer celles qui seront éligibles à un financement. Dès 1970, la CAF met en place une procédure d’agrément pour financer les centres qu’elle ne gère pas directement via la prestation de service « Animation globale ». Elle est versée à 402 Centres Sociaux dès la première année (on compte environ 700 Centres Sociaux en 1972).

L’institutionnalisation de la notion d’« animation globale » en tant que référentiel de l’action des Centres Sociaux vient clôturer le tournant socioculturel de leur action. En cela, la trajectoire des Centres Sociaux correspond à celle plus générale des structures d’éducation populaire:

« Dans les années 1960, une notion vient balayer celle d’Éducation populaire : c’est celle d’Animation socioculturelle. C’est un projet “ouvert à tous” et cette ambition lui vaut les faveurs de l’État ; elle est dès lors largement financée et les militants de l’Éducation populaire deviennent des professionnels. » (Poujol 2005p. 129)

Cette professionnalisation s’illustre, entre autres, par la création en 1979 du Diplôme d’état relatif aux fonctions d’animateur (DEFA).Les animateurs remplacent progressivement les travailleurs sociaux dans les équipes de permanents des Centres Sociaux, car « après la redécouverte du rôle premier des Centres Sociaux comme pôles d’animation de la vie locale, on constate qu’aucune profession sociale n’est préparée pour les fonctions de directeur de centre » (1996, p. 143).

Avec ce basculement, on retrouve le refus de « toutes références directes à la transmission du savoir et des valeurs » (Poujol 2005). La pédagogie et les schémas de pensée de l’intervention se font plus horizontaux. Depuis leurs fondations, les Centres Sociaux opéraient principalement au travers d’un référentiel d’éducation et d’assistance, alors qu’avec l’animation globale :

« Il s’agit de se mettre au service de [la] liberté [des hommes], d’aider, de faciliter, de rendre possible certaines éclosions. Il faut permettre à des virtualités de se révéler et de s’accomplir, à des processus de se développer… Animer, c’est susciter ou activer un dynamisme qui est tout à la fois biologique et spirituel, individuel et social […] » (Théry22, Garrigou Lagrange et

Porte 1966)

21 Les prestations de services des CAF correspondent à « l’ensemble des tâches et des services qui concourent à ce que le

bénéficiaire d’un type d’allocation (ayant droit) soit convenablement traité (qu’il reçoive en temps utile non seulement les sommes ou les avantages qui lui sont dus, au titre de cette allocation, mais des informations, des conseils, etc.)» (Strobel 1993). Le

versement des « prestations de services » aux Centres Sociaux correspond au financement des services CAF fournis dans et pas les Centres Sociaux.

22 Théoricien de l’animation, Henry Théry est également une figure des Centres Sociaux. Il entre au Conseil d’administration de la

Le cadre de l’animation globale met le groupe de personnes qui reçoivent le service au cœur de la démarche. L’objectif est de « susciter ou activer un dynamisme », de créer des dynamiques au sein du groupe afin que celles-ci soient à l’origine de changements, d’« éclosions ».

1.1.2.c. Définition de l’institution et militantisme

L’approfondissement du lien avec les CAF au cours des années 70 fait entrer la vocation familiale dans la définition des Centres Sociaux (Dessertine 2002). Cette dimension familiale était constitutive des Centres Sociaux français, mais ce n’était pas un élément de définition des Centres Sociaux. De la même manière que la prestation de service « animation globale » entérine celle-ci comme un référentiel majeur de l’action des Centres Sociaux, les liens aux CAF inscrivent la dimension « famille » plus profondément. Pourtant l’évolution rapide des structures au cours des années 60 vers l’animation globale et le socioculturel éloigne la pratique des centres de cette entrée famille. Ces orientations ouvrent les Centres Sociaux à un public jeune, ce qui les rapproche plus des MJC (ce qui posera d’ailleurs des questions de coexistence des structures [Eloy 2015 ; Besse 2002]) que des Centres Sociaux des années 50. Le poids de la CAF dans la définition des Centres Sociaux vient illustrer un phénomène évoqué en introduction : la définition institutionnelle du Centre Social arrive a posteriori. L’ancrage « famille » des Centres Sociaux correspond aux Centres Sociaux des années 50 et non aux structures des années 70. L’influence de la CAF sur la manière de définir le Centre Social construit une image fondée sur les besoins de diffusion et de mise en place de la politique familiale et n’est pas un reflet des Centres Sociaux à ce moment-là. Si cette dimension exogène de la définition des Centres Sociaux existe dans les approches de la CAF par la dimension « famille », ne l’est-elle pas aussi pour l’animation globale ? La dimension socioculturelle et l’animation globale sont des aspects reconnus par les CAF et financés via la prestation de service. Doit-on considérer que ces dimensions sont aussi exogènes que la dimension familiale ? Dans une certaine mesure, au regard de l’histoire, l’animation globale peut même être considérée comme plus exogène que la dimension familiale. Il est nécessaire de se pencher sur ce que sont les Centres Sociaux à ce moment- là.

Cette période marque le retour du fait associatif dans les Centres Sociaux après une décennie durant laquelle les Centres Sociaux CAF étaient majoritaires. Le tournant socioculturel en fait des lieux d’auto- organisation, une proposition nouvelle de gestion d’équipement et de service qui répondent aux besoins de l’émergence d’une nouvelle classe moyenne (Durand 1996). On peut alors se demander si cette montée de l’association marque un point de pivot entre les dynamiques exogènes et endogènes. En associant des habitants, en ayant des habitants à l’origine du projet « Centre Social » le développement de la vie sociale locale correspondrait à l’endogénéité qui manquait aux premiers Centres Sociaux ? Le rapprochement de la FCSF avec les courants de l’éducation populaire contribue à donner aux Centres Sociaux une culture militante qui n’existait pas. Pourtant les Centres Sociaux présentent « des rapports

dominants/dominés, des rapports institutions/usagers, des rapports experts/hommes ordinaires, des rapports gestionnaires de fonds publics/simples citoyens… » (Durand 1996, p. 130.). Rapporter cela aux réflexions de Paul Maguin sur les logiques exogènes des premiers Centres Sociaux permet de souligner l’évolution des logiques tout en questionnant leurs caractères endogènes. Même si la question n’est plus de « substituer » une culture à l’autre (Maguin 2004), les dynamiques ne sont pas tout à fait endogènes. Elles ne préexistent pas à la mise en place du Centre Social. Elles sont le résultat du travail des professionnels. C’est le rôle de l’intervention extérieur que de susciter une démarche « endogène ». Qu’est-ce qui définit alors le Centre Social ? Est-ce la capacité à être le relai d’un politique dans un secteur géographique donné ou la volonté de construire des dynamiques à l’intérieur de celui-ci ? À la fin des années 1970, la tension exogène/endogène est inhérente à la pratique des Centres Sociaux plus qu’un enjeu de définition.