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De la théorie à la pratique : un aperçu des niveaux de participation

Participation et tourisme participatif

2.4 De la théorie à la pratique : un aperçu des niveaux de participation

Si la participation requiert, d'un côté, une réflexion théorique de fond, de l'autre côté, son étude ne peut pas échapper à la question de sa mise en œuvre et aux méthodes mobilisées. En effet, le choix des méthodes à déployer s'avère essentiel à la réussite du processus participatif. En raison de la variété de méthodes participatives qui existent aujourd'hui, dont certaines seront abordées ultérieurement dans ce chapitre et au travers de nos études de cas empiriques, nous allons plutôt nous concentrer ici sur la question du niveau d'implication des habitants. Cette question, elle-aussi, sera plus approfondie dans la cinquième partie de ce chapitre.

77 Différentes approches et théories sur les niveaux de participation sont présentes dans la littérature actuellement. Dans notre recherche, nous nous sommes inspirée notamment ‒ même si ce n'est pas exclusif ‒ de premiers travaux réalisés dans les années 1960 par Sherry Arnstein ainsi que des publications plus récentes de l'Association internationale pour la participation citoyenne (IAP2) (Involve, 2005) et de l'Université d'Osnabrück en Allemagne (HarmoniCOP, 2005).

Selon la littérature, l'un des points les plus importants lors de la mise en place de processus participatifs est de bien comprendre l'objectif de la participation (Arnstein, 1969), pour résoudre tels ou tels problèmes (Steyaert et Lisoir, 2005) et dans l'attente de tels ou tels résultats (Involve, 2005). Quant aux niveaux de participation, ceux-ci peuvent varier d'une simple réception de l'information (une forme unidirectionnelle et passive de participation), d'une consultation (comme des audiences publiques), ou d'une participation directe et interactive (les ateliers, la négociation, la cogestion, etc.).

L'un des modèles les plus utilisés en termes de type de pouvoir attribué aux participants est l'échelle de participation publique de Sherry Arnstein (1969), dans laquelle l'auteure suggère une progression de la participation selon le niveau de pouvoir accordé aux personnes50 : d'une absence de participation (manipulation et thérapie), en passant par une participation populaire faible (information, consultation et apaisement), jusqu'à de hauts niveaux de participation (partenariat, pouvoir délégué et contrôle citoyen).

D'autres termes sont apparus depuis ce modèle-là et intègrent aujourd'hui les échelles de participation, tels que co-apprentissage (information), co-réflexion (consultation), coopération (engagement actif) (HarmoniCOP, 2005), entre autres. Tout comme le suggère le modèle de Sherry Arnstein, mais aussi le modèle de l'IAP2, nous considérons que la participation commence au moment où il existe au moins une simple démarche d'information et de sensibilisation, réaffirmant le terme de "non-participation" utilisé par la première auteure pour se référer à des niveaux d'implication inférieurs à ceux-ci.

Pour conclure sur cette première partie, nous proposons une synthèse de principaux aspects de la participation en rapport avec notre recherche. Nous considérons tout d'abord que la participation peut prendre différentes formes et être appliquée à plusieurs niveaux, de la sensibilisation au contrôle citoyen. Elle peut avoir lieu dans un cadre institutionnalisé, à travers des dispositifs obligatoires ou volontaires, et à travers des dispositifs non institutionnalisés, que pratiquent des personnes seules ou en groupes.

Dans tous les cas, la participation est née d'une volonté commune d'amplification de la communication et du dialogue entre pouvoirs publics et communautés, en faveur du développement durable et des bienfaits pour les populations locales. La participation prône une ouverture des systèmes décisionnels vers les habitants afin que ceux-ci soient, idéalement, impliqués dans la prise de décision aux côtés des autres acteurs.

Ce partage décisionnel n'est pas simple à mettre en place mais s'il est réussi et maintenu, il présente divers effets positifs pour l'ensemble du territoire : un développement et des interventions plus durables, élaborés à partir des ressources, des possibilités et des besoins locaux ; des politiques plus territorialisées ; des habitants plus engagés dans leurs communautés ; l'apprentissage collectif ; la promotion de la justice, de l'équité et de la collaboration (André et al., 2006).

78 Ces effets sont d'autant plus positifs qu'un suivi et une évaluation continue du processus sont planifiés dès le début des processus. Un suivi et une évaluation corrects permettent de vérifier la pertinence du contenu de la participation (ce qui est pris en compte et discuté), les relations et les rapports entre les acteurs de la participation (qui sont les acteurs et comment ils interagissent), et les réussites vis-à-vis des processus mis en place (comment les choses sont organisées). Cette analyse s'avère essentielle car elle permet d'adapter ou de corriger les points faibles du processus et d'en tirer des conclusions pour l'avenir.

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3. Participation et démocratie

L'avancée des questionnements autour de la durabilité a parallèlement introduit la question de la participation des habitants aux politiques, aux projets et à la prise de décisions, un débat qui est toujours de l'actualité politique et citoyenne mondiale. Ces préoccupations remettent en cause la façon de gouverner et de penser le développement des territoires tout en réfléchissant aux bénéfices pour les populations locales, comme nou sl'avons mentionné auparavant.

La participation est perçue aujourd'hui comme étant un moyen d'entendre et de faire intervenir directement les habitants en approfondissant ainsi l'idée de démocratie, dans le but de renforcer la citoyenneté et d'aider les élus à prendre les bonnes décisions, qui sont mieux acceptées par les gouvernés et davantage adaptées à leurs besoins (Blatrix, 2010). De cette façon, plus qu'une méthode technique de travail de projet, la participation doit être traitée comme étant une méthodologie politique d'autonomisation (Hickey et Mohan, 2005).

Bien que l'association de ces deux notions, de démocratie et de participation, puissent paraître logique aujourd'hui, les différentes théories démocratiques n'ont pas toujours reconnu la participation directe et libre des habitants comme étant une pratique à encourager. Selon la théorie démocratique de l'après-guerre, par exemple, il existe une contradiction entre la gouvernabilité démocratique et la participation politique (Avritzer, 1999).

Cette contradiction est née des débats autour des concepts de souveraineté populaire et de publicité (dans la société de consommation de masse) pendant l'entre-deux-guerres, par des auteurs tels que Max Weber, Carl Schmitt et Joseph Schumpeter. Ces critiques ont donné origine à un courant connu comme élitisme démocratique et qui est à l'origine d'alternatives politiques d'organisation du système démocratique et de réflexion sur la pratique de la démocratie (Avritzer, 1999, p. 24).

3.1 Discussion démocratique au XX

ème

siècle : républicanisme et élitisme

démocratique

Au début du XXème siècle, la conception démocratique qui régnait était issue du républicanisme. La conception républicaine de politique peut être attribuée à l'antiquité, à qui elle empruntait deux éléments principaux : d'un côté, la forme de vie de la communauté en tant qu'élément central (d'organisation) dans la constitution de la société, et d'un autre côté, l'importance fondamentale donnée à l'autonomie des citoyens (Avritzer, 1999).

Dans l'antiquité puis dans le républicanisme moderne, cette liberté était conçue comme l'indépendance de l'individu face aux autres (personnes et État) et aux nécessités du monde. Ainsi, dans la modernité, le républicanisme s'opposait au monarchisme, à l'autoritarisme et au despotisme en défense de cette absence de domination. Cette liberté était pourtant un statut plutôt qu'un droit naturel tel que l'on le conçoit dans la démocratie (Urbinati, 2012).

Pour le républicanisme, la liberté constitue une forme d'autogouvernement de la communauté (Avritzer, 1999). Cependant, et contrairement à l'idée de la démocratie d'autogouvernement en tant que principe, il s'agit ici d'un moyen pour former les vertus et la bonne citoyenneté qui sont les bases pour le bon fonctionnement des institutions politiques (Urbinati, 2012). On y voit alors une contradiction importante entre souveraineté et institutionnalisation du pouvoir. Cette contradiction n'était pourtant pas nouvelle puisqu'elle était dèjà vivement critiquée au

80 XVIIIème siècle, par exemple, par Jean Jacques Rousseau51, défenseur de la souveraineté populaire, d'une démocratie directe et sans l'intermédiaire de représentants.

Dans le républicanisme, contrairement à la démocratie, les citoyens avaient un rôle d'inspection et de contrôle de l'État plutôt que d'auteurs des actions. Dans ce sens, l'idée de liberté en tant que "non domination" ne présentait pas de connexion avec l'idée démocratique d'intervention directe dans la politique. Cette dernière était d'ailleurs signalée par les républicains comme étant l'un des défauts de la démocratie (aux côtés de la démagogie et du populisme) : une interprétation de la liberté en tant qu'accomplissement de participation qui empêchait la production de décisions à la fois bonnes et sensées (Urbinati, 2012). Ainsi, les processus démocratiques étaient plutôt reconnus par l'opportunité qu'ils donnaient aux citoyens pour exprimer librement leurs opinions plutôt que par leurs résultats.

Néanmoins, la critique républicaine considérait la démocratie comme étant un régime excessif, régit par les règles des classes les plus basses : un bateau dirigé par des marins sans connaissances et qui navigue avec les vents de l'opinion publique (Urbinati, 2012, p. 608). Ainsi, pour le républicanisme, liberté ne voulais pas dire égalité politique ; elle avait plutôt un rapport avec la construction d'institutions politiques efficaces et soutenues par les citoyens, et auxquelles ils faisaient confiance (Urbinati, 2012, p. 609).

Nous soutenons les critiques faites par Nadia Urbinati concernant cette question d'égalité vis- à-vis du pouvoir politique : il s'agit d'une condition essentielle à la liberté. Pour l'auteure, une liberté assurée inclut non seulement les qualités des liens des normes légales mais aussi les processus d'opinion et de formation de volonté auxquels tous les citoyens peuvent participer avec les mêmes droits (Urbinati, 2012, p. 608). En opposition à cette liberté assurée, on aurait simplement une obéissance à des lois dont la création n'implique pas directement les citoyens. Aussi d'après la vision de Leonardo Avritzer (1999, p. 21), le républicanisme se montrait résistant à repenser et à adapter sa conception de participation face au processus de complexification progressive de la société et à l'émergence de la représentation. Le républicanisme n'acceptait pas l'idée que le processus de complexification progressive de la société impliquait de repenser la participation. Il n'a pas su non plus adapter sa conception de participation à l'émergence de la représentation.

Pour ces raisons et bien d'autres, la théorie démocratique du républicanisme fut cible de nombreuses critiques au début du XXème siècle. Max Weber, économiste et sociologue allemand, fut probablement le principal théoricien à avoir critiqué la conception de la souveraineté des deux siècles précédents, non seulement celle du républicanisme mais aussi celles de la théorie démocratique de Rousseau et de la tradition marxiste (Avritzer, 1999). Il affirmait qu'une gestion participative de l'économie n'était pas possible, d'où la nécessité d'avoir une forme d'administration bureautique où des professionnels spécialisés remplaçaient les fonctionnaires aristocratiques.

L'œuvre de M. Weber était, en effet, guidée par une recherche sur la rationalité52 et le processus de rationalisation de l'action pratique. Pour lui, l'Occident était marqué par un type particulier de rationalité ‒ la rationalité en finalité. Il voyait dans ce processus une cause

51 Une souveraineté qui repose sur le peuple, qui est l'exercice de la volonté générale, qui ne peut pas être

représentée ni aliénée. Les élus ne peuvent pas ainsi être des représentants du peuple ; ils ne sont que ses agents et ne peuvent pas prendre de décisions finales (Rousseau, 2012).

52En sociologie et en philosophie, la rationalité désigne la qualité de ce qui, dans l'ordre de la connaissance, ne

se comprend que par l'usage de la raison ou de l'intellect et de ce qui, dans l'ordre de la pratique, relève du raisonnable. (Cf. Christian Godin (2004), Dictionnaire de philosophie, Paris, Éd. Fayard, 1534 p.)

81 majeure du déploiement du capitalisme et, en conséquence, de l'industrialisation et de la bureaucratie. Ainsi, d'après lui, il existait une contradiction importante dans la pratique démocratique du XXème siècle, entre l'augmentation de la citoyenneté politique et sociale, et la croissante impossibilité de l'exercice de la souveraineté dans de telles conditions (Avritzer, 1999, p. 22).

Une deuxième critique à la pratique de la démocratie à la fin de la première moitié du XXème siècle émanait d'une nouvelle variante démocratique de l'entre-deux-guerres qui amena à la particularisation des intérêts dans les débats politiques et à la substitution de la rationalité53 par l'intérêt particulier (Avritzer, 1999, p. 23). Carl Schmitt fut l'un des premiers à comprendre l'impact de ce fait sur la démocratie en tant que pratique rationnelle : "Les partis [...] ne s'opposent pas pour débattre sur leurs opinions mais en tant que groupes de pouvoir économiques-sociaux qui calculent leurs intérêts mutuels et opportunités de pouvoir." (Schmitt, 1926, p. 6)

Une nouvelle théorie de la démocratie connue comme élitisme démocratique, émergea à partir de ces critiques, ayant Joseph Schumpeter comme son principal théoricien (Avritzer, 1999). Joseph Schumpeter transforma les problèmes cités ci-avant, qui étaient a priori perçus comme une impossibilité à la démocratie, en une nouvelle théorie démocratique. Selon cette théorie, et en s'appuyant sur les questions soulevées par Max Weber, la souveraineté en tant qu'exercice de la volonté générale était impossible, la démocratie étant une méthode politique et non une fin en soi (Schumpeter, 1942, p. 242).

Pour l'élitisme démocratique, la pratique de la démocratie devrait transformer la souveraineté populaire en processus pour la sélection et l'autorisation des gouvernants. Le rôle du peuple était ainsi de produire des gouvernements, c'est-à-dire de sélectionner, à l'intérieur des élites, le groupe qui lui semblait le plus capable de gouverner. Sous cet angle, la démocratie ne serait qu'un moyen pour que les élites s'alternent au pouvoir (Avritzer, 1999, p. 26).

Selon l'argument de Joseph Schumpeter, l'individu moderne, même dans sa position de consommateur, était incapable de formuler ses volontés sans être influencé par les mécanismes de publicité et de persuasion (Schumpeter, 1942, p. 280). Les élites politiques assureraient alors l'accès des personnes les mieux qualifiées aux postes de direction politique. Ainsi, le processus de sélection de l'élite serait libre de l'irrationalité typique de la société des masses.

Ce discours n'était pourtant pas nouveau. On le retrouve dans le XVIIIème siècle, par exemple, en faveur de gouvernements représentatifs, ainsi qu'aujourd'hui. D'après nous, c'est le même argument tenu par les gouvernements actuels afin que le citoyen ordinaire se sente inapte à devenir acteur politique. Par ailleurs, nous y voyons un parallèle possible entre l'élitisme démocratique et le développement du tourisme.

Une non participation au tourisme pourrait être observée à partir de cette théorie, selon laquelle le citoyen n'a pas la légitimité pour prendre de décisions en matière touristique. Cette responsabilité est alors attribuée aux personnes de l'élite (politique, financière et intellectuelle) qui se disent aptes pour choisir selon l'intérêt commun de la communauté mais qui, au final, prennent des décisions selon leurs intérêts particuliers.

53 Dans la sphère politique, la rationalité implique le rejet du souverain illégitime et, en conséquence, l'idée que

sa légitimité est liée à une autorisation à travers un processus public de formation de la volonté générale (Avritzer, 1999).

82 L'élitisme démocratique a été pourtant questionné dès la fin des années 1970. Selon Leonardo Avritzer (1999, p. 19), deux raisons principales expliquent ces questionnements. La première est le changement des formes de mobilisation des masses, de celles de l'entre-guerre vers celles de la troisième vague de démocratisation dans les pays d'Amérique du Sud et de l'Europe de l'Est, avec des formes d'actions collectives de nature démocratique (droits de l'homme en Argentine, mouvements communautaires au Brésil, etc.).

La deuxième est l'importance des formes publiques, en dehors de l'arène politique officielle, de responsabilité et de transparence dans ces nouvelles démocraties. Néanmoins, l'auteur souligne que ce débat a méprisé d'autres formes de participation démocratiques, telles que la théorie de la sphère publique que nous aborderons plus en détail dans le chapitre 3.

Quoi qu'il en soit, on peut considérer que ce débat démocratique participatif a gagné un nouveau souffle avec l'essor du concept de développement durable et la nécessité d'implication des habitants dans la prise de décision sur leur territoire pour toute affaire ‒ non seulement politique ‒ touchant leur cadre de vie.

3.2 Démocratie participative sous la perspective du développement durable